Naoya sentit les pensées négatives qui émanaient des rues alentour avant même de voir qui que ce soit. Il en avait l'habitude, après tous les gens dangereux que son frère et lui avaient dû fuir, presque en continu, pendant des mois, mais ces impressions de périls l'angoissaient toujours aussi fort. D'autant plus que là, elles se dirigeaient vers un secteur où le jeune homme savait que se trouvaient son frère et ses deux enfants. Naoto était fort et puissant grâce à sa télékinésie, bien plus que lui, Naoya, ne pourrait jamais l'être, mais son cœur s'emballa quand même d'anxiété. Il n'eut pas besoin de réfléchir pour que ses pieds le portent immédiatement vers la zone de danger.

« Grand frère ! s'exclama-t-il en tournant dans les ruelles sans même avoir besoin de savoir où il allait. Grand frère ! »

Au bout d'à peine trois minutes, il émergea dans une impasse où il trouva son aîné campé fermement devant ses deux fils, qui se tenaient l'un à l'autre, effrayés par les hommes inconnus qui se tenaient à quelques pas d'eux. Naoya capta immédiatement leurs pensées. Les enfants. Les enfants qui sont nés avec des pouvoirs doivent être contrôlés et conditionnés dès leur plus jeune âge. C'est comme ça qu'ils deviendront des armes surpuissantes et disciplinées qui nous permettront d'imposer nos décisions au pays. Ils savaient donc que Raiu, le plus grand, avait hérité des pouvoirs de télékinésie de son père. Mais comment ?

Naoya n'eut pas le temps de réfléchir davantage à cette question. D'un mouvement de bras qui les étonna tous, l'un des deux hommes généra une onde de choc qui projeta Naoto jusqu'à un des murs de l'impasse. Les deux enfants hurlèrent de terreur et, ne se fiant qu'à ses instincts d'oncle protecteur, Naoya se précipita dans leur direction.

« Raiu ! Hibiki ! s'écria-t-il en s'interposant entre eux et le second agresseur.

-Écarte-toi ! lui intima ce dernier. Tu ne peux rien faire contre nous !

-Si, je peux vous empêcher de faire du mal à mes neveux ! »

Évidemment, le jeune homme était le premier à savoir qu'il n'avait aucune chance contre ces hommes. Mais ça ne l'avait jamais empêché d'essayer d'aider ceux qui avaient besoin de son aide et à plus forte raison des membres de sa famille. Il recula donc pour prendre les deux petits garçons dans ses bras et les serrer contre lui. Après quoi, il recula vers le fond de la ruelle, mais l'homme qui s'était adressé à lui s'avança calmement dans sa direction et lui saisit le bras. Naoya capta ses pensées mais ça ne lui fut d'aucune utilité : d'un geste sec, mû par une force surpuissante, son agresseur le lui brisa.

Naoya hurla de douleur et lâcha Raiu, qui se trouvait de ce côté, mais avant que l'inconnu ait pu s'emparer de l'enfant, un cri de rage retentit de l'autre côté de l'impasse. Naoto n'était pas resté inconscient très longtemps et sa fureur avait maintenant atteint son paroxysme. Non seulement on avait essayé d'enlever son enfant, mais on blessait en plus son petit frère. Il ne pouvait tolérer cela et une vague de colère surpuissante jaillit de lui. Elle entra en collision avec l'onde de choc que l'un des agresseurs généra pour répliquer et, pendant un instant, les deux forces s'affrontèrent sans qu'aucune ne prenne réellement l'ascendant. Puis, celle de Naoto s'amplifia et balaya tout ce qui se trouvait devant elle sur plusieurs mètres. Les deux agresseurs volèrent en arrière mais, avant que l'aîné des frères Kirihara n'ait le temps de leur régler définitivement leur compte, un portail s'ouvrit derrière eux et ils disparurent.

