1.1 Lucid reverence, floating in your sacred skin

Il n'a jamais vu son visage après l'amour. Il se contente de rester allongé sur le dos, les mains souvent croisées derrière la nuque, face à l'immensité du ciel qui s'étend devait lui. Il a trop peur d'être, s'il tourne la tête, ébloui comme si les millions d'étoiles au-dessus d'eux se mettaient à exploser en même temps. Il attend toujours qu'elle finisse par se redresser pour enfiler ses vêtements, parce que le mouvement brise la magie de l'instant. Elle est toujours aussi belle, bien sûr, mais il a moins peur de tomber amoureux. Il connaît chaque partie de son corps, chaque grain de beauté, chaque imperfection, bien que ces dernières soient rares. Mais il n'a jamais vu son visage après l'amour.

Elle enfile la simple tunique de coton transparent qu'elle porte généralement sous ses robes. A la lumière du feu qu'ils ont allumé un peu plus tôt dans la soirée, il peut aisément voir ses seins pointer sous le tissu. Il ne cache pas son regard. De toute façon, elle est habituée. Au loin, la rumeur du Grand Marché d'Arkanis leur parvient plus ou moins faiblement. Des marchands sont venus des quatre coins de la galaxie pour exhiber leurs produits devant les riches familles ou le petit peuple. Depuis la veille, les rues sont submergées par l'odeur des petits pains sortant du four, de la viande grillée vendue aux échoppes et des épices merveilleuses et colorées qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Durant une semaine, les musiciens ambulants joueront des airs joyeux toute la nuit et les forains émerveilleront les enfants et leurs parents avec leurs tours de passe-passe. Profitant de l'euphorie générale, les deux jeunes gens en ont profité pour s'éclipser.

En temps normal, ils doivent user de mille subterfuges pour réussir à se voir. Ils ont dû acheter le silence de plusieurs serviteurs et compter sur la fidélité des autres, simplement pour laisser libre cours à leur plaisir charnel. Ce n'était qu'un jeu, au début. Une provocation d'adolescents. Montrer qu'ils étaient suffisamment malins pour transgresser les règles afin d'avoir ce qu'ils voulaient. Le temps a changé la partie en quelque chose de plus sérieux. Leurs rencontres sont désormais une échappatoire, une bouffée de liberté dans un monde régit par des protocoles trop strictes et des lois intransigeantes. L'héritière de l'une des plus grandes fortunes d'Arkanis et le descendant d'un grand nom de l'Empire. Raene Inkari et Armitage Hux. Ils deviendront ce que l'on attend d'eux, assureront la noblesse de leur lignée mais pour l'instant, juste le temps de quelques soirées, il faut qu'ils se consument l'un dans l'autre.

Raene se redresse un peu et jette une nouvelle buche dans le petit feu. Le bois crépite, crache, projette des centaines d'étincelles qui retombent en s'éteignant. L'odeur de fumée les enveloppe. Heureusement qu'il y a le Marché, ce sera toujours une excuse. Elle pourra toujours dire qu'elle s'est perdue, échappant à la vigilance de sa dame de compagnie. Hux n'a pas ce problème, il peut aller n'importe où tant qu'il ne remet pas en cause l'honneur de l'armée. À une dizaine de mètres d'eux, un petit groupe de jeunes passe avec un grand éclat de rire. L'un d'eux trébuche, manque de s'étaler sur le sol et une fille pouffe un peu trop fort. Ils ont trop bu, vont sans doute aller se dissimuler dans un coin pour aller fumer des herbes médicinales jusqu'au petit matin. Hux échange un regard avec Raene. Il méprise ce petit peuple sans ambition, cette plèbe vulgaire qui se noie dans l'alcool bon marché au moindre prétexte. Il a d'autres rêves. Des rêves de grandeur et de pouvoir.

Raene se lève et se saisit de sa robe. Le temps d'un instant, à la lumière du feu, alors que ses bras sont levés vers le ciel lorsqu'elle enfile le vêtement, Hux peut voir tout son corps à travers le tissu. Ses jambes élancées, la toison brune de son sexe, son ventre plat, sa poitrine ronde constellée de grains de beauté... Il a de nouveau envie d'y plonger le visage mais le tout est bientôt recouvert par une étoffe de satin bleue. Elle lui tend la main. Les bagues argentées qui entourent ses doigts brillent à la lueur des flammes.

