Disclaimer : Les personnages ne m'appartiennent pas.

Univers : Milieu saison 3, après l'arrestation d'Hannibal.

Note : Participation au challenge de Mars du Collectif NoName sur le thème D'adversaires à partenaires. A la question d'auteur : Tout fandom confondu quel est le duo ami/ennemi qui pour vous ferait le meilleur duo de partenaires et pourquoi ? : Je dirais Sherlock/Moriarty parce qu'ils ont les mêmes vues sur de nombreux détails et qu'ils feraient un duo du tonnerre si Moriarty ne passait pas son temps à embêter Sherlock.

Note bis : Ce devait être un OS pour traiter rapidement l'évolution d'une relation mais le texte s'est développé bien plus que prévu alors voici une nouvelle fic à chapitres.


Chapitre 1


Frederick ignorait pour quelle raison il avait décidé de mettre les petits plats dans les grands. Il ne faisait qu'organiser un dîner en souvenir du « bon vieux temps » comme il l'avait dit avec ironie, sans se préoccuper du ressenti de son invité. Will était le seul qui avait répondu favorablement à son appel, Alana ayant décliné avec une politesse feinte tandis que Jack lui avait rappelé qu'ils n'avaient pas élevé les cochons ensemble et qu'il était donc tout à fait inutile de croire qu'il accepterait. Le psychiatre ne s'en formalisait pas réellement, il n'allait pas reprocher au Dr Bloom et à l'agent Crawford de rester dans leur coin alors qu'il n'avait jamais tissé de lien particulier avec eux. Il s'estimait déjà assez heureux de recevoir le consultant chez lui malgré leurs mésententes courantes mais il ne comprenait pas d'où provenait cette angoisse qui le tenaillait depuis le réveil. Sans doute n'était-ce là que le résidu d'une ancienne panique ranimée par l'association habituelle que son cerveau faisait entre Will et Hannibal – l'un renvoyait inévitablement à l'autre depuis quelques temps – et qui rappelait ainsi de douloureux souvenirs.

Grommelant contre lui-même et contre son incapacité à songer à autre chose qu'aux manipulations psychiques de son collègue cannibale, Frederick s'empressa de découper son melon avec la ferme intention de prouver qu'il avait lui-aussi du talent en matière de cuisine. Une petite voix doucereuse aux accents lituaniens lui soufflait qu'il tentait de se mesurer à la cuisine impeccable et irréprochable de Lecter mais il la fit taire en abaissant violemment son couteau sur la plaque en bois. Il détestait lorsque son esprit lui échappait de cette manière, plus encore lorsqu'il le replongeait dans ses multiples faux pas occasionnés par son égo incommensurable. Il n'était sans doute pas la personne la plus innocente au monde mais il demeurait une victime des actes de l'Éventreur, peu importait ce que marmonnaient les autres quand il avait le dos tourné.

Un coup délicat contre la partie vitrée de sa porte d'entrée le tira de ses réflexions. Il déglutit avant d'ouvrir à son invité, remarquant que ce dernier était un peu en avance. Le sourire gêné et maladroit de Will lui permit de constater qu'il se trouvait dans le même état que lui, ce qui ne le rassurait qu'à moitié.

« Bonsoir Will.

— Frederick, le salua le consultant avant de lui tendre un bouquet de fleurs. »

Le plus jeune justifia son geste en déclarant qu'il n'était pas très doué pour choisir des vins et qu'il avait pensé qu'une composition florale serait sans doute moins risquée. Le psychiatre le remercia avec étonnement, surpris et touché par cette attention à laquelle il ne s'attendait pas. Étrangement, un poids sembla s'ôter de ses épaules et il reprit une plus grande confiance en lui, conduisant son hôte dans la cuisine où il s'employa à rechercher un vase. Il n'en avait pas utilisé depuis qu'il avait préféré remplacer les végétaux naturels par des synthétiques et il dut fouiller dans plusieurs placards pour en dénicher un. Après un nettoyage rapide, il put enfin débarrasser Will de son bouquet et l'invita ensuite à prendre place à la table qu'il avait dressée sur sa terrasse. Il retourna ensuite à sa préparation, enrobant les morceaux de melon avec des tranches de jambon de parme pour un côté sucré-salé qu'il espérait plaisant en bouche.

