Disclaimer : L'univers du Seigneur des Anneaux et ce cher Khamûl appartiennent à J.R.R. Tolkien.


Tel fut le rêve de Khamûl


Et le sang dégouttait, tiède, le sang humain,

Tiède, avec un bruit lourd de pleurs sur le chemin,

Lourd et stupéfiant, dans l'infâme nuitée
D'une exécrable odeur laiteuse et fermentée
Mes narines...
Tel fut mon rêve...
J'ai crié. —
Et je ne me suis pas encore réveillé.

Le monstre, Verlaine


Il avait accepté l'anneau que lui offrait Annatar et il avait vu Annatar dévoiler un rictus carnassier, découvrant de longues canines acérées ; puis il avait cligné des paupières et la face d'Annatar était redevenue noble et aimable. Il pensait avoir rêvé parce que son château était magnifique, le temps chaud et clair et qu'une foule exaltée se pressait autour d'eux. La salle de bal était décorée de délicates tapisseries de chasse, garnie de chaises aux coussins pourpres, aux filaments dorés et sur le mur brillait comme une étoile le blason de sa famille. Plus étincelant que n'importe quel joyau, le présent d'Annatar reposait au creux de sa paume ; c'était un bel anneau, forgé avec grâce, un anneau d'argent pâle, qui, malgré la splendeur de son métal, ne diffusait qu'une lumière froide et stérile.

Comme l'avait promis son bienfaiteur, le bijou lui offrit un pouvoir exaltant, une renommée dépassant ce qu'il aurait pu espérer. Il était roi et le domaine dont il avait hérité de sa lignée était vaste et prospère, mais avec le pouvoir du cadeau d'Annatar, il s'étendit jusqu'à de nouveaux confins. Il usa de l'anneau encore et encore, soumettant ses ennemis et accumulant les richesses dans sa forteresse de pierre grise. Il se sentait presque à la hauteur des dieux lorsque ses interlocuteurs s'inclinaient de crainte devant lui, lorsque, d'un mouvement du poignet, il réduisait ses détracteurs au silence et au malheur.

Il ne sentit pas le poison de l'anneau qui se déversait dans ses yeux, sa bouche, et se frayait un chemin jusqu'à son cœur ; il ne percevait que les monticules d'or, les vastes forêts, les terres fertiles et les villes prospères qu'il soumettait à son emprise ; il ne sentait que cette puissance ensorcelante qui grandissait en lui ; il ne voyait que l'immense horizon qui s'offrait à lui.

Oui, pendant un temps, tout avait été parfaitement bien.

Puis, il s'était enfoncé. La réalité s'était mise à glisser sur lui comme de l'eau, le temps avait ralenti pour s'écouler lentement, très lentement ; il se mit à ressentir chaque jour comme une seconde, chaque semaine se para pour lui de la futilité des battements d'ailes d'un papillon. Il regardait les silhouettes de ses semblables évoluer derrière un rideau de rêve, incapable de les comprendre tout à fait maintenant qu'il appartenait à une autre dimension. Il avait cessé de s'alimenter, mais il ne mourait pas, ne faiblissait pas. Semaines après semaines, lunes après lunes, années après années, il subsistait dans son château chéri, caché entre les murs, au centre d'un royaume qui dépérissait. Ses serviteurs mouraient près de lui ou le quittaient – il n'en avait cure. Il demeurait assis sur son trône et voyait le temps passer, doucement pour lui, trop vite pour les autres. Il ne dormait pas, mais rêvait sans relâche ; il rêvait de contrées noires et dévastées, de grands feux de forge entretenus par des myriades de monstrueuses créatures, de vastes forêts hantées aux racines gâtées.

Un jour, il s'éveilla, comme un pâle rayon de soleil avait effleuré sa joue froide, et il ouvrit les yeux. Il ne les avait pas réellement ouverts depuis si longtemps que ce qu'il découvrit le sortit de sa torpeur.

La pièce du trône était à nue, il ne restait que quelques vestiges de bois éparpillés autour de son trône, ainsi que le tapis écarlate sur lequel s'agenouillaient ses sujets ; cependant, il devinait que personne ne s'agenouillait plus sur le tapis, qu'il n'y avait plus âme qui vécût entre ces murs, à l'exception de la sienne – mais vivait-il encore ? Il s'approcha de la fenêtre étroite qui donnait un aperçu de son royaume. Il avait eu l'habitude de s'y poster pour établir ses projets, surveiller l'avancée du jour à l'époque où elle avait encore de l'importance, guetter l'arrivée d'un visiteur attendu. Un désert de prairies et de bois sauvages parsemé de ruines d'anciens hameaux s'étendait face à lui. Il ressentait sa solitude jusque dans la moelle de ses os, séparé qu'il était par des milles et des milles des vivants. Il erra dans sa demeure, inspecta chaque pièce à la recherche de ses anciens serviteurs, de ses amis, de sa famille. Il n'y avait que de la poussière, des courants d'air et des salles vides. Dans les quartiers royaux, il découvrit un squelette encore couronné et habillé de lambeaux de tissus, de lourdes bagues ternes aux doigts. Il était étalé dans le couloir, contre un mur, abandonné de tout. A la vue de ce vieux cadavre, un épouvantable tremblement s'empara de lui et il se rappela.