— Viens, allons y faire un tour, déclare-t-elle en montrant les lumières de la fête d'un signe de tête.

— Tous les deux ? objecte Hux. Hors de question.

— Pourquoi ? Tu as peur qu'on pense que tu me fais la cour ? ricane Raene.

Le jeune homme la fusille du regard. En vérité, c'est exactement de cela dont il a peur. Il ne veut pas qu'on les imagine ensemble. Mais il ne la laissera pas penser qu'il puisse craindre quoi que ce soit. Il est de ceux qui instaurent la peur, pas qui la ressentent. Avec un grognement et beaucoup de mauvaise grâce, il finit lui aussi par se redresser. De toute façon, il faudra bien qu'il y aille un jour. C'est un événement incontournable d'Arkanis et l'occasion de laisser la plèbe jouir de la promiscuité avec les familles dirigeantes, dont il fait partie. Durant sept jours et sept nuits, les classes sont censées se mêler. Raene balance de lourdes pierres dans le feu pour l'étouffer alors qu'il se rhabille. Désormais, il n'est plus éclairé que par la lueur des étoiles et des deux lunes qui projettent une lueur argenté sur la prairie. Il passe une main dans ses cheveux pour les recoiffer et, avec un soupir, laisse la jeune femme le guider vers la ville.

Même si quelqu'un avait pris la peine de les chercher, personne n'aurait pu imaginer qu'ils s'étaient éclipsés. Hux doit serrer le bras de Raene pour ne pas la perdre au milieu de la foule tant celle-ci est dense. Les gens se bousculent devant les petits commerces disposés le long de la grand rue. Les marchands hurlent à qui veut bien l'entendre comme leurs produits sont les plus frais et les plus beaux et ce vacarme, associé à la musique et aux discussions, rend le tout absolument assourdissant. Les odeurs se superposent les unes aux autres, ici des épices, là des encens, un vendeur de fruits et de viande grillée, si bien que chaque pas les plonge dans une atmosphère différente. Sans faire attention à eux, la masse ballotte les deux jeunes gens en tous sens. Agrippée au bras de Hux, Raene semble absolument ravie de cet anonymat provisoire.

Elle l'entraîne soudain vers un petit étalage où un épais bonhomme à la peau olivâtre vante à la cantonade que ses bijoux sont les plus fins et les plus beaux de cette partie de la galaxie. La jeune femme se penche sur les dizaines de pendentifs et boucles d'oreilles exposés à la vue de tous et laisse ses doigts fins se promener sur les gravures d'un collier. Hux enfonce les mains dans ses poches pour bien lui faire comprendre qu'il n'a pas l'intention de débourser le moindre sou en son honneur. Le vendeur se courbe vers elle mais, avant qu'il n'ait le temps de dire quoique ce soit, Raene est déjà passée au présentoir suivant. Le marchand la fusille du regard. Hux étouffe un juron entre ses lèvres pincées. Tente de ne pas la perdre. Elle volette d'étal en étal, enroule des tissus autour de son corps, examine des objets avant de les reposer en vrac. Elle ne fait plus attention à rien maintenant, trop heureuse de goûter à la liberté. Hux ne bronche pas, il la suit docilement.

Elle parvient à le dérider au bout d'un moment, mais elle agit comme si elle n'avait fait aucun effort pour ça. Elle rit avec lui lorsqu'elle essaye de lui enfiler un chapeau un peu ridicule et qu'il se débat. Applaudit comme une enfant quand il se résigne à la laisser faire avec une moue. Elle veut acheter la coiffe mais il la pousse grossièrement vers le stand suivant avant qu'elle ne le couvre de ridicule. Elle finit par s'offrir un masque en nacre serti de pierres précieuses turquoises qui rappellent un peu la couleur de ses yeux. Lorsqu'elle le pose sur son nez pour lui montrer, il ne peut que sourire. S'il parlait, elle comprendrait combien il la trouve resplendissante en cet instant, et il refuse qu'elle puisse le croire en position de faiblesse. Au bout d'une heure dans la cohue et la poussière, qui commence à leur piquer la gorge, il consent à leur acheter des petits pains, un peu de viande grillée et un fruit rouge aux étranges reflets violets. Ils parviennent à trouver un endroit où s'asseoir, en haut des marches de l'Académie Impériale. S'ils levaient la tête, ils pourraient voir les fenêtres de l'amphithéâtre à l'intérieur duquel Hux passe la majorité de ses journées. Raene croque avec délice dans la viande et elle est secouée d'un petit rire lorsqu'un filet de sauce dégouline le long de son menton.