Il amena les deux assiettes sous le coup d'œil intrigué de Graham. L'espace d'un court instant, Frederick se crut ridicule d'arborer un air pompeux tout en présentant les entrées à son invité. Il singeait Hannibal alors qu'il avait tant voulu s'en éloigner et il désespérait de n'être qu'une pâle copie de cet artiste meurtrier. Le contenu des assiettes était dressé avec une élégance presque risible, offrant un contraste orange et rose appétissant mais sans grand intérêt visuel. Peut-être aurait-il dû ajouter quelques feuilles de salades pour un trio coloré ou accompagner le tout d'un ingrédient qui aurait sublimé l'ensemble. Non, il n'était définitivement pas à la hauteur du cannibale qui avait détruit leur existence.

Will eut la décence de ne pas le railler sur la nourriture, que ce fût l'aspect visuel ou gustatif. Frederick lui en était reconnaissant, il avait craint un rejet de sa part et commençait à comprendre à quel point son opinion comptait pour lui. Cette découverte était récente pour lui, le noyant dans un mélange de honte et de désespoir qui n'avait rien de familier. Le psychiatre avait toujours été maître de ses émotions – presque toujours, s'il négligeait l'enlèvement dont il avait été victime à cause de Gideon, la balle qui avait traversé son visage et les quelques séjours effectués à l'hôpital pour être recousu ou opéré – et il était effrayé de ne pas réussir à retenir ce pincement à l'estomac qui le saisissait dès qu'il croisait la route du plus jeune. Jamais encore il n'avait été aussi vulnérable en présence de quelqu'un d'autre mais sa carapace était désormais fissurée et il doutait de la réparer suffisamment.

Le repas se déroula dans une ambiance relativement calme étant donné leur passif. Frederick se détendit à l'approche du dessert et osa même un sourire sincère lorsque Will lui parla de ses chiens et du bonheur qu'ils lui apportaient. Tout cela lui paraissait irréel, comme si une pièce de théâtre se jouait autour de lui en le mettant sur le devant de la scène en tant que personnage principal. Ils discutaient librement, ce qui n'était jamais arrivé entre eux, et ils partageaient un café tels deux vieux amis qui se revoyaient après une longue séparation. Demeuraient cependant des non-dits trop violents pour être abordés si vite, encore moins au détour de ce dîner qui avait été si agréable. Le nom d'Hannibal était suspendu à leurs lèvres en un souffle inarticulé qui ne passait pas la barrière de leur bouche, à la manière d'un tabou à éviter le plus possible. Ils savaient tous les deux que prononcer ces mots honnis aurait un impact négatif, qu'ils seraient ballotés comme des feuilles d'automne en pleine tempête, piégés par leurs peurs les plus profondes. Alors ils évitèrent tout rapprochement d'idée risquant de les conduire à parler de Lecter.

Tandis que le soleil s'approchait peu à peu de l'horizon, la température peinait à baisser. La chaleur de la journée s'était accumulée dans le sol et les murs de la maison, ainsi que sur les dalles de la terrasse. Frederick n'avait jamais autant savouré l'été que ce soir-là et il se félicitait d'avoir une aussi bonne compagnie que celle de Will. Bien que le plus jeune remuât en lui des émotions sur lesquelles il refusait de s'attarder, il appréciait de l'avoir à ses côtés pour palabrer quelques longs moments sur tous les sujets – hormis Hannibal mais il n'allait pas s'en plaindre – sans devoir réfréner ses avis. Il remarquait que le consultant ne fuyait plus autant son regard, ce qui relevait d'un exploit qu'il aurait pensé impossible en aussi peu de temps. Même lorsque l'empathe était interné dans son hôpital psychiatrique, les échanges visuels n'avaient jamais été longs ou intenses, ne dépassant rarement les quelques secondes pendant lesquelles Frederick espérait à chaque fois pouvoir lire dans l'âme de son patient. Il leur avait fallu un nouveau désastre pour se retrouver d'une toute autre manière, ce qui avait à la fois le parfum de l'inattendu et de la nervosité.