C'était son frère.

C'était son frère, mais il était mort ; c'était son cher frère défunt qu'il appelait parfois au plus profond de ses rêves, mais qu'il ne retrouvait jamais ; c'était son frère que son âme pleurait, mais qu'il avait lui-même tué dans un accès de colère. Ils s'étaient disputés à propos de quelque chose - mais de quoi ? Il ne se souvenait plus. Il avait levé la main sur lui, son anneau avait pris le relai et déversé sa magie mortelle en écho à sa colère. Il avait regardé sans comprendre le corps de son frère, ce corps de même sang que lui, s'affaisser sans protester contre les pierres ; il avait cherché sur ce visage un signe de vie, un infime mouvement troublant ces traits lisses qu'il connaissait par cœur, mais il n'avait trouvé que l'immobilité et le silence ; il avait eu l'impression qu'on lui arrachait le cœur et il était resté debout des heures, face à son frère qui n'était plus tout à fait son frère.

-Monseigneur, votre frère, il ne respire plus, il est glacé, avait dit un serviteur. Doit-on le porter à sa chambre ?

-Doit-on emmener son corps, Monseigneur ? l'avait pressé un autre.

Il n'y avait déjà en ce temps-là plus que très peu de vivants dans le château car il avait lui-même congédié beaucoup d'hommes et les autres s'étaient enfuis - il s'en rappelait à présent.

-Mon Seigneur, votre frère, il est parti, il ne reviendra pas.

-Mon Seigneur, que désirez-vous ? On ne peut pas le laisser ici.

Mais c'était son frère, personne n'avait le droit de le toucher. Il allait se réveiller, il le fallait.

-Mon Seigneur, mon Seigneur, mon Seigneur, avaient-ils insisté.

-Ne le touchez pas ! Ne le touchez pas ! Ne vous avisez pas de le toucher, avait-il hurlé, déchaînant sa fureur sur son personnel.

Il était resté auprès de son frère chaque jour de la lune suivante, dans le froid hiver qui pétrifiait la région, alors que la neige avait répandu son manteau immaculé sur les prairies alentours. Une odeur de pourriture avait empli le couloir malgré le froid sec et les rats s'étaient approchés, avaient tiré sur les beaux vêtements de soie de son frère. Il avait imploré les dieux – tous les dieux dont il avait connaissance – pour que son frère sortît de cet horrible sommeil, mais cela n'était pas arrivé. Alors il était retourné à son trône, notant que les derniers serviteurs avaient disparu, s'était assis à l'endroit même où se tenait sa propre dépouille pourrissante, s'était endormi et avait oublié. Il avait oublié qu'il avait eu un frère fidèle, qui était resté malgré sa déchéance, malgré sa folie, et qu'il l'avait tué.

Désormais, en contemplant le vieux cadavre, il se souvenait et la douleur poignarda le cœur qu'il n'avait plus. Et de nouveau, il resta des semaines debout devant ce squelette chéri, jusqu'à pouvoir, les yeux fermés, recréer ce corps perdu et lui rendre la vie, le faire marcher, courir, sourire et même parler - mais d'une voix faible, désincarnée. La seule chose qu'il ne recréait pas était ses yeux. Étaient-ils bleus, gris ou bruns ? Il ne se souvenait que d'un éclat lointain. Tandis qu'il tentait de retrouver la mémoire, il ressentait une perte abyssale qui le gelait sur place et le dépossédait de son humanité. Il devenait un fantôme, disparaissait, s'effaçait un peu plus du monde sans toutefois le quitter.

