Une Fleur dans la Brume
- Bonjour Kirua !
- Salut, Gon !
- Désolé, je suis en retard cette année…
Le jeune homme aux cheveux noir de jais s'inclina légèrement en guise d'excuses, un petit sourire triste à peine esquissé sur sa mine contrite. Kirua observa un instant son geste avec des yeux tendres, avant de se reprendre et de feindre l'indifférence.
- Bah, c'est pas grave, lança-t-il avec nonchalance. J'avais oublié de toute façon.
C'était faux, bien entendu. Le garçon n'avait pas oublié. Il avait attendu ce moment toute l'année c'était d'ailleurs l'un de ceux qu'il chérissait le plus, désormais, exception faite du temps passé avec Aruka.
- Il faut dire que j'avais oublié à quel point les portes du domaine étaient dures à passer, tout seul, ajouta Gon en se grattant l'arrière du crâne, embarrassé. Si j'avais encore mon Nen, ça aurait été plus simple, mais là… ça m'a pris plus de temps que prévu. Et je n'en ai ouvert que deux en plus… je ne suis pas prêt de battre ton record. C'était bien cinq, non ?
- Oui, c'était bien cinq !
Un léger silence plana pendant quelques secondes.
- Ce n'est pas grave, se reprit finalement Gon, une expression déterminée se substituant à la moue boudeuse qu'il affichait un instant auparavant. Je vais revenir pousser ces portes chaque année, je m'entraînerai, et je finirai par te battre, tu verras !
Le jeune Zoldyck laissa échapper un petit rire face à l'attitude si… Gon, de son ami. Bien sûr qu'il le dépasserait, cela ne faisait aucun doute. Ce n'était pas comme si Kirua pouvait encore se mesurer à lui, après tout. Il n'aurait plus la possibilité de battre son propre record. Ni celui de Gon, par conséquent. Cette victoire serait la dernière que le jeune Freecss prendrait sur l'ex-assassin. Le noiraud semblait d'ailleurs en proie à une réflexion similaire, puisqu'il avoua dans un murmure à peine audible :
- Même si je ne suis pas particulièrement pressé. Ce serait la fin de nos jeux.
En effet, ce serait la fin de leurs jeux, songea tristement Kirua. D'aucun aurait pu croire que ceux-ci avaient pris fin depuis longtemps déjà, emportés par l'implacable et insidieuse force d'annihilation du temps, qui n'épargne ni le monde, ni les hommes, et moins encore l'éphémère fleur de l'insouciance enfantine, ses rires, ses espoirs, ses chamailleries futiles, qu'elle effeuille subtilement, patiemment et méthodiquement, pétale par pétale, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la tige épineuse de la maturité, consciente et esclave de la cruelle velléité de la vie. Néanmoins, cette fleur, chez les deux garçons, ne s'était pas encore tout à fait fanée. Elle luttait pour garder ce qu'il lui restait de sa corolle, fine couche diaphane et tremblante, qui menaçait à chaque instant de s'effondrer. Des défis, lancés quelques années plus tôt, qui n'avaient pas encore été relevés des discussions ingénues, rejouées encore et encore, dans l'espoir fou de faire revivre, ne serait-ce qu'un peu, une époque désormais révolue. Telles étaient les seules choses encore capables de faire perdurer cette amitié candide, forgée au cœur de l'enfance. Mais ils n'étaient plus des enfants. Ces défis vestiges d'un autre temps seraient bientôt tous relevés, et leurs discussions naïves, sans matière pour se renouveler, finiraient par s'épuiser. Après tout, les mots se fanent aussi. Alors, en effet, ce serait la fin de leurs jeux, et il faudrait affronter la réalité.
Un chagrin mélancolique s'empara des traits de Gon, dont la gorge nouée l'empêcha de prononcer la moindre parole durant plusieurs minutes.
Un Silence pesant s'installa.
La tête baissée et les yeux plongés dans le vide, Gon ne regardait pas Kirua. Ce dernier observait son camarade avec l'air triste et impuissant de ceux qui ne peuvent rien dire ni rien faire pour consoler un ami. Il aurait voulu le rassurer, lui dire que tout irait bien, qu'il continuerait à avancer, comme il avait toujours su si bien le faire, avec ou sans lui. Sans lui, cette fois. Mais à quoi bon ? Gon resterait sourd à ses paroles réconfortantes.
La peine du Zoldyck s'allégea cependant quelque peu, lorsque son ancien compagnon de route redressa la tête et força ses traits crispés à dessiner un petit sourire, sincère néanmoins, en lançant d'une voix agitée d'un tremblement à peine perceptible :
- Mais ce n'est rien, ça va aller pour moi. Et toi tu es avec Aruka, tu n'es pas seul. Et vous ne risquez plus rien maintenant.
La voix du garçon avait pourtant perdu son assurance habituelle et trahissait une pointe d'incertitude, comme s'il cherchait à se convaincre lui-même à travers son propre discours.
Kirua, de son côté, tourna la tête vers Aruka, restée silencieuse et en retrait depuis le début de la conversation entre les deux compères. Ils échangèrent un regard doux et complice, avant que le jeune hunter aux cheveux blancs ne reporte son attention sur Gon.