« J'ai eu Alana au téléphone, déclara Will en fixant un oiseau venu se poser sur le rebord de la table. Elle m'a vivement déconseillé de venir. »

Le psychiatre fronça les sourcils, surpris par cet aveu. Ce n'était pas l'opinion de sa consœur qui l'étonnait, il connaissait assez son point de vue sur lui, mais plutôt le fait que le consultant fût là, assis avec lui sous un ciel estival, sans tenir compte de l'avis d'une femme en qui il avait confiance.

« Vous avez l'esprit de contradiction, rétorqua finalement Frederick. Votre relation avec le Dr Bloom ne s'arrange pas, n'est-ce pas ? »

Un rire lui répondit, franc et joyeux. Il sentit des papillons imaginaires voleter dans son ventre et s'empourpra, s'empressant ensuite de dissimuler sa rougeur dans sa tasse de café. Le plus jeune lui apprit que le terme relation n'était pas approprié pour décrire le lien entre lui et Alana. À sa sortie de l'hôpital psychiatrique, Will avait découvert que la femme dont il avait été un temps amoureux passait de bons moments avec Hannibal et qu'elle considérait toujours qu'il était en quelque sorte coupable de certains crimes. Un rictus moins amusé se peignit sur les lèvres du consultant lorsqu'il ajouta qu'il avait bien fait de ne pas s'attacher à elle plus que de raison.

« Vous étiez pourtant bien amoureux d'elle, ne put s'empêcher de répliquer Chilton. »

Ses propos résonnèrent comme une accusation, troublant la quiétude de la soirée. Il n'avait pas réfléchi au moment d'ouvrir la bouche et il se morigéna. La vie romantique de Will n'était pas censée l'intéresser, ils commençaient seulement à se comporter autrement que comme des adversaires et ils n'avaient pas franchi ce cap amical qui permettait de discuter à cœur ouvert de sentiments. Cependant, le plus jeune ne lui reprocha pas son indiscrétion et murmura qu'il était tombé amoureux d'elle parce qu'elle était une femme ravissante, intelligente et qui ne voyait pas en lui un monstre de foire – tout du moins, elle le considérait comme un cas psychiatrique intéressant sans pour autant le pointer du doigts. Alana aurait pu être son ancre dans ce monde parti à la dérive, son phare dans les longues nuits ténébreuses, mais elle avait révélé ses défauts de la pire façon en refusant de lui accorder le bénéfice du doute.

Cette forme de trahison, Frederick la comprenait tout à fait pour l'avoir ressentie à de multiples reprises. Ironiquement, il avait lui-aussi fait les frais des certitudes faussées du Dr Bloom et il en avait payé un prix fort. Il avait tenté de se défendre, sans réussir à convaincre ses accusateurs qu'il n'était rien de plus qu'un pantin dans les filets d'Hannibal. Après le coup de feu de Miriam Lass et sa sortie de l'hôpital, il avait été rongé par une colère dirigée contre Alana et le FBI. Il était bien plus simple pour Crawford d'emprisonner des innocents en assurant aux populations qu'il n'y avait plus aucune crainte à avoir plutôt que de se poser des questions sur les véritables bourreaux. Will et Frederick avaient suivi un chemin similaire : accusés à tort, trainés dans la boue, trahis par ceux à qui ils avaient voulu dire la vérité. Les deux hommes avaient essayé de faire entendre raison à Jack, sans succès, et seule une nouvelle tragédie avait pu enfin prouver qu'ils ne mentaient pas.

« Je suis désolé, souffla l'empathe en croisant son regard. »

Puis devant l'incompréhension de Chilton, il s'expliqua en s'excusant d'avoir appelé le FBI. Le souvenir de cette course effrénée dans la neige le paralysa, Frederick ressentait encore le froid sur ses mains alors qu'il s'écroulait à terre, la terreur dans son corps lorsqu'il avait aperçu le canon du fusil de Crawford. La chaleur de l'été ne parvint pas à lui faire oublier cette journée maudite et il sursauta au contact de la main du plus jeune sur la sienne. La compassion sur le visage de Will n'était pas feinte, elle irradiait vers lui, l'enveloppait dans une douceur qu'il estimait ne pas mériter. Il prétexta devoir débarrasser la table pour fuir comme un lâche, décelant de la déception à peine voilée dans le regard de cet homme qui envahissait ses pensées. Le silence s'installa entre eux, ponctué par le bruit de la vaisselle transportée jusqu'à la cuisine puis par celui de l'eau en train de couler sur les plats les plus sales. Le psychiatre était partagé entre deux émotions contradictoires qui l'agaçaient prodigieusement ; d'un côté, il souhaitait terminer cette soirée au plus vite avant de commettre des erreurs de plus en plus nombreuses mais, de l'autre, il ne voulait pas voir partir son invité.