Alors débuta une étrange boucle temporelle pour celui que l'on nommerait Khamûl, l'Ombre de l'Orient. Il finissait par quitter son frère et retournait s'asseoir sur son trône, l'oubliait. Il rêvait, rêvait, rêvait – toujours de sombres choses qui ne venaient pas de lui, mais des nuées noires de l'esprit de Sauron. Puis il se réveillait et se mettait à la recherche de ses semblables disparus. Il notait à peine le temps qui s'était écoulé, la dégradation de son splendide château, le ciel de plus en plus noir, l'affaissement de l'horizon. Il errait dans les innombrables salles de pierre vides et froides et il y avait toujours au bout de cet égarement la terrible découverte des restes de son frère. Alors il se souvenait et il se lamentait ; il pleurait sans qu'aucune larme ne coulât de ses yeux débordants de néant ; il gémissait et sa voix se perdait dans le dédale vite de sa demeure. Puis il se détournait et regagnait son trône où il s'endormait et oubliait jusqu'à son nom.

Plus le temps passait - les années, les décennies, les siècles -, plus il s'effaçait. Son esprit s'enfonçait dans un tunnel obscur où les souvenirs se mélangeaient, s'atténuaient ; son âme coulait dans un lac de ténèbres qui diluait sa substance et la réduisait à un infime souffle de vie. Et à mesure qu'il se fragmentait, l'emprise de Sauron sur lui grandissait.

Sauron finit par l'appeler lorsqu'il ne resta à Khamûl plus rien d'humain, lorsque l'ancien roi eut totalement basculé en l'état de spectre ; il le soumit à sa volonté maléfique, lui insuffla la soif inépuisable de servir l'Unique et son maître.

Khamûl devint chef en second des Úlairi, devint un Nazgûl, un des neuf spectres maudits asservis par les anneaux de pouvoir que leur avait offerts Sauron, bien longtemps auparavant. Cependant, Khamûl n'aurait pu éprouver la moindre rancœur envers son maître pour l'avoir trompé, il était trop anéanti pour cela.


Trois Anneaux pour les rois elfes sous le ciel,

L'existence de Khamûl se résumait à d'étranges songes, emmêlés les uns dans les autres. Il allait se battre pour Sauron et cela n'avait que la consistance d'un cauchemar ; il voyait vaguement les foules d'orques se jeter contre les hommes, les elfes, les nains – contre n'importe quoi ; parfois, il participait lui-même au combat, frappait, tranchait, tuait sans s'arrêter, sans se fatiguer. Près de son maître, il avait plus de force que n'importe lequel de ses adversaires, ne craignait ni flèches, ni lames ennemies ; il avait conscience au fond de lui que sa simple présence était contre nature, qu'un combat aurait dû se dérouler autrement, que dans une autre vie, il s'était battu avec la peur au ventre à l'idée de se vider de son sang sur le champ de bataille. Désormais, il ne craignait plus la mort, ni les ombres, ni quoi que ce fût.

Il y avait huit autres spectres, huit âmes aussi perdues que lui. Le plus puissant d'entre eux était le Roi-Sorcier d'Angmar, la plus sinistre des ombres, le plus funeste des spectres, le plus redouté des capitaines des armées de Sauron. Le Roi-Sorcier étendait son aura de désespoir sur tous les mortels, mais pour Khamûl, il était l'étoile noire de sa tourmente et il pliait aveuglément sous ses ordres. Khamûl voyait bien comme le Roi-Sorcier et les autres faisaient leur possible pour conserver leur emprise sur le réel ; il voyait qu'ils se souvenaient des jours qui avaient précédé, des évènements lourds de signification ; lui-même dérivait comme une bouée jetée à la mer par une nuit sans lune. Rien n'avait de sens à part Sauron et ses huit semblables. Ces derniers étaient les seuls échos de son existence anormale ; les voir évoluer si facilement à la frontière du royaume des morts et des vivants, dans ce paysage coloré en nuances de gris, était sa seule inspiration au milieu des flots agités de son existence.


Sept pour les seigneurs nains dans leurs demeures de pierre,

C'était lui qui supportait le moins la lumière, lui qui se brisait à son contact. Elle le sortait de sa torpeur et Khâmul se souvenait ; il se souvenait de fragments de sa vie de mortel, de son errance, de la mort de son frère et la souffrance le consumait entièrement. Il se sentait rôtir sous l'éclatant soleil, sous la moindre lueur magique et il se retirait en hurlant sans pouvoir expirer, parce que sa vie était liée à celle de l'Anneau Unique, parce que son destin ne lui appartenait plus.

Une part de lui, profonde, secrète, ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi il n'avait plus le droit de contempler la face éclairée du monde. Était-il devenu si mauvais ? Il ne se sentait pas si monstrueux ; en fait, il ne sentait rien du tout. Il ne lisait sa monstruosité que dans les prunelles écarquillées de ses victimes et s'en délectait, encore et encore, sans jamais comprendre ce que ces inconnus pouvaient bien voir quand il étendait sa main gantée de métal sur eux.