- Oui, ne t'inquiète pas. Aruka et moi, on veille l'un sur l'autre. Rien ne peut plus nous atteindre ici.
En effet, rien ne pouvait plus les atteindre là-bas. La brume enveloppait tout, frontière opaque et infranchissable, que seuls des images voilées et des échos lointains du monde de l'en deçà parvenaient à pénétrer. Le visage de Gon émergeait à peine de ces vapeurs grisâtres, image vacillante, comme prête à s'évanouir à la moindre brise. Kirua s'estimait chanceux néanmoins il était conscient que, de l'autre côté, cette frontière était plus impénétrable encore. Invisible et intangible, elle s'attachait à camoufler jusqu'à sa propre existence, comme celle de tous ceux qui l'avaient un jour franchie.
Ainsi se présentait la mort, lisière à la fois ténue, inflexible et éternelle, qui séparait depuis toujours – et continuerait à séparer – le monde des vivants de celui des défunts. Si elle tolérait que quelques bribes de sons et d'images en provenance du monde matériel franchissent son brouillard pour atteindre l'au-delà, elle n'acceptait pas qu'il en soit de même en chemin inverse elle gardait jalousement ces âmes errantes en son sein et ne permettait ni à leur voix, ni à une quelconque esquisse de présence physique ou spirituelle de traverser la barrière et de titiller les sens des êtres incarnés. Ainsi Kirua pouvait voir et entendre Gon. Ainsi Gon ne pouvait ni voir, ni entendre Kirua. Ainsi Gon lui parlait tout de même, dans l'espoir fou que son ami était là, peut-être, à l'écouter, à lui répondre. Ainsi Kirua répondait en effet, tout en sachant que ses mots ne parviendraient jamais à l'oreille de son compagnon. Ainsi se jouait depuis quelques années le triste spectacle de leur amitié endeuillée, dans une tentative désespérée de faire perdurer, même à travers la mort, ce lien si spécial qui les unissait autrefois. L'un devant le rideau, l'autre derrière. L'un s'adressant à une tombe, l'autre répondant à la brume. Ainsi se livraient-ils à ce bien sinistre jeu, chaque année, à l'anniversaire de la mort du jeune Zoldyck.
Le jeu. Ce concept pouvait, à lui seul, résumer presque toute leur relation - il en constituait en tout cas l'essence. C'est du jeu qu'était née leur amitié, c'est à travers le jeu qu'elle s'était construite, développée, renforcée. L'ironie du sort voulût que ce soit également par le jeu qu'elle prît fin. C'est en effet une simple carte à jouer qui scella son destin. Un as de cœur, tâchée du sang de Kirua et de sa jeune sœur, sous les yeux de leur frère Irumi, dans l'unique but de le provoquer. Le provoquer pour l'affronter. Le provoquer pour jouer avec lui, en somme. Hisoka, ce soir-là, s'était débarrassé de trois de ses poupées.
Kirua jeta un œil à son grand frère, assis en tailleur à côté de sa propre pierre tombale, à quelques mètres de là, les observant de son regard vide. Le cadet se détourna avec froideur et mépris. Si la mort n'avait fait que renforcer l'amour qu'il portait à sa sœur, elle n'était pas parvenue à le rapprocher de son aîné. Il ne lui pardonnerait jamais ses nombreuses tentatives de nuire à Aruka, sur lesquelles il avait concentré la majeure partie de son temps et de son énergie les dernières années de sa vie. C'était d'ailleurs cette obstination avide qui avait rendu ses faits et gestes si prévisibles et qui avait par conséquent facilité la tâche à Hisoka. Aruka et lui n'avaient été que des dommages collatéraux, victimes de la collision entre l'ambition malsaine d'Irumi et la fascination mortelle du magicien. Cela non plus, il ne le lui pardonnerait pas. Sans doute s'éviteraient-ils et se regarderaient-ils en coin, comme à demi, pour le reste de leur éternité.
Kirua reporta son attention sur Gon. Celui-ci avait cessé de parler et semblait se recueillir, yeux clos, à genoux devant la tombe de son compagnon. Il n'avait pas dit grand-chose, cette année. Leurs simulacres de discussions s'amenuisaient au fil des visites, perdant peu à peu en intérêt et en intensité. Comme le Zoldyck le craignait, les mots se fanaient, et le silence prenait racine. Arriverait un jour où Gon n'aurait plus rien à dire, où le jeu prendrait définitivement fin. Quand ce serait le cas, viendrait-il encore le voir ? Kirua l'espérait. Il espérait qu'à défaut de lui parler, il continuerait à venir méditer sur son lit de pierre, ravivant silencieusement, en esprit, les réminiscences de leurs aventures passées, comme il avait l'air de le faire en ce moment. Car, si les mots s'épuisent, les souvenirs, eux, restent, se revivent et s'alimentent. Kirua espérait donc l'avenir lui dirait s'il avait eu raison. Si ce qu'il restait de la fleur si délicate, mais si précieuse - tellement précieuse - de leur amitié survivrait aux assauts du temps, et aux bras glacés de la brume.
Le jeune défunt s'assit aux côtés de son ami, souhaitant profiter, tant qu'il le pouvait, de la présence de celui qui l'avait éveillé à la vie, et le gardait vivant dans la mort – Gon.