Frederick retourna sur la terrasse où il retrouva Will, déjà debout et prêt à s'en aller. Une appréhension soudaine naquit dans le cœur du plus vieux qui, sans anticiper son geste et ce qui pourrait en découler, tendit une main vers l'autre homme pour le retenir. Ses doigts s'entrelacèrent avec ceux de l'empathe et son regard se plongea dans le sien, y lisant une étrange acceptation. Il fit un pas en avant mais fut coupé dans son élan par la main libre du consultant qui vint se poser sur sa joue avant de glisser doucement vers sa nuque. Lorsque leurs lèvres se rencontrèrent enfin, il se sentit empli d'une joie depuis longtemps égarée et répondit favorablement à ce baiser un peu maladroit. Il initia le suivant, gagnant en assurance en constatant que Will ne semblait pas regretter leur nouvelle proximité. Ce n'étaient pas des baisers passionnés débordant d'un désir violent, il n'y avait que la douceur de sentiments nouveaux à peine effleurés, mélange surprenant d'hésitation et de détermination.

Ce fut l'empathe qui mit fin à leur embrassade, rappelant à mi-voix qu'il devait rentrer chez lui. Frederick fut soulagé de ne pas entendre d'émotions négatives dans le ton de son invité et il lui proposa un autre dîner dans la semaine. Il n'était plus habitué à flirter et à convenir d'un rendez-vous non professionnel avec quelqu'un, il se sentait un peu gauche et ridicule, mais le regard brillant de Will effaça ses doutes. Le consultant lui annonça qu'il était libre le lendemain soir et ils échangèrent un dernier baiser avant son départ. Le psychiatre dut se faire violence pour retenir le sourire niais qui menaçait de surgir sur ses lèvres, l'esprit allégé par cette soirée qui lui avait offert une belle occasion.

*.*

Frederick était arrivé à l'hôpital psychiatrique avec un air joyeux inhabituel, certain que rien ne pourrait obscurcir cette journée particulière. Il n'avait cessé de songer au rendez-vous qu'il avait avec Will, espérant que le temps filerait assez vite jusqu'au soir. Comme tous les jours, il s'était installé derrière son bureau pour s'occuper de relire les derniers comptes-rendus rédigés par sa secrétaire, pour s'informer sur les articles parus dans les journaux les plus connus de psychiatrie et pour ensuite inspecter les notes laissées par le personnel de nuit. Il n'y avait eu aucune manifestation de violence plus importante qu'à l'accoutumée, seulement quelques bagarres entre certains pensionnaires et ceux qui s'occupaient d'eux. Cependant, une requête attira l'attention du psychiatre, lui tirant un grognement agacé qui fit vaciller sa bonne humeur. Il avait presque oublié qu'Hannibal était interné dans ses locaux, l'esprit focalisé sur son tête-à-tête avec l'empathe, et il était étonné de voir que son nouveau patient réclamait une entrevue.

Le Dr Chilton ne regrettait jamais son travail de psychiatre, il en était d'ailleurs plutôt fier puisqu'il avait la possibilité de s'en vanter en rappelant à qui voulait bien l'écouter qu'il dirigeait un hôpital psychiatrique pour criminels aliénés, ce qui n'était pas donné à tout le monde. Certes, il avait échoué à devenir un chirurgien dans ses premières années de médecine mais il ne s'agissait plus que d'un vague détail ignoré par la plupart de ses confrères. Il avait su se faire un nom – bien que minime – dans sa profession et il était satisfait de pouvoir coopérer quelques fois avec le FBI. Cependant, dans le cas concret de Lecter, il aurait volontiers cédé sa place à quelqu'un d'autre car il n'ignorait pas que le cannibale profiterait de chaque seconde pour le rabaisser et lui faire sentir qu'il n'était rien de plus qu'un individu sans compétence et sans amour-propre.

