Puisque les deux projets se chevauchent et que DNuDS (ou plutôt JMIHG pour les intimes) passe en priorité, les updates suivront un rythme de parution lent (environ 1 par mois, mais toujours en 2 temps). Si ce Coffee Shop AU, mixé à du Rock Band AU (où Marlow/Hitch est un peu la "caution hétéro") vous intéresse, alors Bonne Lecture ! AVERTISSEMENT !Tabagisme et Addiction!
- Analepse Première -
En attendant Ugo…
Il se contentait de peu, le strict minimum : montrer qu'il était du métier.
Son blaster à la ceinture parce que, même au bar, il ne chômait pas, un long manteau de cuir noir qui dissuaderait les néophytes de l'approcher, une barbe de trois jours car il ne se consacrait qu'à sa mission et rien d'autre. Il était Ugo Ghostrapper, nom d'une merde de beuvtangue ! ''Et s'il y a bien une chose que je peux pas piffer'', pensa-t-il, ''c'est qu'on me fasse attendre !'' Selon lui, attendre, c'était gaspiller du temps et allonger ce qui aurait pu être concis, direct, efficace.
Il observait les glaçons de son verre fondre dans l'alcool bleuté. Ils disparaîtraient plus vite que son employeur n'arriverait au comptoir. Ils disparaîtraient plus vite qu'Ugo Lam'Pu, le seul fantôme qui lui avait échappé.
Il soupira : une fois ces glaçons disparus, il aurait toujours des saletés de souvenirs, un putain de cœur et-
Et quoi ? Il tenait son crayon prisonnier entre ses dents et pressait pour le faire parler, mais plus rien ne sortait. Il ne pouvait pas être à sec : il manquait quelque chose ! Ce n'était plus une question de rythme ternaire, cela concernait Ugo lui-même. S'il ne lui ajoutait pas une simple caractéristique physique, il se rapprocherait trop d'une machine de guerre – une brute de décoffrage, transpirant du charisme et crachant de la prestance certes, mais rien d'un humain.
Il fallait de la vulnérabilité, sinon Ugo serait déjà trop proche du mercenaire froid et sanguinaire qu'il voulait devenir. Il cala le crayon entre deux phalanges, le tira hors de sa prison et l'employa à cingler le bois de la table dans un rythme erratique, pointe et gomme œuvrant de concert à provoquer le tintamarre. Il espérait trouver la solution à son impasse, quelque part dans cette frénésie de tap-tap-tap.
Son entreprise nerveuse devait ennuyer Ugo car il pouvait sentir qu'il s'éloignait de lui, qu'il ne souhaitait pas lui partager un peu de son humanité. Le tintamarre prit fin et il laissa le crayon rouler sur la table, avant que le petit tas de feuilles vierges ne freine sa vaine tentative d'évasion. Ugo lui échappait, bon sang !
Et quoi ?
Il bascula sa tête en arrière, se retint de justesse de se balancer sur la chaise, deux doigts sur ses paupières closes. Toutes ces hésitations commençaient à lui donner une sacrée migraine !
Il rouvrit les yeux vers le plafond de bois, vers ces planches de tailles inégales (qui devaient dissimuler un sacré grenier à souris), avant de se frotter le menton avec la paume de la main et de se redresser. C'était l'heure de faire une petite pause, d'accorder le temps nécessaire au retour de l'inspiration.
Alors, il sonda l'atmosphère du café. Une atmosphère assombrie, faute d'avoir suffisamment de fenêtres, où seules les portes d'entrée en baie vitrée invitaient une poignée de rayons de lumière, à caresser le lieu de douces et timides traces de clarté. Cette chaleureuse pénombre, digne d'une tanière, s'opposait à l'éveil du printemps au dehors. Quand le temps n'était plus au froid, mais à la fraîcheur. Peu importe ce qu'il se passait à l'extérieur, eux restaient en hibernation, hors du temps.
Hors du temps tel le swing, typique des années 20, qui servait de tapis musical poussiéreux mais apaisant, avec le son craquelé des vieux enregistrements, le bourdonnement constant d'un 78 tours usé – si omniprésent qu'il était un instrument à lui tout seul – bruissant dans tout le café. Les ardoises accrochées aux murs les ornaient de recommandations sur les desserts, les mélanges et toutes les spécialités de la maison. Le blanc de la craie brillait sur le noir. L'écriture dessinait d'élégantes arabesques.
Le sol, quant à lui, était un vieux parquet de bois, grinçant et gondolé, qui donnait l'impression d'avoir fait face à toutes les inondations du monde. À cause de cela, la table sur laquelle il travaillait était déséquilibrée, trop inclinée sur la droite. Mais il fallait reconnaître que cela conférait un charme non-négligeable à ce qui était devenu son repère.
Il s'asseyait toujours à cette même table – au fond, dans le coin droit depuis l'entrée –, toujours de sorte à être face à la porte, face au comptoir, face au reste des clients. Pas seulement parce qu'il appréciait l'obliquité de cette fameuse table, pas seulement non plus parce qu'il avait vue sur toute la taverne positionné ainsi, mais bien parce qu'en pivotant un peu la tête sur la droite, il trouvait le rappel constant de ce pourquoi il venait : les étagères des vieux grimoires. Ils avaient beau être en libre consultation, il n'en avait jamais feuilleté un seul, de peur de réduire en poussière un tel trésor, s'il venait à l'effleurer de ses mains barbares.
Il nourrissait plutôt le faramineux dessein de voir, un jour, son roman trôner parmi eux.
Les discrètes bribes de lumière naturelle l'appuyaient dans son travail, or c'était bien la flamme vacillante de la bougie qui attisait le feu de son inspiration. Il y en avait une différente sur chaque table donc il n'avait connu que celle-là. Son flamboiement téméraire lui convenait. Les notes sucrées qu'elle dégageait chatouillaient ses narines et le contentaient d'autant plus. Il y décelait un mélange de vanille, avec un soupçon d'amarena… une trace de réglisse aussi ?
Réglisse comme le papier peint noir qui accoutrait les murs. Des motifs floraux orientaux ondulaient en serpents blancs dessus, s'enchevêtraient dans les ardoises placardées, mariaient des recommandations de café avec des pétales lactés.