Pendant une seconde, Naoya resta debout, son autre neveu pelotonné sous son bras valide, comme s'il lui restait encore des forces après cette terrible confrontation. Mais, bientôt, il se sentit vaciller et tomba lourdement au sol, la nuque emperlée de sueur à cause de la douleur. Il avait l'impression que son bras allait se détacher et, pire que tout, il aurait été bien content qu'il se détache, tellement la souffrance lui aurait paru moins atroce que celle qu'il ressentait en ce moment. Il ne s'était jamais cassé quoi que ce soit. C'était plutôt difficile quand vous aviez un frère qui pouvait ralentir la chute de tout ce qu'il voulait.

« Naoya ! s'écria justement le frère en question en accourant vers eux. Raiu, Hibiki ! Est-ce que ça va ? »

Les deux enfants se jetèrent contre lui en pleurant et Naoto les entoura de l'un de ses bras avant de tendre l'autre pour toucher le dos de son frère.

« Naoya… Naoya, tu peux te mettre debout ? Tu peux marcher ? Je t'emmène à l'hôpital.

-Oui, je crois que ça va… »

Le jeune homme entreprit de se redresser en tremblant et s'accrocha de son bras valide à celui de son frère. Prévenant, Naoto ôta son manteau pour le poser sur ses épaules et l'aida à rentrer chez eux, ses deux fils cramponnés à son autre main.

« Grand frère… Je suis désolé…, murmura le blessé en essayant de retenir ses larmes de douleur. Je n'aurais pas été capable de protéger Raiu et Hibiki si tu n'avais pas…

-Naoya, arrête de penser comme ça, le coupa Naoto. Tu as essayé de sauver mes enfants. Comme tu as essayé de sauver Tomomi à l'époque. Je sais que tu penses être inutile parce que tu ne peux pas rivaliser de force physique avec les gens, maos tu as tenté de protéger tes neveux. Et c'est cette intervention qui m'a permis de me reprendre. Sans ça, ces hommes auraient enlevé Raiu. »

C'était peut-être vrai, en fin de compte… Presque inconsciemment, Naoya resserra sa main sur la chemise de son frère à laquelle il s'agrippait. Il sentait ses pensées tourmentées, autant motivées par la peur qu'il avait encore de se voir arracher ses enfants que par l'angoisse que lui inspiraient ces nouveaux ennemis. Mais il y avait aussi, dans la tête de Naoto, beaucoup d'émotion. Il était fier de lui. Fier du courage dont il avait fait preuve pour sauver ses neveux.

« D'accord…, murmura donc Naoya en s'appuyant un peu plus contre lui lorsqu'ils arrivèrent devant chez eux et que Naoto poussa ses enfants dans les bras de leur mère.

« Allez, je t'emmène à l'hôpital, maintenant, conclut le frère aîné. Je sais que tu n'aimes pas ça, mais je ne pourrai pas soigner ton bras tout seul. »

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Ce n'était pas tant les mains des médecins sur Naoya qui étaient difficiles à supporter. Là, au moins, il n'y avait qu'un seul esprit à la fois qui pénétrait dans le sien, même si les pensées pouvaient être déprimantes ou malsaines. Mais là, tandis qu'ils attendaient tous les deux dans le couloir de l'hôpital, les mauvaises ondes des patients et des soignants ne cessaient de l'assaillir. Il y avait de l'urgence, du stress, de la douleur, de l'incertitude, de la peur… C'était clairement peu souvent des pensées joyeuses ou pleines d'espoir, qui circulaient dans le couloir des urgences.

« Ce sera bientôt notre tour, murmura Naoto en posant une main réconfortante dans son dos.

-Oui…, souffla le blessé en essayant de bloquer comme il pouvait les flots de sentiments négatifs.

-Je sais que ça sera difficile aussi, mais…

-Du moment que je m'écarte un peu de tous ces gens, ça ira mieux… »

Naoto acquiesça en silence et garda sa main dans son dos pour le soutenir. Au bout d'une vingtaine de minutes de plus à attendre, un médecin vint les chercher pour les amener dans une pièce claire dotée d'un bureau et de deux chaises.