La cellule d'Hannibal était plus grande que celles des autres prisonniers, elle comportait des étagères avec des livres, une table avec un nécessaire à dessin, un cabinet de toilettes, un coin d'eau et un lit avec deux couvertures. Malgré ce décor bien éloigné de celui dans lequel l'Éventreur de Chesapeake évoluait en temps normal, il gardait sa prestance et cette aura écrasante qui avait le don d'impressionner quiconque se trouvait en sa présence – hormis peut-être Jack Crawford que rien ni personne ne parvenait à surprendre. Frederick aurait aimé ne pas avoir l'impression d'être une petite souris face au sourire carnassier d'un chat. Il n'avait jamais su être assez sûr de lui lorsqu'il était en compagnie de Lecter car ce dernier était nettement plus doué que lui dans bon nombre de domaine. L'avoir sous les verrous aurait dû changer la donne et inverser les rôles mais une simple vitre renforcée n'éliminait pas des années à s'incliner devant la grandeur du cannibale.

« Que me voulez-vous ? s'enquit Frederick en restant à bonne distance de son prisonnier.

— Comment était le dîner ? »

La question prit au dépourvu le directeur de l'hôpital psychiatrique. Il n'y avait aucune raison pour qu'Hannibal fût au courant de l'invitation adressée à Graham, Bloom et Crawford. Il en conclut qu'il ne s'agissait que d'une interrogation banale, comme le ferait n'importe qui, en partant du principe qu'il avait mangé quelque chose la veille. Il se demanda un court instant si ce n'était pas une simple moquerie sur son régime allégé en protéines, à cause de l'attaque de Gideon, ou une évocation à tous ces humains qui avaient fini leur route dans la cuisine du cannibale. Frederick se composa un visage neutre malgré l'appréhension qui le tenaillait mais ses efforts furent vains car Lecter lui sourit avec une expression clairement amusée.

« Vous avez perdu votre langue, Chilton ? Ou n'avez-vous rien à raconter parce que vos invités ne sont jamais venus ?

— Comment pouvez-vous … »

Il s'interrompit beaucoup trop tard. Hannibal fit un pas en avant, jusqu'à toucher la vitre de sa cellule, son sourire s'élargissant. Le criminel lui souffla que les journaux n'étaient pas avares de détails et que Lounds avait trouvé une source assez fiable pour apprendre qu'un dîner avait été organisé entre les différents acteurs du drame qui s'était joué quelques mois plus tôt à Baltimore. Frederick maudit immédiatement la journaliste et sa manie de fouiner dans la vie des gens, considérant qu'elle aurait mieux fait d'être virée de son boulot. Le cannibale reprit son inspection en déclarant qu'il y avait peut-être eu une personne assez polie pour accepter son invitation et ses piètres talents culinaires, éliminant d'office Crawford et Bloom. La curiosité étincela dans le regard havane de l'Éventreur lorsqu'il comprit que Will Graham était venu dîner chez le psychiatre le plus incompétent du Maryland.

Frederick décida qu'il en avait assez dit et qu'il pouvait mettre fin à cette entrevue qui n'avait que trop duré. Il était le directeur de l'hôpital, il n'allait pas permettre à Hannibal de faire la loi dans son établissement, encore moins de s'immiscer dans sa vie privée. Il resta sourd aux railleries du cannibale qui le suivirent alors qu'il remontait le couloir, bien conscient que son geste était plus synonyme de lâcheté que d'autorité, mais incapable de préserver les apparences plus longtemps devant son confrère. Il détestait ce sentiment d'être un livre ouvert devant les yeux scrutateurs de l'Éventreur, il avait toujours eu cette impression d'être transparent, comme si toutes ses pensées, tous ses hésitations, toutes ses fautes, toutes ses errances étaient connues à travers un simple échange visuel. Avec Lecter, il se sentait mis à nu, ce qui était à la fois désagréable et terrifiant. Gideon avait pu entrer dans sa chair mais le Lituanien pénétrait son cerveau à chacune de leurs discussions.