C'était comme si les fleurs venaient d'elles-mêmes soumettre d'alléchantes suggestions. Cette remarque lui avait inspiré les efflorenvies, qui parsemaient la zone Soifbois et chuchotaient toutes sortes de tentations aux faibles d'esprit.
Dans le coin du café, un mur noir à sa gauche et un autre derrière lui, entouré de fleurs fatales, un fumet de réglisse au nez, il se sentait à l'aise et à l'écart. Sa petite bulle dans une bulle.
Une bulle où il essayait de faire plus ample connaissance avec Ugo, mais le chasseur de primes ne daignait pas la percer et venir à sa rencontre.
Et quoi ?
Dans un geste vif, il reposa les coudes sur la table pour se remettre droit. Ugo était peut-être déjà dans le café, à attendre un signal de sa part pour se glisser dans sa bulle !
Son regard détailla les autres humains qui se nichaient dans la charmante tanière. Il trouverait certainement le trait physique qui lui fallait parmi les visages récurrents de ceux qui venaient aussi souvent que lui. À moins que cela ne soit dans les yeux émerveillés de ceux qui tombaient amoureux du café, ou dans la lueur confuse des déçus. Il n'y avait rien de plus honnête que l'expression du visage au moment de son éclosion, avant qu'elle ne soit maquillée pour atténuer tout débordement, rien de plus humain qu'une sincérité innocente.
La serveuse rousse passa en trombe devant lui, un plateau de tasses vides dans le creux de la main, et l'arracha à son observation des clients. Elle avait beau filé à toute allure vers le comptoir, ses pas semblaient maîtrisés au millimètre près, aériens. Elle était dans son élément, elle devait avoir de l'ancienneté. Il la suivit du regard jusqu'au comptoir où elle lâcha le plateau, avec une étonnante vigueur, dans ce qui devait être l'évier (il ne pouvait que deviner à cause du long bar surélevé qui cachait le plan de travail des employés).
Le bruit déclencha un sursaut chez son collègue, qui venait tout juste de poindre derrière le rideau noir : l'entrée des coulisses du personnel. Elle en rit, tandis que le serveur à la coupe au bol se frottait encore les bras. Le troisième employé arriva au bar juste après. Il avait sans doute annoncé une nouvelle commande car la serveuse s'attela à préparer une boisson, pendant que lui et son collègue, remis de sa frayeur, repartaient à l'attaque.
À l'opposé de la femme, les gestes des deux serveurs aux cheveux noirs étaient plus incertains, mais ils dégageaient une grande volonté. Ils souriaient beaucoup, s'inclinaient dès qu'ils s'adressaient à un client et apportaient les commandes sans trembler.
L'uniforme, dans son classicisme presque risible, avait le mérite de les nourrir de l'assurance nécessaire. Gilet et pantalon noir assorti, chemise blanche et le petit nœud papillon (ruban pour la demoiselle) qui faisait ressortir toute la tenue. Rien d'aussi faste que celui des serviteurs d'Azuhk'Yen, mais un costume suffisamment soigné pour souligner que le client est roi. Le patron - tout aussi furtif qu'il était, à ne laisser transparaître sa tête chauve de derrière les coulisses qu'à chaque nouvelle lune – avait du goût.
Réprimant un lourd soupir, il se massa la nuque. Au final, il s'était laissé distraire par l'étude des moindres faits et gestes du personnel, afin de mieux les cerner. Une sale habitude prise à cause du boulot et qui absorbait un temps fou, qu'il aurait pu consacrer à… écrire son roman, par exemple !
Ce n'était plus la peine de se creuser la cervelle, il devait assumer son échec : son inspiration l'avait bel et bien quitté. Il savait tout de même comment faire pour l'appâter à nouveau vers lui car, tout comme lui, elle était sensible à l'odeur du café.
Il regarda droit devant lui, vers un des serveurs qui nettoyait une table, et, d'un franc signe de la main, l'interpella. Le garçon de café hocha la tête dans un mouvement ample et – qu'est-ce que c'était que ce sourire qu'il avait à la bouche ? Les lèvres pincées comme ça, c'était à croire qu'il préparait une bêtise, or il ne se frottait pas les mains d'impatience… Est-ce qu'il était assez perspicace pour savoir qu'il avait le privilège d'être invité dans la petite bulle ?
La boisson avait une tendance agréable à être vite apportée lorsqu'elle était prise en charge par le moins chétif des deux serveurs, c'était un fait qu'il avait observé. Voilà pourquoi il l'invitait dans sa bulle, rien de plus. Pas de quoi afficher la même grimace que celle d'un gamin joueur.
Pourtant, le serveur fit volte-face vers le comptoir et s'éloigna sans prendre sa commande, le laissant bouche bée.
S'il s'y était attendu à celle-là… la grimace, c'était pour ça ? Juste pour le plaisir d'ignorer royalement un client ? Bon, il avait tendance à rester plusieurs heures au café… avec un vulgaire expresso pour seule commande, c'était peut-être un peu abusif. Aussi, il venait de plus en plus souvent, donc ça ne l'étonnait pas que toute l'équipe ait fini par le reconnaître, et qu'aucun d'eux ne le porte dans son cœur.
Concernant cette sensation de rejet, d'être à l'écart de tout, à peine reconnu, il avait la chance d'avoir été formé à la bonne école, la vraie, la vieille, la dure, depuis bientôt vingt-et-un ans. Il savait qu'il valait mieux ne pas laisser cela trop l'atteindre et décharger toute sa frustration sur autre chose.
Ugo lui semblait un réceptacle adéquat. Il saisit son paquet de notes afin de se reporter au schéma de l'intrigue qu'il avait esquissé, en gardant aussi sous le coude la chronologie la plus précise dont il disposait.
L'épisode de l'errance d'Ugo à travers la ville fantôme, lorsque tous les survivants le rejetaient tel un paria indésirable, ferait un moment opportun pour caser un peu de cette frustration. En saisissant le crayon, un frisson d'incertitude le parcourut : Ugo était-il aussi facile à émouvoir ? Il pressa la gomme contre ses lèvres. Quand son employeur le dénonçait aux autorités, trahissant leur contrat alors… ? Mais Ugo était méfiant des autres, ce genre de trahison était monnaie courante pour lui : ça ne l'affecterait pas à ce point… La tête dans les mains, il tapait du talon, mais ses efforts étaient vains : il était à court et, sans café, l'inspiration ne rejaillirait pas.