Neuf pour les hommes mortels destinés au trépas,

Il aimait Minas Morgul et son silence absolu. Sa lumière diffuse, verdâtre sous les éclats tremblants de la lune, était la seule qu'il supportait car elle était devenue maléfique quand ils avaient pris la ville, bien des années auparavant. Khamûl se rappelait les hurlements des hommes lorsqu'ils avaient remporté le siège et envahi la cité. Les neuf avaient répandu le chaos sous les ordres du Roi-Sorcier, avaient brisé toutes les existences qui palpitaient encore entre ces murs et le sang des mortels avait souillé les pavés blancs.

La victoire n'avait pas suffi au Roi-Sorcier – rien ne lui suffisait jamais. Il ruminait la perte de son armée en Arthedain et il avait voulu défier Eärnur de Gondor. Par deux fois, il l'avait convoqué à Minas Morgul et un soir, le roi du Gondor était apparu aux portes de la cité sur son destrier blanc. Khamûl s'était vaguement demandé pourquoi un pauvre mortel choisissait de défier le démon qui le hantait à la tombée de la nuit, s'il était sage de lâcher autant de bride au destin. Le Roi-Sorcier avait accueilli Eärnur, puis l'avait brisé comme une feuille morte, déversant sur lui son courroux millénaire. L'agonie d'Eärnur avait duré la nuit complète et plané dans la vallée de Morgul de nombreuses soirées après cela.

Khamûl aimait se promener au milieu des statues difformes quand l'obscurité régnait partout. Les nuits de grand vent, il percevait les murmures des morts qui se mêlaient aux sanglots des vivants. Parfois, le Roi-Sorcier apparaissait pour lui tenir compagnie, lui empoisonnant l'esprit autant qu'il le guérissait, car le venin de ses semblables était pour Khâmul un élixir de vie.

-Souviens-toi Khâmul, commençait le roi de sa voix profonde.

Mais Khamûl ne se souvenait pas.


Un pour le Seigneur des Ténèbres sur son sombre trône,

Il fut envoyé à Dol Guldur, loin du Roi-Sorcier, loin des siens et la séparation fut difficile. Il n'avait aucune présence pour le rappeler au moment présent. Il lui arrivait de rester immobile pendant des jours à hanter un coin de l'ancienne forteresse, incapable de se souvenir de ce qu'il était venu chercher, incapable de deviner ce qu'il devait faire ensuite.

Il y avait bien Saemundr, le Nazgûl qui partageait les lieux avec lui. Saemundr haïssait les elfes et chaque jour, il se tournait vers la lointaine Lórien et lui transmettait toute sa haine. Saemundr avait tant de colère en lui qu'il n'y avait plus de place pour autre chose ; il paraissait révolté en permanence contre ce que le sort lui avait réservé, même après des millénaires d'existence. Son courroux avait creusé un puits en fusion dans son cœur spectral et c'était lui qui avait la tâche d'effrayer tout ce qui aurait pu approcher de Dol Guldur. Khamûl trouvait inconfortable la proximité de Saemundr ; quand il était enveloppé par ses vagues de colère, il ne parvenait plus à réfléchir ou à se remémorer les choses qu'il estimait importantes.

Le troisième Nazgûl envoyé avec eux était Dhaal, dont la conscience glaciale et constante plaisait davantage à Khâmul. Dhaal lui tenait parfois compagnie, quand il n'était pas sur les routes à jouer le messager entre Minas Morgul et Dol Guldur. Leurs deux ombres se fondaient en une seule à la tombée du jour quand ils écoutaient côte à côte les féroces rumeurs de la forêt. Quand Dhaal était là, Khamûl reprenait pied et n'oubliait plus les créatures sous ses ordres ; quand Dhaal partait, Khamûl se terrait dans la plus haute tour de la forteresse et ne recevait plus personne.


Au pays de Mordor où s'étendent les ombres

Sauron l'envoya en Comté avec le Roi-Sorcier et Dhaal. Il devait suivre l'appel de l'Unique et c'était pour lui comme s'il rentrait chez lui. L'Anneau l'attirait avec tous ses souvenirs, ses saveurs et ses promesses qu'il croyait oubliés. Personne ne pouvait sentir aussi certainement que lui cet appel, il subsistait uniquement pour y répondre et n'avait de cesse de le poursuivre. Il était persuadé qu'en le trouvant, il vivrait à nouveau.