« Bien, de quoi souffrez-vous ? demanda laconiquement le praticien. »

Par habitude, l'aîné des frères Kirihara faillit répondre à la place de son frère, mais il se retint en voyant Naoya rassembler son courage pour parler.

« Mon bras… Quelqu'un me l'a retourné violemment et je crois qu'il est cassé…

-Cassé ? À mains nues ? Voyons voir ça. »

Le docteur se leva et s'approcha du jeune homme, qui se tendit d'instinct et se rapprocha de Naoto.

« Ça va aller, lui murmura son frère en posant sa main sur son épaule. »

Naoya s'accrocha à cette présence fraternelle et rassurante et serra les dents quand le praticien prit doucement son membre cassé pour l'examiner. En plus de la douleur qui lui fit pousser un glapissement, des pensées pas très agréables s'insinuèrent dans sa tête. Il les bloquait moins bien que d'habitude à cause de la souffrance et les sentiments de dégoût de l'homme à l'égard de sa femme et de ses relations extraconjugales lui entrainaient des frissons désagréables dans l'épiderme. Heureusement, l'examen de son bras ne dura pas longtemps.

« Oui, il est bien cassé, confirma le docteur pendant que Naoto se rapprochait de son frère pour le faire se lever et, par la même occasion, le rapprocher de lui pour le réconforter. Vous pouvez passer en radiographie. Ensuite, une infirmière vous mettre une attelle.

-Très bien. Merci beaucoup. »

L'aîné des frères Kirihara glissa sa main dans le dos du cadet et l'entraina vers la sortie. La salle de radiographie était elle aussi bondée et ils durent attendre un long moment avant que la place se libère. En entrant dans la salle, Naoto se fit la réflexion qu'il était grand temps que quelqu'un donne un anesthésiant et des antidouleurs à son frère, parce que Naoya était de plus en plus blanc. Il n'aurait même pas été surpris de voir des larmes se mettre à couler sur ses joues.

« C'est bientôt fini, chuchota-t-il en lui effleurant les cheveux.

-Oui… Je sais, répondit Naoya en s'efforçant de rester digne, avant d'emboîter le pas à l'infirmière qui lui faisait signe de la rejoindre. »

Naoto en fut réduit à devoir s'assoir sur une chaise en plastique et d'attendre que les soins soient finis. Il observa son frère passer à la radio, fut soulagé de constater que son bras n'était pas aussi gravement blessé qu'il le redoutait, mais se leva brusquement quand l'infirmière lui fit une piqûre pour l'anesthésier. En effet, Naoya devint pratiquement translucide et son frère devina instantanément qu'il allait tourner de l'œil. Pas seulement à cause de son teint, mais parce qu'il avait été habitué à anticiper ses malaises depuis si longtemps qu'il savait quand une faiblesse allait le prendre. Alors, il se précipita vers lui et le saisit par la taille pour l'empêcher de tomber sur le carrelage.

« Oh, je suis navrée, s'excusa l'infirmière, la seringue en l'air. J'y suis peut-être allée un peu fort…

-Je crois que la douleur est tout simplement devenue impossible à supporter, suggéra Naoto en aidant son frère à s'assoir par terre.

-Je vais lui chercher un verre d'eau.

-Non… Ce n'est pas la peine, l'arrêta la voix faiblarde du blessé. Je vais bien…

-Vous êtes sûr ?

-Oui…

-D'accord… Restez allongé le temps que l'anesthésiant agisse. Je vais préparer de quoi vous immobiliser le bras. »

Les deux frères acquiescèrent et, dès qu'elle eut tourné le dos, l'aîné se pencha vers son cadet.

« Ça va ? s'inquiéta-t-il.

-Oui… Ne t'inquiète pas, chuchota Naoya en se serrant presque inconsciemment contre lui pour se réconforter.

-Tu as vu… quelque chose ?