À moins qu'il ne réfléchisse trop. En s'ouvrant un peu plus, Ugo viendrait peut-être à lui…
Ce qui vint à lui fut une tasse de café non-identifiée ! Surgissant de nulle part ! Elle se déposa à une poignée de centimètres de ses notes, afin d'empêcher toutes éclaboussures de tâcher le papier. Et elle venait seule : pas la moindre dosette de sucre qu'il n'utilisait jamais, pas le moindre petit sablé à tremper qu'il ne grignotait jamais. Il se pencha un peu plus vers l'intruse pour mieux l'étudier. Il s'agissait bien d'un expresso, non ?
Le serveur s'éclaircit la gorge, alors il tourna la tête. L'escorte de la tasse avait encore ce satané sourire, mais ce n'était pas de la malice. Avec son menton arrondi ou encore ses yeux de biche, ses traits étaient trop doux pour que cela concorde. De l'espièglerie plutôt ?
-Un moka pur arabica, expresso bien sûr, comme d'habitude. » rayonna le garçon.
Il s'en voulut d'avoir encore oublié à quel point sa voix fluette tranchait avec sa carrure, de loin la plus robuste de tout le personnel ! D'un autre côté, elle épousait à merveille son visage (et son attitude en général) avenant. Ne sachant trop comment réagir, il le considéra en fronçant les sourcils, sa joue toujours appuyée contre la paume de sa main. Le serveur lui avait donc bien amené un expresso, de moka (sa variété fétiche), sans sucre ni biscuit : tout était parfait.
Non pas qu'il ait des goûts difficiles en matière de café, mais le sans-faute valait quand même des félicitations. Le garçon avait dit « comme d'habitude » : avait-il enfin accédé au prestigieux statut d'habitué ? D'aussi loin que ses souvenirs remontaient, il ne pensait pas que cela se soit déjà produit quelque part… Précisément, il détestait l'immobilité et l'accoutumance ! Mais il trouvait une certaine élégance à se considérer habitué d'un endroit, auquel il n'était pas censé être rattaché. Comme s'il avait apprivoisé les lieux.
-Est-ce que je me suis trompé ? »
L'expression du garçon s'était transformée en une moue confuse. Vite ! Il claqua la langue contre son palais pour donner la pitoyable illusion qu'il maîtrisait la situation, qu'il avait une idée précise de quoi répondre !
Pendant plusieurs secondes, perdu dans ses pensées, il avait regardé le pauvre serveur dans le blanc des yeux, sans rien dire. Quelle patience avait ce gars pour ne pas avoir réagi plus tôt ?!
-Euh… (Merde ! Il avait beaucoup trop laissé traîner ce « euh »!) Non ! Hahem, merci. »
Il se frotta l'arrière de la tête. Merde ! C'était bien la première fois qu'un expresso le mettait dans un état pareil !
Satisfait, le garçon lui adressa un large sourire, plus honnête que le précédent. Ce demi-cercle sur sa bouche soulignait encore plus ses fameux traits courbés : à cause de ses grands yeux ronds, il n'y avait vraiment que les tâches de rousseur qui ponctuaient son visage. Puis, le jeune homme s'inclina et s'éloigna poursuivre son service.
Le parfum du café commençait à lui chatouiller les narines et il n'en revenait toujours pas : il s'était introduit dans sa bulle comme si c'était chez lui ! Il s'était glissé dedans sans être repéré, sans faire le moindre bruit d'intrusion, comme s'il n'avait eu qu'à pousser la porte, comme s'il avait été invité… Ugo ?
Et quoi ?
Il porta la tasse à ses lèvres et laissa le café encore trop chaud lui brûler le bout de la langue. Il avait trouvé le détail qui manquait : il n'avait plus qu'à l'ajouter. De l'autre main, il saisit le crayon et compléta son manuscrit d'une nouvelle trace, d'une nouvelle preuve stable sur laquelle il pouvait s'appuyer, et qui le rapprocherait encore plus d'une sorte de rencontre en chair et en os avec le chasseur de primes.
Ugo était enfin arrivé !
… une fois ces glaçons disparus, il aurait toujours des saletés de souvenirs, un putain de cœur et ces fichues tâches de son sur la face.
ooo
Premières Impressions
- Partie I -
Sa mère lui reprochait souvent de n'en faire qu'à sa tête, mais il n'y pouvait rien : il avait souvent raison. Par exemple, il avait bien fait de s'être contenté d'une chemise et d'un léger gilet. Il régnait dans la pièce une chaleur à faire instantanément fondre le moindre glaçon de sa boisson ! Enfin, si son embaucheur avait d'abord pris la peine de lui offrir un verre…
Le pauvre type était plus occupé à essuyer les gouttes de sueur sur son menton, avec le bout de sa cravate.
Certes, une veste ça faisait propre et professionnel en entretien d'embauche, mais ne pas transpirer comme s'il avait pris une douche habillé, ça, ça faisait sérieux. Sa mère pouvait dire, il avait eu raison, comme souvent.
Après avoir signé une ribambelle de papiers, qu'aucun d'eux deux n'avaient lu en entier, l'homme en sueur se leva pour récupérer une pochette dans la commode, derrière sa chaise. Il étouffa un râle au simple effort de se dresser : bosser dans un bureau tout l'été devait être crevant, donner la sensation d'être cuit vivant.
L'homme s'écroula, à bout de force, sur son fauteuil en jetant le dossier (désormais rangé dans une pochette colorée) sur la table.
-Voilà une copie de ton contrat ! annonça-t-il sans cérémonie, se frottant les yeux. On est bien d'accord : tu as un an, on attend ton manuscrit d'ici fin juin dernier délai, compris ? »
Il se pencha pour récupérer le dossier et hocha la tête. Sa seule hâte était de sortir de la maison d'édition pour retirer le gilet et se retrousser les manches, avant qu'il ne finisse en bouillie comme son embaucheur…
-Des questions ?
-Oui. Ça va me demander un sacré budget de venir à tous les concerts et toutes les tournées pendant un an…
-C'est aux frais de la maison, ça. T'as pas à te faire de soucis là-dessus. Contente-toi juste de raconter l'histoire du groupe de manière intrigante et émouvante, le rendre facilement accessible à tout un nouveau public quoi… Ça t'embête si je fume ? J'en peux plus !