La journée se passa dans une ambiance plus morose, Frederick ayant définitivement perdu sa joie initiale. Il hésitait à envoyer un message à Will pour annuler leur rendez-vous, par peur d'apprendre que les journaux s'empareraient aussi de cette partie de sa vie pour l'étaler au grand-jour. Le directeur de l'hôpital psychiatrique savait qu'il aurait dû être un peu plus rigoureux car Lounds aimait les ragots et fouillait volontiers dans tous les placards pour avoir de quoi remplir les colonnes du Tattle Crime. Comme tous ceux qui avaient côtoyé de près Hannibal, Chilton était une cible privilégiée des journalistes qui pointaient ses défauts alors qu'il n'était pas le seul en cause dans l'affaire de l'Éventreur. À dire vrai, il y avait eu des erreurs de la part de bon nombre de personnes mais, bien évidemment, il était le candidat idéal pour tout porter sur ses épaules.

Lors de l'arrestation de Lecter, les médias s'étaient déchaînés, à la recherche de la moindre information croustillante à partager au monde entier. Crawford, qui n'était plus officiellement membre du département des sciences du comportement, avait réussi à refaire briller son insigne et à retrouver sa place rapidement. Les journalistes avaient écrit quelques articles sur ses affaires non résolues mais, sans grain à moudre, il n'y avait rien eu de plus sur lui. Le FBI récupérait donc un homme compétent et envoyait plutôt Graham pour récolter les quelques plaintes qui auraient pu survenir. Frederick n'ignorait pas que Will avait tenté de décrocher de son boulot et qu'il était à une étape de doute. L'empathe avait subi assez de désastres depuis qu'il avait remis les pieds sur le terrain et ce n'était pas une situation facile à vivre, d'autant plus qu'il avait été accusé pour des crimes dont il n'était en rien le responsable. D'après certains journalistes du Tattle Crime, Lounds préparait un numéro spécial sur le consultant, ce qui ne réjouissait personne.

Les autres journaux, eux, avaient plutôt choisi de se tourner vers le milieu de la psychiatrie. Le Dr Bloom avait fait les frais de quelques interviews sur sa vie privée avec Hannibal mais la source s'était rapidement épuisée – et Chilton soupçonnait une somme d'argent assez conséquente pour les faire taire. En tant que deuxième psychiatre sur l'affaire de l'Éventreur, il avait vite été rattrapé par les journalistes qui lui avaient tous demandé si un homme comme lui pourrait encore diriger un hôpital psychiatrique pour criminels aliénés en sachant qu'il n'avait pas remarqué qu'il en voyait un régulièrement. Frederick aurait pu contester en évoquant tous ces moments pendant lesquels il avait supplié Crawford d'agir mais cela aurait été tout à fait inutile. Le FBI s'en sortait mieux que lui et il n'avait pas assez d'avocats pour défendre sa propre personne devant de tels charognards.

Étant donné le rapprochement très récent qu'ils venaient d'avoir, Chilton était réticent à l'idée de placer Will devant l'œil affuté des caméras indiscrètes. Il était bien sûr hors de question de l'emmener dîner quelque part car ils seraient un peu trop visibles mais il n'était plus très certain de vouloir l'inviter chez lui alors que leur rencontre de la veille était connue des journaux. Il prit finalement son courage à deux mains et composa le numéro de l'empathe, stressant de plus en plus à chaque nouvelle sonnerie qui restait sans réponse.

« Frederick ? Il y a un problème ?

— Hannibal le savait, pour le dîner. »

Il ne laissa pas le temps au silence de s'installer, racontant succinctement la discussion qu'il venait d'avoir avec le cannibale. Il fit part de ses inquiétudes au consultant qui l'interrompit avec douceur en lui assurant qu'il n'y avait aucune raison pour que les journaux fussent au courant de la soirée qu'ils s'apprêtaient à passer ensemble.

« Lounds a dû récupérer les informations auprès d'Alana, remarqua Will, mais elle n'aura rien de plus.

— Bloom pourrait encore communiquer avec elle, répliqua le psychiatre avec une pointe de défi.

— Je n'ai pas reparlé avec elle. Si vous avez si peur que les journalistes tournent autour de votre maison, venez chez moi. Vous connaissez déjà l'adresse et mes chiens seront ravis d'avoir quelqu'un d'autre à harceler. »

Bien qu'il sentît qu'il ne prenait pas la meilleure des décisions, Frederick accepta ce changement de programme. Ils convinrent de l'heure à laquelle se retrouver puis le plus jeune mit fin à l'appel, sans avoir conscience de l'agitation qui animait désormais le directeur de l'hôpital psychiatrique. Chilton n'avait pas prévu qu'il reviendrait un jour en Virginie à l'endroit-même où Crawford l'avait coursé comme un chasseur le ferait avec un lapin. Il n'associait que de mauvais souvenirs à la maison de Will mais il ne comptait pas se défiler alors qu'il avait enfin la possibilité de songer à autre chose qu'à son travail ou à ses cicatrices.