-Oui… Ou plutôt, non, et c'est bien le problème. Cette fille ne ressent aucune empathie. Pour quoi que ce soit. Juste un grand vide froid et indifférent… »

Épuisé par les derniers évènements, le jeune homme ferma les yeux, se sachant totalement en sécurité dans les bras de son frère. Au bout d'un moment, la douleur s'atténua puis disparut complètement.

« Grand frère, je me sens vraiment fatigué…, soupira-t-il en perdant son regard brun vers les lumières artificielles du plafond.

-Je sais… C'est le contrecoup des évènements. Encore un peu de courage et je te ramènerai à la maison. »

Doucement, Naoto aida son frère à se relever et ne put s'empêcher d'accuser un mouvement de recul quand l'infirmière revint vers eux. Il n'avait pas pu faire grand-chose avec le médecin, puisqu'il n'était pas sûr de si oui ou non il avait des pensées dangereuses, ça ne l'enchantait pas de jeter une nouvelle fois son frère dans les bras de cette femme. Ses mains qui se posèrent sur ses épaules et le tirent contre lui en étaient un indice assez flagrant.

« Grand frère, tout va bien, le rassura doucement Naoya en se tortillant pour s'extraire de son étreinte. Tu l'as dit toi-même. C'est bientôt fini. »

Interpelé, Naoto finit par hocher la tête. Un léger sourire passa sur ses lèvres. C'était tellement étrange, quand on y pensait… C'était Naoya qui souffrait et, pourtant, c'était quand même à lui d'être consolé. Il insista quand même pour le soutenir pendant que l'infirmière, visiblement interloquée par leur échange, lui faisait son attelle. Il valait mieux qu'il soit là pour lui diffuser des pensées douces et aimantes et compenser la froideur de cette femme. Mais elle n'en demeurait pas moins une bonne infirmière et elle acheva rapidement de soigner son frère.

« Merci beaucoup, lui dit Naoto en abrégeant les adieux, parce qu'il devenait de plus en plus urgent de mettre Naoya au lit.

-Mais de rien. Tout le plaisir était pour moi. »

Les deux frères rejoignirent le comptoir d'entrée, payèrent les soins et s'en retournèrent vers le parking.

« Allez, encore un détour par la pharmacie et tu pourras te reposer, l'encouragea Naoto en ouvrant la portière à son frère, en inclinant le dossier du siège pour qu'il soit mieux installé et en lui mettant son manteau sur les épaules.

-Oui… Merci, grand frère…

-Ne me remercie pas. C'est tout naturel. »

Naoto fit aussi vite que possible pour acheter les antidouleurs et revenir à la voiture, mais son frère était tellement épuisé que ces quelques minutes avaient suffi pour l'endormir. Naoto sourit en se glissant sur son siège et en posant la poche de médicaments sur le tableau de bord. Son frère avait beau approcher de la trentaine, il ressemblait toujours à un enfant quand il dormait. Et il avait toujours l'air tellement plus paisible, loin des tracas du monde…

Le frère aîné conduisit le plus calmement possible pour ne pas le réveiller et, une fois arrivé devant chez eux, il n'eut pas la force de le secouer. Alors, il se pencha par la portière ouverte, passa un de ses bras autour de ses épaules et l'autre sous ses jambes, le souleva et effectua un prudent demi-tour sans le cogner à la voiture.

« Papa ! Papa ! Comment va-t-il ? lui demandèrent ses enfants avec angoisse quand il pénétra à l'intérieur de la maison.

-Il va aller bien, maintenant, les rassura Naoto avec un sourire en essayant de ne pas trébucher. Mais ne faites pas trop de bruit. Il a besoin de se reposer. »

Il se dirigea vers la chambre de son frère au rez-de-chaussée et l'allongea doucement dans son lit. Il essaya d'ôter son manteau dans lequel Naoya s'était empêtré, mais le jeune homme le serrait tellement fort dans ses bras, comme une peluche, qu'il n'y parvint pas. Alors, il se contenta de sourire, de remonter la couverture sur lui en état et d'effleurer ses cheveux d'une caresse.

« Repose-toi bien, Naoya. Tu es en sécurité, maintenant. »