-Ben, je… »
Trop tard, il avait déjà sorti son briquet… À quel point ce type était-il au bout du rouleau pour avoir oublié, qu'i peine vingt minutes, il lui avait dit qu'il essayait d'arrêter ?! C'était pas le moment de s'énerver… surtout devant son employeur ! Alors qu'un peu de fumée se glissait dans ses narines, lui évoquait les bons souvenirs d'une vieille amie en chatouillant ses sens, il contint son agacement dans son talon et s'appliqua à l'écraser contre le sol, encore, encore et encore. Il avait très hâte de sortir.
-Écoute, Jean, reprit l'employeur en relâchant de la fumée par les narines, Lost Boys' Basement a déjà une petite communauté de fans. Il faut juste les propulser un peu plus sur le devant de la scène pour garantir du bénéfice à la sortie de l'album, et le tour est joué ! La maison de disques paye quand même le tiers de ton salaire net ! Sans compter que la moitié du lectorat seront les vieux fans du groupe. Donc t'as pas de pression à te mettre. Il y a que l'album qui doit vraiment marcher. Au final, le livre sera surtout un accessoire de vente… »
Génial…
Pourquoi avait-il pris ce job déjà ? Jean ne savait plus trop bien… il payerait bien et lui donnerait un minuscule nom dans le monde de l'édition, ça devait être pour ça. Pour ce minuscule point de départ. Un an à écrire de la publicité pour un groupe amateur qui s'apprêtait à sortir leur premier album, avec un beau chèque à la clé… et ce serait un pas de plus vers son roman !
Pour l'heure, il se contenta de faire un pas de plus vers la porte, et sortit enfin du bureau des Bagatelles Spéciales. Baignée dans l'ombre, la rue offrait une fraîcheur salvatrice à Jean et d'autres piétons, qui l'empruntaient alors plus que d'habitude. Ç'aurait pu être un autre inconfort, mais le jeune homme se plaisait à se glisser dans le fouillis de la ville. Peu importe ce qu'il lui arrivait, cette agitation constante lui affirmait que rien n'était fixe, qu'il y avait toujours quelque chose à faire.
Et maintenant, ce qu'il pouvait faire, c'était se mettre au travail.
Non seulement son contrat était enfin signé, mais – entre la chaleur suffocante, le sale parfum de nicotine qui titillait encore ses narines, le désintérêt affiché de son employeur pour ce qu'il allait bien pouvoir pondre – cette journée l'avait tellement frustré qu'il ne la laisserait pas s'en tirer comme ça ! Il s'attellerait dès maintenant à sa tâche, il avait besoin d'une vague sensation d'accomplissement, alors que l'après-midi de cette fichue journée battait son plein.
De plus, il n'avait pas encore bien pris ses repères avec le groupe. Et le ciel savait qu'il avait l'affreuse tendance à travailler aussi bien qu'un bambin, quand son sujet lui était étranger ! Il avait besoin d'être à l'aise pour bien écrire. La cigarette était d'une aide précieuse…
Mais il n'en avait plus sur lui, et se faisait violence pour ne jamais passer le perron des tabacs. Encore heureux que son patron ne lui en ait pas proposé ! Être ex-fumeur, c'était mieux pour lui, mais handicapant pour son écriture. Aussi rageant qu'était ce constat. Il lui avait même fallu plusieurs mois avant de retrouver un endroit où écrire son roman, vu qu'il n'arrivait plus à écrire chez lui…
La priorité était de vite faire plus ample connaissance avec les membres de Lost Boys Basement et de vite en finir avec ce satané bouquin : il ne savait même pas sous quel angle l'aborder, d'ailleurs ! Le gilet retiré, ses manches retroussées, toujours à l'ombre des bâtisses, il n'avait plus qu'à les contacter.
Il attendit que le batteur (le seul numéro qu'il avait enregistré) décroche. La réponse ne vint pas d'une voix nasillarde et mordante qui s'éraillait à trop forcer, mais bien d'un rugissement tonitruant qui éclata dans ses tympans :
-Hé, Jeeeaaaan ! »
Il écarta son téléphone. Non, il n'était pas en haut-parleur. Elle hurlait vraiment. Bordel…
-Alors ! C'est bon ?! T'as été pris ?! continua le braillement.
-Attends, c'était pas censé être le numéro de Conny, ça ?
-Si, si, c'est bien ça ! J'ai juste été plus rapide que lui à décrocher, héhé… Bon, t'es pris ou non ?!
-À ton avis ? J'ai l'air d'un type qui appellerait rien que pour raconter son échec en détails ? soupira-t-il.
-Yes ! Bravooo, j'étais archi-sûre que t'y arriverais les doigts dans le…
-Vous êtes en répète là ?
-Yup, tu veux passer ? »
Il aurait juré entendre un lourd soupir avant que son interlocutrice ne réponde, et il devinait qui l'avait poussé. Impatient à l'idée de déverser sa frustration sur quelqu'un d'autre par sa simple présence, il ne se retint pas de sourire au téléphone.
-Bingo !
-Okay, bouge pas ! J'te file l'adresse ! »
À peine cinq arrêts de tram plus loin, Jean atterrit dans une espèce de banlieue pavillonnaire plutôt bien léchée, persuadé qu'il s'était trompé en notant l'adresse.
Ou pire. Que la guitariste le faisait tourner en bourrique.
Une longue allée propre, avec des trottoirs larges, et des arbres qui y apportaient un peu de verdure, des voitures familiales garées tous les cinq mètres, des jardins à chaque maison (avec des étages et un garage!) : un monde parallèle dont il n'avait jamais soupçonné l'existence au sein de la ville ! Mais surtout, le dernier endroit où il aurait imaginé un groupe de jeunes adultes amateurs de rock alternatif répéter. Au moins, il y avait une brise agréable ici.
Ses jambes le démangeaient de plus en plus de faire demi-tour s'acheter des clopes, au lieu d'avancer vers l'adresse notée. Il s'efforça de les taire et se figea devant une des maisons du patelin. Quartier Maria, 224 allée Asian Highs, comme sur le papier. Elle devait s'être payée sa tête…
Rien ici ne hurlait « lieu de répétitions d'un groupe » : imposant portail électrique, grand garage à côté de la maison qui avait l'air de s'allonger sur une sacrée surface (de quoi avoir au moins sept pièces différentes au rez de chaussée… parce qu'il y avait aussi un étage!), jardin avec une pelouse taillée régulière.
