Camille se réveilla dans une prison, surement la plus terrible et impitoyable prison qui pouvait exister : son propre corps. Elle ignorait comment elle avait pu en arriver là. C'était ce qui était le plus frustrant. Tout ce qu'elle se rappelait était ce bar où elle était allée célébrer, avec des amis, la fin de l'épidémie de Covid 19.

Après tout ce temps sans pouvoir sortir, elle avait bu sans se limiter, et ensuite tout était devenue flou. Elle avait des souvenirs confus d'une balade en voiture, allongée sur la banquette arrière, d'une route de campagne, d'une rivière tumultueuse et de cette lumière dans le ciel. Puis, plus rien.

Elle s'était réveillée sans comprendre où elle était, ni depuis combien de temps elle s'y trouvait. Elle ne pouvait plus bouger. Elle était au sommet d'une petite colline, et placée bien en vue. Autour d'elle se trouvait un jardin verdoyant avec des arbustes et des fleurs de toutes les couleurs, bien entretenue, d'une beauté frappante et si étrange. Tout autour, il y avait des petits sentiers et des sculptures abstraites. Elle était l'élément centrale du décor.

Elle se trouvait sur une autre planète, elle ne savait pas comment c'était possible, mais c'était évident. Plus loin, il y avait une citée lumineuse au reflet blanc chatoyant et dans le ciel, il y avait deux soleils le jour et deux lunes la nuit.

Les habitants venaient souvent dans le parc pour la regarder. Ils n'étaient pas humains, même s'ils en avaient la forme. Les différences étaient frappantes. Ils avaient des yeux plus grands que ceux des humains et plus ronds. Leur peau était bleue, très pâle et leur cheveux noirs ou gris avaient une drôle de texture, luisante. Leur corps semblait plus souple que ceux des humains, ça se voyaient dans leur façon de marcher, et ils avaient quatre doigts par mains.

Il lui fallut longtemps avant de comprendre qu'ils venaient pour la vénérer. Ils venaient la voir et psalmodiaient en baissant le regard. Certains lui parlaient parfois en la fixant. D'autres allait même jusqu'à tendre les mains pour la toucher. Mais elle ne sentait rien. Elle ne sentait plus son corps, si toutefois, elle avait encore un corps. Elle ne pouvait pas parler, ni bouger. Il ne lui restait que ces yeux et ses oreilles.

Ils parlaient une langue étrange qu'elle apprit avec de l'écoute et beaucoup de temps. Car du temps, elle en avait. Elle n'avait que ça et elle ignorait à quel point elle en avait.

Elle dormait parfois et quand ça lui arrivait ça pouvait durer longtemps, très longtemps. À son réveil la ville avait changé, le parc avait changé, les arbres n'étaient plus les mêmes.

Elle savait qu'elle restait aussi éveillée très longtemps, sans pouvoir communiquer avec qui que ce soit, plus seule que personne ne pouvait l'être dans tout l'univers.

Une fois de plus, après un long sommeil, Camille se réveilla dans la prison de son corps. Le parc avait encore changé, mais mise à part la disposition des arbres, il s'y trouvait une étrange décoration : une cabine en bois bleue. Ce qui attira le plus son attention était le mot "Police box" écrit sur la cabine. Elle savait qu'elle n'était pas sur Terre, mais il était excitant de voir que cette cabine avait un aspect plus terrien.

La porte s'ouvrit et deux femmes en sortirent, toutes deux d'apparence humaine: une blonde et une aux cheveux et au teint foncé. Au départ, elles étaient loin et examinaient lieux, mais dès qu'elles aperçurent Camille, elles se dirigèrent droit vers elle.

À ce moment-là, elle capta leur conversation et sentit une grande joie quand elle comprit qu'ils parlaient sa langue maternelle. Il y avait si longtemps qu'elle ne l'avait pas entendue.

- Ce n'est qu'une statue.

- Une statue avec des yeux humains, répondit la blonde. Regardez attentivement.

- On dirait qu'ils bougent. Je crois que ça nous fixe.

- Pas "ça", dit la femme blonde : elle. Je sens qu'elle est consciente.

- Une statue vivante, s'étonna l'autre!

Ainsi donc, Camille était devenue une statue. Elle s'était demandé, depuis si longtemps ce que les gens qui la fixaient voyaient réellement.

- Vivante oui, reprit la blonde, mais aussi humaine.

- Que voulez-vous dire?

La blonde avança son visage à quelques centimètres du sien et c'est là que Camille pu plonger ses yeux dans les siens. Cette femme avait reconnu son humanité à ses yeux et c'est pourtant en regardant ses yeux que Camille comprit qu'elle n'était pas humaine, malgré l'apparence, le langage et la boîte de police. Mais qui était-elle donc?

- Je vais tenter quelque chose, reprit la blonde. Surtout pas d'interférence.

Camille s'inquiéta. Qu'allait-elle tenter? Qu'allait-on encore lui faire?

La femme blonde leva ses mains et les plaça dans son visage, puis elle replongea les yeux vers les siens. À ce moment, il se passa quelque chose d'étrange, une sensation l'envahie, comme si elle n'était pas seule dans sa tête. La présence se faisait de plus en plus intrusive et Camille, déconcertée ne savait comment réagir. Une voix apaisante entra dans son esprit et prit toute la place.

- N'aie pas peur!