Il chevauchait sur un grand cheval noir, si grand que ses longues jambes avalaient la distance avec une facilité effrayante ; il galopait si vite qu'il arrachait son cavalier à ses cauchemars. Khamûl était certain de n'avoir jamais monté de chevaux plus rapides que les animaux noirs que leur donnaient Sauron et le Roi-Sorcier. Ils étaient habitués à la magie et à la mort, pourtant ils finissaient toujours par s'éteindre comme la flamme d'une bougie qu'on a trop soufflé. Parfois, ils s'effondraient en pleine course, éjectant leur cavalier et gisait sur le flanc en attendant la mort, leurs naseaux rougis de sang grands ouverts et leurs encolures maculées d'écume blanche. Khamûl ne pouvait alors s'empêcher d'assister à leur agonie avec une certaine fascination. Il fixait leurs grands yeux sombres effrayés qui se ternissaient à mesure que la vie les quittait, et il se demandait à quoi il ressemblerait quand il mourait enfin.

Il n'avait qu'une très vague idée de son apparence ; il voyait la longue cape noire qui le recouvrait par-dessus ses habits gris, mais il avait oublié les traits de son visage ; dans les cours d'eau qu'il rencontrait, il ne voyait jamais rien d'autre que le vide et ces deux horribles flammes rouges en guise de pupilles.

Le Roi-Sorcier l'envoya dans un petit bourg gargouillant de vie à la nuit close. Lorsqu'il s'adressa à un Hobbit pour lui demander la maison de Sacquet, il sentit la peur qui émanait de lui par vagues. C'était un petit mortel trapu, allant pieds nus, son front dépourvu de souci à découvert – en somme, il respirait la simplicité. La voix de Khamûl était caverneuse et enrouée, comme s'il se réveillait d'un sommeil de cent ans ; celle du hobbit pulsait de vie, sentait l'herbe fraîche à l'ombre des arbres, chantait comme un ruisseau gonflé d'eau en automne.

Il retrouva la trace de l'Anneau sur la route de Stock et de la petite chose insignifiante qui le portait. Il suivit cette invitation dorée qui résonnait en lui comme la plus envoûtante des mélodies. Il faillit les attraper, il avait été si près de le faire, mais la petite créature s'évanouit dans les eaux et il cria ; il cria son désespoir, sa rage, il cria pour ses semblables. Et les Nazgûl lui répondirent.

Ils manquèrent une nouvelle fois l'Anneau au pied des Collines du Temps. Le Roi-Sorcier transperça facilement le petit Hobbit qui les défiait et la quête se serait achevé si un homme étrange n'avait pas apparu en portant le feu.

Le feu.

Khamûl le détestait autant que ses compagnons. Le feu brûlait son âme, ses pensées ; le feu le transportait dans un abîme incandescent de supplice ; Khamûl aurait renoncé à tout pour éviter d'avoir à subir l'épreuve du feu. Ils se dispersèrent tels des âmes en peine, terrorisés par cette force qui les surpasserait toujours.

Ils se regroupèrent plus tard, lorsque le Roi-Sorcier resurgit des ténèbres où il avait disparu en hurlant de fureur, et la traque reprit. Il était si facile pour Khamûl de pister le porteur de l'Anneau ! Il entendait son appel même dans la nuit la plus noire, même dans la lumière la plus éclatante ; il l'entendait lui murmurer des vœux d'espérance en langue noire, les mêmes vœux que quelqu'un de très cher avait déjà prononcés pour lui.

Les neuf rattrapèrent le fuyard au gué de Bruinen, si faible sur son misérable poney. L'ombre s'avançait sur lui à mesure que le mal se propageait dans son corps, Khamûl pouvait humer le relent putride du nuage qui l'entourait – bientôt, il les rejoindrait. Le Roi-Sorcier leva son épée et détruisit la lame de ce petit mortel qui les défiait, les éclats volèrent en mille morceaux et se répandirent sur l'autre rive.

Khamûl avança dans la rivière, à l'image de ses compagnons. Les puissants membres de son cheval battaient l'eau rapide et claire avec nervosité, sa peau noire et humide frissonnait d'appréhension.

Et c'est alors que la voix retentit. Une voix pure, occupant l'espace, une voix qui suppliait la rivière de faire quelque chose. Les eaux obéirent, se levèrent contre les cavaliers.

Le cheval de Khamûl fut pris de panique et l'emporta dans les flots comme un démon des mers.

Khamûl perdit son coursier, sa cape et ses semblables. Il arpenta la rive sans but, jusqu'à tomber sur Dhaal, aussi démuni que lui, qui observait la dépouille gorgée d'eau de sa monture. Il n'y avait pas de tristesse en lui, seulement une sourde perplexité qui avait interrompu sa quête et l'avait laissé interdit.