Face à une telle demeure, il aurait dû faire demi-tour, en rappelant la guitariste afin qu'elle explique pourquoi elle avait une dent contre lui. Mais le peu que Jean avait sondé d'elle lui assurait qu'elle n'était pas du genre à faire ce genre de plaisanteries. Taquine, fouineuse, excessivement enthousiaste et bon enfant, oui, mais pas vicieuse au point de le faire balader dans le mauvais quartier de la ville. Comme il avait souvent raison, il se décida à presser la sonnette du portail – l'autre main dans sa poche, un support qui l'affublerait d'un minimum de décontraction, un parachute si sa dignité s'écrasait. Bip.
Bip. Biip… Bip-bip. Biiip.
Tel qu'escompté, elle perdait en altitude et piquait dangereusement vers le sol, à mesure qu'il appuyait et que personne ne daignait venir lui ouvrir. Bip-bip-bip. Le silence morne, trop propre, du quartier triomphait. Jean prit alors la résolution d'en faire une affaire personnelle et s'acharna contre ce mutisme, qui le toisait sans dire un mot, sans répondre à son appel.
Il se démenait contre le quartier avec pour seule arme le bip-bip-bip de la sonnette qu'il pressait, et ce petit combat le grisait. Les sons électroniques aigus picoraient l'opacité du silence qui embuait toute l'allée, le silence d'une vie sereine à son échelle, Jean s'affirmait contre ces voitures familiales, ces garages immenses, ces jardins tondus au centimètre près, ce portail fermé, qui le prenaient de haut.
Biiiiip.
En dépit de ses assauts stridents, le calme avait tenu bon. Lorsque Jean se résolut à enfin accepter sa défaite, la tempête survint. C'était l'ordre naturel des choses et il aurait dû s'y attendre.
La tempête avait pris la forme d'une femme, qui sortit en trombe du 224 allée Asian Highs pour progresser d'un pas menaçant vers le portail, vers lui. Ses chaussures blanches frappaient le sol avec une telle ardeur que Jean aurait juré qu'elle portait des talons. Mais non, elle était simplement vêtue d'une espèce d'uniforme d'infirmière de la tête aux pieds. Avec un supplément regard noir, qu'elle braquait sur le jeune homme. Merde…
Elle s'arrêta juste derrière la barrière. Le bon côté des choses c'était qu'elle ne martelait plus le sol, comme si elle rappelait à la terre-même qui était la vraie patronne de ces lieux. Le mauvais côté des choses : son regard noir s'était assombri. Jean était à peu près sûr qu'il faisait maintenant face à un tout nouveau portail, bien plus imposant : l'entrée des Enfers.
-Je t'écoute, lâcha-t-elle en croisant les bras.
-Euh, je… »
Il aurait pu s'attarder sur ses joues qui le brûlaient, ou sur la honte qui tordait ses tripes, mais son esprit se focalisa sur la priorité :
-P-pardon, madame, j'ai… je me suis trompé d'adresse. »
L'humiliation d'avoir à se comporter comme un enfant l'insupportait, même s'il avait bien conscience de le mériter. Il serra donc les poings et les tint contre son corps, droit devant l'infirmière qu'il avait dérangé… et dont le regard s'éclaircissait ?
Les ténèbres s'évanouissaient et Jean s'aperçut enfin qu'elle avait les yeux noisette, comme lui : un regard bien plus clair que quelques minutes auparavant. Son expression entière s'adoucissait, elle ne fronçait plus les sourcils et elle affichait un sourire appréciateur. La femme décroisa les bras pour les poser sur ses hanches et pencha la tête.
-Bon, tu es un garçon poli, je t'accorde ça pour commencer… déclara-t-elle en maquillant un soupir abusé. Tâche de maîtriser un peu ton tempérament quand même : je ne voudrais pas que tu aies une mauvaise influence sur mon fils. »
Sur ces paroles, elle ouvrit le portail d'un tour de clé et l'invita à entrer dans le jardin d'un geste de la main. Pendant ce temps, Jean essayait de se remémorer la dernière fois qu'on l'avait désigné comme un « garçon ».
-Pardon ? peina-t-il à articuler.
-Haha, tu n'as pas à t'excuser sans arrêt non plus, tu sais ? Rassure-toi, tu es à la bonne adresse… sauf si tu ne t'appelles pas Jean Kirschtein.
-Hahem, si, c'est bien moi.
-Parfait. Donc tu peux entrer. (Elle répéta son geste.) Sasha m'avait prévenue que tu viendrais, je n'avais juste pas anticipé que tu serais aussi diligent. J'étais au beau milieu de mes préparatifs quand tu as sonné, d'où mon retard. »
Ils arrivaient au perron de la porte (et Jean ne parvenait à poser son regard que sur ses pieds) quand elle ajouta :
-Excuse-moi de t'avoir fait attendre.
-Non, c'était surtout ma faute. » répliqua-t-il, satisfait de reprendre ses esprits alors qu'elle le conduisait vers la cuisine.
L'infirmière lui sourit, elle devait partager son sentiment.
-Si je peux me permettre, madame : vous avez quelque chose dans le four, non ? »
L'odeur l'avait frappé en arrivant dans la pièce : un plat qui cramait. La mère du bassiste (selon sa théorie, mais il avait souvent raison) fit volte-face dans un tourbillon d'épais cheveux noirs et accourut à la rescousse des denrées alimentaires, qui passaient un sale quart d'heure de trop dans la fournaise.
Les rescapés étaient des durs à cuire, littéralement. Les pépites de chocolat ne se confondaient pas avec les tâches de cramé, les cookies gardaient même l'alléchante teinte dorée d'un sablé réussi. Si Jean salivait à leur vue seule, c'était plutôt bon signe.
-Ouhlala, merci, Jean ! Ils m'auraient fait la peau si je les avais encore ratés !
-Vous vous faites exploitée ou quoi ? » plaisanta-t-il.
Le rire de l'infirmière lui réchauffa le cœur. Il remarqua qu'elle avait déjà accroché son insigne et plissa les yeux pour déchiffrer son nom, et confirmer sa théorie.
« Dr. Jäger »
50 % de réussite : c'était bien la mère du bassiste, mais elle n'était pas infirmière.