Elle sentit alors une force nouvelle, étrangère à elle-même qui s'immisçait dans tout son être. Terrifiée, elle constata qu'elle ne pouvait pas fuir.

- N'aie pas peur, reprit la voix, je suis là pour t'aider.

La présence lui insuffla une vague d'apaisement. Camille se calma. Elle se rappela la femme blonde qui semblait humaine et qui ne l'était pas. C'était bien elle qui parlait à son esprit. C'était le docteur. Comment pouvait-elle savoir ça?

- C'est bien cela, Camille, je suis le docteur. Nous sommes en contact. J'essaie de communiquer avec toi. J'essaie de comprendre.

- Moi aussi je veux comprendre, depuis très longtemps.

- Que s'est-il passé, demanda le docteur?

- Je ne me rappelle plus. J'étais saoule.

Les images anciennes s'imposèrent avec force et clarté à son esprit. Elle était avec des amis et elle buvait.

- Oui, tu étais saoule, mais pas tant que ça. Le souvenir est encore là, à demi enterré.

"Je crois que je peux conduire, disait Camille à Léopold, son meilleur ami.

- Je peux te raccompagner, nous allons dans la même direction.

- Et qui va ramener ma voiture?

- Laisse-là ici, tu reviendras demain.

Elle se sentit alors très mal, très fatigué, avec une forte nausée.

- Ça va, demanda Léopold?

- Non, dit-elle. C'est d'accord, ramène-moi...

Elle grimpa dans la voiture et s'allongea sur le siège arrière, en proie à une migraine aussi soudaine qu'inattendue. Pendant un long moment, elle ne sentait que la vibration du moteur pendant que la voiture roulait vers sa destination. Puis, elle s'arrêta.

- Nous ne sommes pas arrivés, dit-il, le moteur s'est arrêté.

Il ouvrit la portière, sortit et ouvrit le capot. Elle entendait le grondement de la rivière qui coulait près de chez elle et se demanda si elle pourrait entrer à pied. Elle se leva et sortit de la voiture en espérant que l'air frais lui ferait du bien.

Dès qu'elle sortit, elle vit que Léopold s'était éloigné de la voiture et il fixait un point brillant dans le ciel. Elle s'approcha, le point se fit de plus en plus gros de plus en plus vite, la lumière la frappa de plein fouet et tout s'évanouit."

- Ce n'est pas tout, reprit le docteur. Il y a autre chose, des souvenirs enfouis que je n'arrive pas à débloquer. Je vais tenter quelque chose.

Des images furtives et successives s'imposèrent à son esprit. On y voyait des murs gris métalliques, des cages de verre et plusieurs humains enfermés dans ces cages. Léopold, terrorisé, frappait la vitre de sa cage de ses poings ensanglantés. Elle était étendue dans un lit alors qu'un objet pointu et sinueux semblait descendre en se tortillant vers elle à toutes vitesse. Elle hurla. L'image se brisa.

Camille se retrouvait à nouveau dans le parc avec la présence du docteur, toujours aussi rassurante.

- Que s'est-il passé, demanda Camille?

- J'ai bloqué le souvenir; il était trop traumatisant.

- Qu'est-ce qu'ils m'ont fait?

- Ils t'ont transformée, dit le docteur. Je peux peut-être t'aider.

Camille se choqua.

- Non, ne dites pas ça si vous ne le pouvez pas. Savez-vous ce que c'est de vivre dans la solitude la plus complète, pendant des siècles, des millénaires, pendant si longtemps qu'on en perd la notion du temps?

- Oui, souffla le docteur et Camille sentit que c'était vrai. Elle vit la vague image d'une forteresse avec des écrans partout, une présence malveillante et un mur de diamant. L'image s'évanouit.

Camille se calma.

- C'est juste que... c'est la première fois que je communique avec quelqu'un depuis si longtemps.

Cette révélation déclencha un torrent d'émotions. Le fait d'en parler lui faisait réaliser à quel point elle avait été seule et à quel point elle le serait encore, pour toujours. Elle avait envie de pleurer, mais elle ne le pouvait pas. Elle sentait alors du recul de la part du docteur, comme si cette vague d'émotions l'avait atteinte. Puis, une autre vague d'apaisement lui fut envoyée et la voix reprit.

- Camille, nos esprits sont connectés et c'est une connexion qui va dans les deux directions. Tu sais donc qui je suis et de quoi je suis capable. Je ne peux pas te promettre de te libérer de ta cage, mais je peux te promettre de tout essayer et crois-moi, si quelqu'un est capable de te libérer, c'est moi.

Camille sut que c'était vrai. Elle pouvait percevoir des fragments de la vie du docteur, de la fuite aux batailles, tous ces mondes qu'elle avait sauvés, toutes ces aventures et tout ce savoir. Elle reprit espoir pendant un court moment et comprit que d'une façon ou d'une autre, les choses allaient changer.

- Docteur, je vous remercie d'essayer, mais si vous ne trouvez pas comment me libérer, promettez-moi une chose : que vous détruirez cette enveloppe dans laquelle on m'a enfermée et que vous mettrez fin à ce long purgatoire.

Pour la première fois, elle sentit une hésitation du côté du docteur.

- Je vous en prie, supplia Camille!

- Camille, reprit le docteur avec douceur. Tout ce que je peux te promettre, c'est que ça va changer.

Puis, sans attendre, elle coupa le contact.