Khamûl attendit à ses côtés, sans rien faire d'autre qu'exister un peu sous les arbres gris de la berge, jusqu'à ce que le Roi-Sorcier les trouvât. Leur chef avait conservé sa couronne, son autorité majestueuse et terrifiante. Il leur apparut à l'aube, sa haute silhouette d'onyx se découpa sur l'horizon rougeoyant. Il les rappela à lui de sa voix d'outre-tombe et ils s'inclinèrent à ses pieds, soulagés de retrouver le guide de leurs nuits éternelles.

Khamûl rechignait à marcher sous la lumière du jour ; les rayons le brûlaient interminablement sans sa cape, il était persuadé d'errer dans une nouvelle sorte d'enfer, de sa bouche s'échappait un râle à chaque pas qu'il faisait ; mais toujours le Roi-Sorcier se mettait à sa hauteur pour lui donner un peu de son ombre.

-Avance, Khamûl, répétait-il. L'enfer ne peut rien contre toi.

Et son timbre grave imprégnait Khamûl, le ressuscitait lorsqu'il pensait n'être plus qu'un tas de cendre, versait un peu de vie sur son âme desséchée. Ils aperçurent la Tour de Sauron, son grand œil enflammé qui se posait sur eux, et ils se traînèrent jusqu'à sa forteresse tels les pauvres spectres qu'ils étaient.

Le Roi-Sorcier les avait sauvés.

Il les avait ramenés saufs au pays de Mordor, comme un berger ramène ses brebis effarouchées dans l'enclos. Ce fut aussi lui qui affronta la colère du Maître pour les huit autres et, à son retour, s'il refusa de dire ce qu'il s'était passé, Khamûl voyait bien que son aura semblait diminuée.

Khamûl reçut une nouvelle cape pour le protéger de l'embrasement des jours, ainsi qu'un autre cheval, aussi noir et rapide que l'ancien. Mais maintenant, en plongeant dans les yeux profonds de son coursier, il distinguait les flancs pourrissants et gonflés du précédent, et il n'avait plus envie de le regarder du tout.


Un Anneau pour les gouverner tous

Ce n'était pas ce qui était censé arriver. Khamûl voyait le chaos de la bataille – bataille qui avait si bien commencé. Sous les ordres du Roi-Sorcier, ils avaient enfoncé la porte de Minas Tirith. La citadelle imprenable avait frémi et cédé ; c'était ce qu'avait promis le Roi-Sorcier.

Ils pensaient avoir gagné et les cris de jubilation des Nazgûl montaient dans l'air souillé du parfum de la mort. Puis les cavaliers du Rohan avaient donné la charge et cela n'aurait dû être qu'une distraction de plus. Khamûl continua de planer au-dessus du champ de bataille, descendant parfois jusqu'au sol pour semer la peur et le désordre. Cela lui convenait, il n'aimait pas vraiment se battre. Il voyait confusément ses propres hommes s'enfuir et mourir sous les sabots ennemis ; quelque chose n'allait plus. Il entendit la voix glacée du Roi-Sorcier alors qu'il le survolait :

-Ne t'interpose pas entre le Nazgûl et sa proie ! Ou il ne tuera pas à ton tour. Il t'emportera vers les maisons de lamentations, au-delà de toutes ténèbres, où ta chair sera dévorée et ton esprit desséché laissé nu à l'œil vigilant.

Khamûl observa la désolation qui sévissait à perte de vue, remarqua à peine la riposte faiblarde du soldat qui avait osé défier le Roi-Sorcier.

-M'empêcher, moi ? Pauvre fou. Aucun homme vivant ne le peut ! riait la voix du Roi-Sorcier.

Et voilà que le soldat insignifiant, semblable à mille autres guerriers, retira son heaume et laissa voir sa condition de femme. Elle avait de longs cheveux blonds dont la couleur dorée tranchait sur ses vêtements couverts de poussière et de sang noir. Elle amorça un mouvement et Khamûl ne réalisa pas ce que son geste impliquait.

L'épée de la princesse se brisa contre le Roi-Sorcier et le cri du Nazgûl, aigu et terrible, fendit l'air plus durement que la lame qui l'achevait. Le cri fissura l'esprit brumeux de Khamûl, ébranla sa conscience de pierre, mais il était trop tard. La silhouette noire du Roi-Sorcier s'était effondrée et avait disparu, il ne restait que sa cape sombre étendue sur le sol.

Le Roi-Sorcier d'Angmar était mort.

C'était impossible et pourtant c'était vrai. Le réel entraîna Khamûl dans son affreuse tornade et il vacilla, perché sur sa créature ailée. Il ne sentait plus la présence du Roi, ce lien ténu qui avait été si rassurant. Le Roi n'existait plus ni dans le royaume des vivants, ni dans le royaume des morts - il l'aurait senti autrement.