-Il va falloir que je me dépêche. Mon service commence bientôt ! s'écria-t-elle, en récupérant ses clés de voiture dans un petit pot.
-Vous êtes de nuit ? »
Elle acquiesça en enfilant sa blouse et en rassemblant quelques affaires, pendant que Jean se désolait du comportement de Sasha : elle était au courant qu'il viendrait et pourtant elle avait laissé la doctoresse s'occuper de tout, quitte à ce qu'elle arrive en retard à son travail !
En parlant du loup, la bête surgit dans la cuisine, aussi furtive qu'une ombre ! Jean sursauta : il avait beau s'être posté face à l'entrée de la cuisine, le prédateur des bois avait échappé à son attention ! Lui rappelant, ainsi, qui d'eux deux était le plus habitué au terrain…
La gueule grande ouverte, bave aux babines, le monstre se jeta sur sa proie et engloutit un cookie encore chaud, sous les yeux de Jean, pétrifié. Est-ce qu'il devait craindre pour sa vie ? Là ? De suite ?
-Laisses-en pour les autres, Sasha ! la gronda la doctoresse, en faisant passer sa tête dans la cuisine. Je file, soyez sages ! Ravie d'avoir fait ta connaissance, Jean !
-Moi aussi, madame !
-Au revoir, m'dame ! la salua la guitariste, la bouche pleine.
-Elle vient de te dire d'en laisser. » lui rappela-t-il d'un ton grave.
La jeune femme lui jeta un regard contrarié avant de se saisir d'un nouveau cookie, plus petit, plus cramé, et de le tendre à Jean.
Un bol rempli des cookies épargnés par l'ogresse entre les mains, Jean suivit Sasha jusqu'à la cave de la maison. Selon les dires de la musicienne, le groupe avait pour habitude de répéter là. Maintenant qu'il y réfléchissait, c'était plutôt logique de s'appeler « Lost Boys Basement » quand on jouait dans une cave.
-Tu vas voir ! C'est le meilleur endroit au monde pour répéter ! L'isolation est impeccable ! » s'extasia-t-elle en saisissant la poignée de porte.
Jean acquiesça sans chercher à ajouter quoique ce soit, trop distrait par le vieux bois de l'escalier et de la porte : il avait l'air épais et robuste. Le jeune homme se demandait de combien d'années ce bois avait bien pu être témoin.
Sasha poussa la porte et les tympans de Jean hurlèrent à l'agonie.
Il croyait se trouver au beau milieu d'un champ de bataille : un fort tapage se fracassait contre les parois de son crâne, un bourdonnement sourd vrombissait dans ses oreilles, son propre cœur résonnait dans sa poitrine, s'affolait, porté par le rythme endiablé d'un souffle court. Et tout son corps tremblait.
Puis le silence débarqua.
Jean eut à peine le temps de pousser un profond soupir de soulagement qu'une exclamation vint rompre la tranquillité salvatrice :
-Ouah ! Les cookies ! »
Conny laissa ses baguettes sur son tabouret, et trottina vers Jean avant de se servir dans le bol et le plus grand des calmes.
-Salut, Jean, ça baigne ? demanda-t-il en mâchant son premier biscuit.
-… mes oreilles baignent dans le sang de mes tympans, oui ! C'était quoi ça ? »
Les yeux du batteur se transformèrent en soucoupes alors qu'il le considérait, si perplexe qu'il avait arrêté de mâcher le cookie.
-Notre musique. T'as déjà un problème, le poète ? lança le bassiste, qui était resté à sa place.
-Ouais, j'ai le regret de t'annoncer que maintenant j'en ai deux ! D'abord, ton ampli est trop forte pour que Conny entende qu'il martèle ses toms comme un bourrin… bravo pour le travail d'équipe, au passage ! Et l'autre, c'est toi, enfoiré !
-Tch !
-Ha ! jubila Jean en continuant de se rapprocher de lui. Si tu savais à quel point j'avais hâte de venir juste pour le plaisir de dégonfler ta sale tronch-
-Dis donc, le poète, c'est qu'il est fleuri ton langage !
-Ta gueule ! feula-t-il en empoignant son col d'une main, l'autre poing se préparait déjà à attaquer. J'ai pas de leçon à recevoir de toi !
-Et toi alors ?! répliqua le bassiste en chopant le col de Jean, imitant sa position. Tu crois que tu vas m'apprendre la musique, peut-être ?! »
Les bras de Conny le firent basculer en arrière, l'éloignant de son adversaire, tandis que Sasha brandissait le bol de cookies – Jean avait eu le réflexe de le lui confier avant d'entamer les hostilités – devant le musicien furibond.
-Nan, mais ça va pas la tête, les gars ? On va jamais s'en sortir si vous nous faites le coup à chaque fois !
-C'est vrai ! Vous voulez pas vous détendre ? Prends un cookie, Eren.
-Hein ?! Mais c'est à lui de se détendre ! Il se ramène, et tout de suite il crache sur ce qu'on fait ! s'emporta Eren en récupérant le cookie que la guitariste lui tendait.
-J'essayais de vous expliquer que vous faisiez tout de travers sur le moment, c'est tout ! Mais forcément, t'as été si avenant que j'ai dû gueuler pour que tu m'écoutes un minimum !
-C'est sûr que toi, t'es tellement agréable, connard ! »
Conny l'empêchait toujours de bouger, alors qu'Eren avait tiré sur sa chemise et que les mains de Jean brûlaient, non seulement de déchiffonner ses fringues, mais aussi d'en coller une belle dans les dents du bassiste ! Puisqu'il ne pouvait plus faire parler ses poings, il choisit de mieux se servir de sa langue :
-Dit-il alors qu'il m'insulte en premier…
-Fumier !
-Eren ! Prends un autre cookie !
-Qu- »
Eren prit le le deuxième biscuit tendu par sa partenaire dans sa main et, après un temps d'hésitation, croqua dedans. Sasha déposa le bol sur un des amplificateurs et ramena ses poings sur ses hanches.
-Maintenant que nous avons tous communié aux cookies de Mme Jäger, nous allons pouvoir discuter, et régler ce conflit comme les adultes que nous sommes censés être, vu ? fanfaronna-t-elle comme si elle portait une robe de juge au lieu d'un sweat. Jean, tu dis avoir des conseils à nous donner. Pourquoi devrions-nous t'écouter ?