— Tu adores ça, hein ? demande Hux avec bienveillance. Le peuple, le bruit, la foule...

D'un geste, il montre le spectacle coloré et animé qui s'étend devant eux. Des enfants passent en courant, ils poursuivent un chien qui jappe joyeusement. Raene laisse un instant son regard se perdre dans ce mélange vif, bruyant et énervé. Ses yeux sont brièvement parcourus d'une lueur triste.

— Ça fait du bien, de sortir de notre tour d'ivoire. Vivre ce qu'il se passe réellement, déclare-t-elle.

— Parle pour toi, grogne Hux.

Elle a soudain l'air presque désolé. Comme si elle avait fait une gaffe. Le jeune homme se renfrogne. Bien que Brendol Hux, son père, soit l'un des membres les plus éminents de la ville et les plus puissants de la planète, il n'a pas droit à cette fameuse tour d'ivoire. En temps que fils illégitime, c'est déjà un miracle que son père le mette largement à l'abri du besoin et l'autorise à étudier à l'Académie Impériale. Le Général Sloane avait dû jouer de tout son sens de persuasion pour qu'Armitage puisse prétendre porter publiquement le nom de Hux. Il aurait adoré vivre la vie de Raene, pleine de pouvoir et de richesses sans avoir à se battre pour les légitimer. C'est entre autre pour cela qu'il déteste toute cette foule vulgaire. Il pourrait aisément être l'un d'eux.

Pendant qu'ils mangent leur viande et les petits pains, ils regardent un joueur lancer et rattraper des poids et des lames. Un petit attroupement de badauds s'est formé autour de lui et pousse des cris ravis lorsque l'un de ses quatre bras manque de faillir. On applaudit, lui lance quelques pièces pour qu'il puisse s'acheter à boire et à manger plus tard. L'ambiance s'électrifie. Bientôt, ce sera la grande parade nocturne. Des dresseurs et cavaliers des tréfonds de la galaxie viendront montrer aux petits et grands des bêtes splendides, exécutant des tours ou parées de mille dorures. Tout le monde attend ce moment avec impatience, les plus pressés guettent déjà l'arrivée des animaux. On se presse pour être au plus prêt du centre de l'esplanade. Tous les ans, il y a des blessés, des gens trop curieux ou trop stupides qui s'approchent un peu trop prêt.

— Tu veux voir les animaux, je suppose ? soupire Hux avec résignation.

Raene lui décroche un immense sourire, ravie. Il se redresse, essuie soigneusement son pantalon et attend patiemment que son amie se redresse. S'ils se perdent suffisamment dans la masse, personne ne fera attention à eux et ne les reconnaîtra. Le trop plein d'individus tue l'individualité. Ils recommencent à slalomer entre les gens, évitent les chocs et les bousculades et finissent par trouver une place correcte où ils pourront profiter du spectacle. Presque au premier rang. Une lourde rumeur secoue la foule ; ils arrivent. Raene donne un coup de coude dans les côtes de Hux qui le lui rend bien. Elle secoue la tête.

— Par là, idiot !

Il regarde la direction qu'elle pointe du doigt. Ils sont tous là. Tous les hauts dignitaires d'Arkanis, rassemblés en un petit groupe dédaigneux. L'élite de la planète. L'Ambassadeur, les membres du Consul, Sénateurs, Gradés Impériaux... Hux remarque son père, flanqué de Rae Sloane et d'un autre général qu'il ne connaît pas. Le Commandant Hux promène autour de lui un regard hautain. Il est de ses obligations de se montrer et de se mêler à la populace mais il est aisé de deviner qu'il voit ça comme un sacrifice de son temps si précieux. Lorsqu'il voit son fils, il marque un temps d'arrêt et fait finalement mine de le pas l'avoir reconnu. Mais dans ses yeux se lit une recommandation cuisante. Ne me fais pas honte. Hux baisse la tête, honteux face à cette digne ascendance. Il a l'impression qu'on l'a pris la main dans le sac, en train de faire une bêtise. Il s'écarte imperceptiblement de Raene. Il ne veut pas que son père ou Sloane se fassent des idées.