Le Roi avait été avalé par le néant. Le Roi n'était plus.

Khamûl, lui, était encore et c'était le début d'un nouveau cauchemar.


Un anneau pour les trouver

Khamûl était censé prendre la place du Roi-Sorcier. Il contemplait ces troupes rugissantes étalées dans la vallée de Mordor sans bouger, sans penser. Il y avait toujours cet immense désert ténébreux en lui, ce désert qui ne l'avait jamais quitté, mais il n'y avait plus la moindre étoile pour le guider. Pourquoi le Roi était-il mort ? Leur Maître leur avait promis qu'ils ne risqueraient jamais rien. Sans le Roi pour les gouverner, Khamûl se sentait glisser dans un abîme de confusion. Il s'était retranché au sommet de Minas Morgul pendant des jours, incapable de prendre une décision, glissant dans une autre de ces boucles temporelles qui faisaient son quotidien. Il patientait de longues heures en attendant le retour du Roi, puis il se rappelait qu'il avait disparu pour toujours, sifflait de déception et criait, criait, puis il oubliait et tout recommençait. L'attente, la désillusion, la perte, l'oubli.

Dhaal était venu le sauver de la noyade, l'avait guidé vers le balcon dominant les foules d'orques grondantes. A présent que le Roi les avait quittés, il n'avait jamais été aussi proche de ressentir quelque chose et il se rendait compte que c'était pire, qu'il préférait se contenter d'exister plutôt que d'endurer plus longtemps l'étrange creux qui se formait en lui.

-Ils attendent tes ordres, lui souffla Dhaal derrière lui.

En se retournant vers son compagnon, Khamûl sonda ses traits de fantôme impassible. Dhaal était-il affecté par la mort du Roi ? Khamûl baissa le regard sur ses mains gantées de fer qui tremblaient. Il ne pouvait pas, il ne pourrait jamais. Le Maître n'avait qu'à nommer Dhaal ou Saemundr à sa place.

-Le Roi aurait voulu que ce soit toi, insista Dhaal, qui ressentait sa détresse. Cela ne pourrait être personne d'autre.

Parviendrait-il à ne plus glisser, jour après jour, année après année, siècle après siècle ? Son esprit tournait en rond dans un puits bouché. Le Roi avait été son bouclier ; sa disparition le laissait vulnérable, désarmé. Dhaal lui tendit la couronne du Roi et il eut envie à la fois de la serrer contre lui et de la jeter dans la boue en bas des murailles. Comment ce petit objet avait-il pu survivre si le Roi avait sombré ? C'était injuste. Une rage inconnue afflua en lui.

-Seulement le temps de venger sa mort, promit-il. J'attraperai cette femme, je lui ferai endurer mille supplices, je briserai son corps de mortelle, je la rôtirai dans les entrailles de Sauron notre Maître, et je recommencerai, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne reste rien, pas même une âme à récupérer.

Du temps, il en avait à n'en plus finir. S'ils se dépêchaient de mettre fin à cette guerre, il pourrait se concentrer quelques temps ; ensuite, il retournerait à l'oubli, plongerait dans un monde où le Roi-Sorcier était toujours là pour lui parler.


Un anneau pour les amener tous,

Khamûl volait au-dessus de la marée noire d'orques, d'hommes, d'elfes et de nains entremêlés. Il sentait le désespoir qui s'élevait du carnage comme une brume ; il percevait la ruine qui étendait sa draperie sur le Morannon. Sa créature ailée criait, criait dans l'air déjà chargé de hurlements et Khamûl avait l'impression de ne plus être tout à fait là, irrésistiblement attiré qu'il était par la lourde proximité de l'Anneau Unique – le lien était plus puissant que jamais. Où se trouvait-il ? Il semblait à Khamûl que son être entier mourrait de ne pas s'approcher de son but ; il brûlait de le trouver, de le tenir dans sa main, de le posséder.

Ainsi tout s'arrêterait.

Plus de songes noirs remplis de cadavres et de hurlements ; plus de courses le long de sentiers obscurs ; plus de faim dévorante, de quête désespérée envers quelque chose qu'il lui était interdit de posséder. Ensuite, il y aurait autre chose ; il ne savait plus ce qu'il y avait au-delà de tout ceci, mais il devait y avoir quelque chose d'autre. Il y avait bien eu quelque chose avant - en y pensant, il ne revoyait que le vague mirage d'un château gris aux claires tourelles pointées vers le ciel et cette image apportait avec elle autant de réconfort que de désespoir.