-La parole est à la défense, déclara Conny d'un ton solennel en le relâchant.
-Vous êtes vraiment cinglés… soupira-t-il en se pinçant l'arrête du nez. Bien, je pensais pas avoir à vous refaire mon CV, mais j'ai déjà écrit plusieurs revues sur des groupes de pop-rock indé. Je sais de quoi je parle quand je vous dis que l'ampli de la basse est trop forte, et que ça ruine la batterie de Conny. À ce stade, je comprends pas pourquoi une maison de disques a accepté de vous produire un album…
-Objection ! aboya Eren.
-Hein ?
-Objection accordée ! proféra Sasha.
-HEIN ?
-Chut, Jean ! La parole est au procureur !
-Tu nous as jamais écouté jouer tous les trois. Donc, je serais toi, j'attendrais de savoir exactement de quoi je parle avant de monter sur mes grands chevaux.
-Okay, okay, alo-
-Jean ! Tu n'as pas la parole !
-Rhaah… objection ?
-Objection accordée ! adressa leur piètre juge.
-Okay, je disais : je vous conseille sincèrement de m'écouter car la survie de votre groupe dépend directement de moi, à présent ! »
Sasha pencha la tête à ses paroles, Eren fronça les sourcils et les yeux de Conny reprirent leur forme de soucoupes. Pas peu fier de son effet, Jean commença à circuler entre eux, sortant la copie de son contrat.
-C'est vrai que mon jugement sur votre son a peut-être été un peu hâtif, donc je veux bien en rester là pour mon reproche. Mais, on va mettre les choses au clair : vous avez intérêt à écouter ce que j'aurai à vous dire, car je peux très simplement vous pourrir dans le bouquin, quand je veux !
-Du chantage ? renifla Eren. T'as pas le droit. Ce livre est censé nous faire de la pub, tu peux que nous mettre en valeur.
-Oh, tu crois ça ? Eh bien, navré de te l'annoncer, mais Naile Dork a stipulé que j'étais libre d'écrire ce que je voulais. »
Sur ces mots – qui étaient d'énormes mensonges mais Jean faisait confiance à son jeu d'acteur – il brandit son contrat sous le nez du bassiste. Comme prévu, toutes les pages découragèrent Eren de lire et – Jean en jugea à ses sourcils qui se défronçaient – le contraignirent à croire l'écrivain sur parole.
-Et de toute façon, il n'y a que Naile qui puisse me virer. » ajouta-t-il.
Ça, au moins, c'était vrai. Jean préférait terminer sur un peu de vérité. S'il exigeait le respect des membres de Lost Boys Basement, il se devait d'en témoigner de son côté.
-Bref, j'allais commencer par noter mes premières impressions et, en accord avec ce qu'on a convenu avec Naile, je vais pas me gêner. Donc, Eren, je te conseille d'être coopératif à l'avenir, si tu veux pas faire foirer l'opportunité qui s'est présentée à ton groupe. »
Des flammes vertes dansaient dans le regard du leader, toutes décidées à réduire Jean en cendres, mais Eren ne répliqua rien. Cette histoire enfin réglée, Jean récupéra le bol de cookies laissé sur l'amplificateur, s'assit sur le vieux canapé, croisa les jambes, dégaina son carnet et son crayon, et croqua dans un biscuit.
-Dis, pourquoi tu notes tes premières impressions, au juste ? l'interrogea Sasha, un doigt sur la bouche.
-Je fais toujours comme ça. Ça permet de garder le cap sur l'axe innocent de la première rencontre, et les lecteurs du bouquin seront pour la plupart des nouveaux venus. Donc il faut pas oublier cette partie du public, et faire attention à établir un rapport neuf dès le début, pour pas les perdre. Sinon, on les brusque en se barrant dans des idées difficiles à suivre dès les premières pages.
-Ohooo-
-Dooooomm ! »
Jean sursauta au largage de l'accord de basse. Il tourna la tête vers Eren qui, guitare à la main, le scrutait, un sourire carnassier aux lèvres.
-Enfoiré… bougonna-t-il.
-Allez ! Sasha, Conny, on y retourne ! » brailla l'intéressé.
Jean reconnaissait qu'il avait tiré des conclusions précipitées sur le groupe : après environ deux heures de répétition, le potentiel des textes et de la guitare électrique ressortaient. Ce devait être les deux atouts du groupe, ce qui avait séduit le Bazar d'Exploration.
Ce fut pour lui une délivrance que d'enfin quitter l'enceinte du224 allée Asian Highs. Il allait devoir s'habituer à supporter Eren, et il valait mieux commencer par petites doses, quitte à être complètement rincé au bout de deux heures. Toute la maison empestait ce qui l'agaçait chez Eren : la vie paisible, tracée de A à Z, bordée dans un joli cadre tout propre sans qu'il n'ait eu à lever le petit doigt, d'un fils de médecins prétentieux et condescendant.
Alors qu'il frôlait les voitures familiales, à cheval sur les trottoirs et dont le nombre croissait avec l'avancée de la soirée, le bourdonnement d'un véhicule s'atténua à côté de lui et une voix nasillarde le héla :
-Jean ! Tu veux monter ? »
La tête de Conny dépassait de la fenêtre et le batteur pointait sa petite voiture du pouce. Jean haussa les épaules avant de boucler sa ceinture. Des motifs ovales d'un turquoise et violet délavés décoraient les sièges automobiles, recouverts d'une matière pelucheuse. Le levier de vitesse avait l'air rouillé par des années de dur labeur, et Jean aurait juré entendre Conny grogner à chaque virage serré effectué. Selon toute évidence, il n'y avait pas de direction assistée. Selon toute évidence, son tas de ferrailles était vieux, peut-être aussi vieux que le bois du sous-sol chez Eren.
-J'vais vers le sud du centre-ville, annonça le conducteur alors qu'ils quittaient le quartier Maria, vers le quartier O. Graak, tu situes ?
-Ouais, ouais…
-J'te dépose où alors ?
-Le centre-ville, ça ira.
-À vos ordres, patron !
-Pff… » ricana-t-il.