Les dernières heures qui précédèrent son départ de l'hôpital parurent s'éterniser. Reprendre le volant était un réel soulagement pour lui malgré tous les efforts qui accompagnaient désormais sa conduite. Les médecins lui avaient recommandé la plus grande prudence depuis qu'il avait perdu un côté de sa vision mais il se débrouillait sans causer de dommages, n'ayant eu aucun accident. Il évitait cependant de prendre la route lorsque le temps était trop chargé en pluie, par peur de ne plus voir les autres véhicules, et il se rabattait alors sur les transports en commun. Fort heureusement, il faisait assez beau, le ciel d'été était dépourvu de la moindre trace de nuage et la luminosité n'était plus aussi éclatante que dans l'après-midi. Frederick n'eut aucun mal à retrouver le chemin menant à Wolf Trap et il se gara avec une légère appréhension, à nouveau submergé par les échos de cette chasse à l'homme qui s'était déroulée à quelques pas de là.

« Je suis désolé d'arriver les mains vides, s'excusa Chilton lorsque Will vint lui ouvrir la porte, j'ai préféré ne pas repasser par chez moi.

— Il y aura d'autres occasions, lui assura le consultant avec un sourire. »

Frederick dut se faire violence pour ne pas l'embrasser dans la seconde, surpris par sa déclaration. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas eu à se soucier d'un avenir avec quelqu'un et il était touché par la douceur qui émanait de l'empathe. Les chiens s'occupèrent d'attirer son attention pendant que leur maître préparait le repas, réclamant des caresses au psychiatre qui se sentit détendu en leur présence. Il avait toujours apprécié les animaux – il avait eu un chien, enfant, mais la bête avait été tuée par une balle perdue en forêt – et il comprenait pourquoi son hôte appréciait leur compagnie. Les compagnons à quatre pattes de Will n'étaient pas féroces, savouraient ses caresses et étaient assez silencieux pour lui permettre de discuter tranquillement avec le propriétaire des lieux.

Ils reparlèrent d'Hannibal et de son point de vue sur le dîner qu'avait organisé Frederick. Sans réelle surprise, ils évoquèrent les crimes de l'Éventreur, alourdissant l'ambiance sous des réminiscences macabres dans lesquels planait l'ombre néfaste du cannibale. Le directeur de l'hôpital psychiatrique tenta une pointe d'humour en annonçant qu'ils auraient au moins la certitude que le repas n'était pas à base de viande humaine, s'attirant un coup d'œil étonné de la part de Will. L'empathe lui demanda s'il ne regrettait pas d'avoir cédé aux plats du Lituanien, lui-même s'inquiétant parfois d'avoir autant aimé la saveur de la chair des victimes.

« Nous ne pouvions pas savoir, se convainquit le psychiatre.

— Au début peut-être, murmura le consultant, mais lorsque nous avons commencé à avoir des doutes sur Hannibal, nous aurions dû nous méfier. J'ai vu les cadavres sur les tables de la morgue, je sais qui a fini dans mon assiette. »

Il y avait une certaine douleur dans les yeux de Graham. Frederick se reprocha d'avoir initié ce sujet polémique alors qu'ils partageaient des blessures mentales que le présent ne parvenait pas à effacer. Il se rapprocha du plus jeune dont les doigts s'étaient crispés sur le rebord de l'évier, posant une main sur son épaule en lui murmurant qu'il ne voulait pas ranimer de mauvais souvenirs. Will se tourna vers lui et lui adressa un sourire fatigué en lui assurant qu'il n'était en rien responsable si le passé continuait de les tourmenter. Ils avaient conscience qu'il leur faudrait plus que quelques mois pour enfin se détacher de ces fils qui les reliaient à la noirceur de Lecter. La cellule dans laquelle croupissait Hannibal n'était pas un rempart assez puissant pour les plonger dans l'insouciance et la paix à laquelle ils aspiraient tant.