Le rond formé par leurs ennemis était si petit ! Khamûl rit de leur folie. Pensaient-ils pouvoir vaincre les armées du Mordor avec cette poignée d'êtres insignifiants ? Et pourtant, un étrange malaise s'emparait de lui, s'insinuait dans ses pensées, abattait progressivement sa fragile assurance. Pourquoi ces hommes les affrontaient-ils maintenant, après les avoir fuis si longtemps ? Où se cachait l'Unique ?

La volonté de Sauron s'abattit sur lui comme un raz-de-marée. L'Anneau était tout proche, sur les flancs escarpés de la Montagne du Destin. Il fallait le récupérer ! A l'appel de Sauron leur Maître, tous répondirent. Les huit Nazgûl fondirent vers la Montagne aussi vite que les larges ailes noires de leurs coursiers des airs pouvaient les porter.

Et dans les ténèbres les lier

Khamûl sentit avant de comprendre.

Il vit la Montagne du Destin exploser, le grand Œil se contorsionner et une atroce douleur l'ouvrit en deux. Sa monture poussa un cri d'agonie et se mit à chuter brutalement du haut du ciel. Une aile repliée, elle tournait sur elle-même en se rapprochant à une vitesse vertigineuse du sol qui s'ouvrait de part en part pour engloutir les armées du Mordor.

En bas, tout tournait au chaos. Le monde éclatait.

Il discerna ses sept compagnons qui filaient eux aussi vers leur perte en hurlant. Ils rejoignaient tous le Roi-Sorcier.

Alors que le ciel et la terre fusionnaient en un tourbillon mortel, Khamûl se recroquevilla de souffrance sa selle. Il savait qu'il allait mourir. Ce n'était pas la chute qui le tuerait, mais ces cuisantes lacérations qui se faisaient plus profondes de seconde en seconde. Une force invisible le déchirait. Tout à coup, il fut terrorisé à l'idée de disparaître, lui qui n'avait rien ressenti toutes ces années. L'épouvante surpassa la souffrance – il avait été habitué à souffrir, mais pas à craindre –, il comprit enfin l'éclair d'effroi qu'il avait rencontré sur le visage de ses victimes durant ces derniers milliers d'années.

La terreur de cesser d'exister.

Le sol n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres. Les rugissements des profondeurs de la terre, des dragons mourants, des guerriers horrifiés et moribonds s'élevaient vers les nuées noires. Le volcan crachait des torrents de lave et la tour de Sauron s'effondrait.

Au pays de Mordor où s'étendent les ombres.

C'était la fin et il le savait. Sauron était vaincu. L'Anneau était détruit, mais il n'y accordait plus d'importance. Il pressentait son imminente, fatale conclusion et le temps fila plus vite - c'était la première fois depuis des millénaires que Khamûl souhaita qu'il coulât plus lentement. Désormais, il voulait plus de temps, plus qu'il n'en avait eu, plus que tous ces millénaires passés sur Arda et il trouvait absurde de ne pas avoir apprécié avant tout cet amoncellement de temps. Il voulait revoir la nuit tomber sur les plaines illimitées et la lune éclairant Minas Morgul, chevaucher dans les forêts endormies et sentir leur haleine de vent du soir. Finalement, ce semblant d'existence n'avait pas été entièrement désagréable.

Alors qu'il pensait cela, Khamûl se réveilla. Il ne se réveilla pas seulement d'un sombre songe pour tomber dans un autre, il quitta un affreux cauchemar qui avait duré très, très longtemps.

Il était face à un pont qui enjambait une rivière d'argent. Au loin, sur une colline dorée, se dressait le château de pierres grises auréolé par le soleil couchant. Son frère se tenait au milieu du pont et lui souriait ; Khamûl distinguait enfin ce visage qu'il avait ressassé pendant des siècles avant de le perdre. Il portait un gilet de soie vert et ses iris brillaient d'un bleu profond.

-Tu viens ? La nuit va tomber.

La voix de son frère était chaude et avenante, chaleureuse comme un feu de cheminée après une longue journée exposée à la morsure de l'hiver. C'était cela. Ces millénaires n'avaient été qu'un long trajet au cœur de la froidure, un trajet éprouvant, terrible, un trajet qui avait semblé infini, mais qui touchait à son terme. Khamûl oublia ses appréhensions et le suivit sur le pont, au-dessus de l'eau qui chantait parmi les pierres blanches.

Son frère avait eu les yeux bleus.

Il ne sentit pas l'onde de choc qui secoua le corps gémissant de sa monture, il avait déjà disparu.


Merci à ceux qui auront lu jusqu'au bout ! Si vous avez aimé, n'hésitez pas à laisser un petit mot, ça me ferait vraiment plaisir. :)