Conny lui jeta un regard complice. Il aimait bien Conny : il savait s'amuser, mais il était cent fois plus responsable que Sasha (ce qui était rassurant) et simplement agréable à vivre, pas comme cette tête de nœuds de gosse de riche. À en juger par ses fringues et l'état de sa bagnole, Conny ne venait pas du tout du même milieu qu'Eren, cela lui donnait un petit côté humble.
-T'inquiète. Eren et toi, vous vous entendrez bientôt ! » déclara Conny pour lancer la conversation.
Pauvre Conny : il venait de dégringoler dans l'estime de Jean en si peu de temps… à énoncer des crétineries pareilles !
-Haah ?
-Nan, sérieux ! C'est un chouette type, tu vas voir !
-Mouais, tout ce que je vois pour l'instant c'est qu'il me fixe comme si j'avais trucidé sa famille à la hache… Et qu'il me cherche constamment, à croire qu'il touche une prime à chaque fois qu'il m'énerve ! Vous aurez pas besoin de l'album à ce train là : Eren roulera suffisamment sur l'or pour que vous partagiez ! »
Le musicien au crâne rasé se tordait de rire au volant. Avant que Jean n'ait le temps de trop douter de sa sécurité, ils se retrouvèrent à attendre au feu rouge et Conny en profita pour se remettre de son fou rire.
-Haha… c'est clair que ce serait sympa qu'on se fasse du blé… »
Le vert se réfléchit sur son visage et mit en lumière une espèce de mélancolie qui frappa Jean. Dans un coin de son esprit, il nota de reporter cette observation, et de creuser un peu les motivations de Conny plus tard : il valait mieux ne pas le bombarder de questions dès le premier jour. En plus, ils approchaient de la place où Jean voulait être déposé.
Il salua Conny en cognant son poing contre le sien, et attendit que la voiture disparaisse dans une rue voisine avant de se mettre en route.
Il poussa la porte de son repère, toute la fatigue de l'après-midi volatilisée, remplacée par la sérénité habituelle qui embaumait les lieux. La serveuse rousse hocha la tête à son entrée. Jean lui rendit son salut et se dirigea vers le fond du café, là où l'attendait sa table, avec la bougie au réglisse et à la vanille.
En s'asseyant, il jeta un coup d'oeil à sa montre : encore trois heures avant la fermeture. C'était largement suffisant pour avancer un peu sur son travail, avant de rentrer chez lui, alors il s'appliqua à sortir ses feuillets d'étude et son crayon. Rien à voir avec le carnet de notes du groupe, ni la copie de son contrat. L'heure était à son roman.
Crayon en main, la première réflexion qu'il se fit était qu'il allait devoir revoir son organisation afin de trouver le temps d'écrire, malgré son nouveau boulot qui risquait d'empiéter sur le temps qu'il consacrait à son roman. Comme si ce n'était déjà pas assez délicat de ne pouvoir écrire qu'à un seul endroit…
À la perspective de son roman qui lui filait entre les doigts, il serra le feuillet de ses notes, quitte à les froisser. Puis, une tasse de café se posa tout près, à portée de main. Jean leva les yeux et croisa le regard marron du serveur aux tâches de rousseur, qui était toujours aussi furtif quand il s'introduisait dans sa bulle.
-C'était pas aujourd'hui ton rendez-vous avec M. Dork ?
-Si, répondit-il en portant le moka à ses lèvres.
-Ça s'est bien passé ?
-Ouais, j'ai eu le job.
-Bravo ! Je ne pensais pas te voir ici, en tout cas. J'imaginais que t'aurais pas le temps de passer, ça fait plaisir. »
Le bout de la langue brûlée, et les premières gouttes d'amertume titillant ses papilles, Jean tourna à nouveau la tête vers le garçon : il avait encore son fameux sourire avenant aux lèvres. L'enthousiasme de son interlocuteur pour une banale venue de Jean au café lui arracha un sourire, qui fleurit en ricanement. Il nicha sa joue dans la paume de sa main avant de s'expliquer :
-Mouais, j'avais grand besoin d'un peu de calme… Conny et Sasha ont passé la répète à chahuter…
-Oh, tu es allé les voir directement après ? Un tel investissement, si tôt, pour un nouveau travail, c'est tout de même remarquable. »
Jean laissa échapper un nouveau ricanement : ce gars ne manquait jamais de voir la tasse à moitié pleine !
-Conny et Sasha sont infernaux, c'est vrai, continua le serveur dans un gloussement, mais on ne s'ennuie jamais avec eux. Ils sont très attachants.
-Pas comme Eren, grinça Jean. Ce salaud a encore pris son pied à me taper sur le système… »
Le garçon de café éclata de rire. Pris de court, Jean écarquilla les yeux en attendant qu'il se justifie.
-Ça va vite changer, je ne me fais pas trop de soucis pour vous deux, confia-t-il.
-Haaah ?! Mais pourquoi est-ce que tout le monde me sort qu'on va finir par s'entendre, à la fin ?
-Hmm, je dirais que c'est parce que vous vous ressemblez beaucoup, au fond… avança le serveur, un doigt sur le menton. Bon, j'y vais. Bonne dégustation. »
Et sur ces paroles, il se pencha en avant (son geste signature), toujours souriant. Avant qu'il ne s'éloigne, Jean lui glissa :
-Merci, ça fait plaisir d'être ici. »
Le jeune homme aux tâches de rousseur le gratifia d'une autre de ses expressions rayonnantes, avant de reprendre son service. Jean reporta la tasse à ses lèvres, en réfléchissant à ce qu'il venait de lui énoncer. Certes, Eren et Jean étaient tous les deux assez impulsifs, ce qui mettait à chaque fois le feu aux poudres entre eux deux, mais, hormis ce trait de caractère, il ne voyait pas trop en quoi ils se ressemblaient.
La saveur corsée du moka lui rappela qu'il ferait mieux de penser à son roman plutôt qu'au boulot. Par bonheur, le parfum de vanille, d'amarena et de réglisse, qui encensait sa bulle, le transporta à l'endroit exact où il voulait se rendre : dans les méandres de son imagination. Là où plus rien d'autre que ce qu'il pouvait concevoir ne comptait devrait-il donner un rival à Ugo ? Non, il pouvait briller sans faire-valoir…
Merci à l'incroyable Iferil pour la beta-lecture, l'enthousiasme et tout le soutien,
Et merci à toustes les .s qui sont arrivé.e.s jusqu'ici !