Les animaux arrivent sous une pluie d'applaudissements et d'exclamations enthousiastes. Il y a toutes sortes de créatures, toutes plus belles ou impressionnantes les unes que les autres. Kybuks, dewbacks, rontos... Les forains se sont vraiment surpassés. Les bêtes les plus petites, impossibles à monter, prouvent leur dressage impeccable de manière spectaculaire. On se presse, se pousse, pour être le plus près possible, ne pas manquer une miette du spectacle. Une puissante vague humaine roule vers le défilé. Hux doit jouer férocement des coudes pour qu'on ne le balance pas sous les pieds d'un fambaa. L'immense créature écailleuse le regarde d'un air mécontent et le jeune homme donne un féroce coup de pied au gamin qui l'a bousculé. On continue de forcer, pourtant. Il veut attraper Raene pour qu'elle ne se fasse pas emporter par la foule. Sa main se referme sur le vide.

Dans l'agitation, quelqu'un la pousse en avant sans ménagement. Elle échappe un petit cri de surprise. Trébuche, vacille et doit faire quelques pas en avant pour retrouver l'équilibre. Juste sur la trajectoire d'un Varactyl. L'immense reptile volant, surpris, pousse un cri perçant. Il se dresse sur ses pattes arrières, prêt à réduire son ennemi en charpie. Une exclamation terrifiée secoue la foule. Le temps semble se découper en de trop longues secondes. Les yeux de Raene s'agrandissent de terreur face à l'animal monstrueux qui la menace. Le sang de Hux ne fait qu'un tour. Il bondit, entoure Raene de ses bras et les projette hors de la route du Varactyl. Ils tombent, roulent sur le sol par la puissance du choc. Et plus rien ne bouge. Il n'y a presque plus un bruit. La cohue est en suspend. Hux n'ose pas ouvrir les yeux. Il sait que s'il le fait, il verra Raene complètement mutilée dans ses bras. Il retarde le moment. Elle se serre contre lui, comme s'il était une bouée de sauvetage. Elle tremble. Finalement, un murmure secoue l'assemblée. On est soulagé. La musique reprend. Hux se redresse un peu. Raene est indemne, bien que terrifiée. Elle remercie le jeune homme dans un souffle presque silencieux. Écarquille les yeux en regardant derrière son épaule. Il se retourne.

Il a l'impression qu'il va défaillir. Sous le coup de l'adrénaline, il n'a pas regardé où ils tombaient. Le Commandant Hux et les deux généraux qui l'encadrent les regardent fixement. Il ne sait pas s'il l'imagine, mais Hux a l'impression que Sloane a un petit sourire au coin des lèvres. Il voudrait dire quelque chose, s'excuser, mais aucun mot ne parvient à franchir ses lèvres.

— Bien joué, soldat, finit par déclarer simplement Brendol Hux avant de se détourner.

Sans un mot de plus, sans un geste permettant d'indiquer qu'il vient de s'adresser à son propre fils, il suit le cortège des dignitaires accompagnant la procession qui a repris sa marche. Sloane adresse un léger clin d'œil à son élève avant de le suivre. Hux se relève prestement, époussette sa tunique et se met au garde à vous. Trop tard. Ils sont déjà partis. Il a envie de crier. Encore une occasion ratée. Il aurait tant aimer enfin prouver à son père qu'il a toutes les qualités d'un leader. Raene se redresse, les jambes encore chancelantes.

— Je suis vraiment désolée, souffle-t-elle.

Il l'arrête d'un geste de la main. Il n'a pas besoin de ses excuses et de ses justifications. Il jette un dernier regard au petit groupe de son père et fend la foule dans la direction opposée. Il ne laisse personne lui barrer le passage. Raene n'a pas le temps de le retenir qu'il a déjà disparu.