La sonnerie du four brisa le silence qui s'installait, allégeant l'ambiance auparavant tendue. Ils ne reparlèrent pas d'Hannibal pendant le repas, se contentant d'évoquer leurs projets pour l'avenir. Le psychiatre apprit ainsi que Will n'était pas certain de vouloir continuer à aider le FBI dans leurs enquêtes, craignant de ne plus pouvoir faire la différence entre les scènes de crimes, les tueurs et son propre esprit. Il avait encore du mal à se remettre des dernières affaires et aurait aimé retourner dans les amphithéâtres pour dispenser des cours aux futures recrues. Si les contacts visuels avec les étudiants étaient difficiles, il était cependant à son aise pour résumer des enquêtes en faisant appel à toutes les connaissances de ses auditeurs. Ce n'était pas la même ambiance que sur le terrain mais son esprit était moins pris d'assaut dans les salles de cours que face à un cadavre qui n'attendait que la justice pour reposer en paix.

De son côté, Frederick ne comptait pas abandonner son poste à l'hôpital psychiatrique pour criminels aliénés de Baltimore. Sa réputation avait pâti des événements liés à Gideon puis des rumeurs qui avaient fait de lui un faux Éventreur mais il n'avait pas l'intention de baisser les bras et de se terrer dans un trou loin de la foule accusatrice. Wil l'interrogea sur le poids que représentait la folie ambiante dans les couloirs de l'hôpital psychiatrique, tous ces maux psychiques qui imprégnaient les cellules, les murs et le personnel, jusqu'à rendre parfois les gardiens aussi fous ou dangereux que les patients qui se tenaient derrière les barreaux. Chilton ne s'était jamais posé la question, il faisait son boulot jour après jour en espérant ne pas avoir une floppée d'ennuis à gérer, sans considérer qu'il pourrait lui-aussi finir par devenir instable.

L'un des chiens vint réclamer toute l'attention de Frederick, poussant un petit gémissement plaintif pour recevoir de nouvelles caresses. L'empathe esquissa un sourire amusé avant de proposer au psychiatre de promener ses compagnons à quatre pattes avec lui. Ils débarrassèrent la table et s'occupèrent rapidement de la vaisselle tandis que les animaux aboyaient avec enthousiasme autour d'eux. Leur maître se chargea de les calmer un peu pour leur passer les laisses et les empêcher de s'éparpiller. Chilton se surprit à apprécier cet instant presque hors du temps, à marcher dans le silence apaisant de la forêt, sans devoir se soucier des regards des autres et de leurs opinions. Will et lui n'engagèrent aucune discussion, ils n'en avaient pas besoin et se contentaient de leur présence respective. Cela faisait bien longtemps que le psychiatre n'avait pas eu le cœur aussi léger et il remercia le consultant lorsqu'ils rentrèrent après leur longue promenade.

« Je n'ai rien fait de particulier, remarqua le plus jeune.

— Pour moi, c'est déjà beaucoup, murmura Frederick en baissant le regard et la tête avec gêne. »

La main de Will vint relever légèrement son visage, induisant un contact visuel qui suffit à leur rappeler à tous deux les événements de la veille. Cette fois-ci, ce fut le psychiatre qui franchit la distance les séparant pour l'embrasser, glissant ses doigts dans la chevelure de l'empathe. Leurs lèvres se découvrirent avec timidité puis ils prirent de l'assurance, rapprochant leurs corps jusqu'à presque se confondre l'un et l'autre. Chilton dut se faire violence pour reculer, refusant de céder si vite à cette agréable chaleur qui parcourait ses membres. Pour une raison qui lui échappait, il ne voulait pas précipiter les choses avec Graham, préférant prendre son temps pour savourer les papillons qui faisaient trembler son estomac.

« Que dirait Jack s'il nous voyait ? s'enquit l'empathe après qu'ils eurent pris place sur le canapé.

— Crawford ne m'a jamais apprécié, sa réaction serait facile à prévoir, grimaça le directeur de l'hôpital psychiatrique.

— Il pourrait nous surprendre. Regardez-nous, Frederick. Osez me dire que vous auriez un jour pensé être là, avec moi. »

En toute franchise, Chilton y avait effectivement beaucoup songé. Il avait cru que ce n'était qu'un fantasme sorti tout droit de son esprit solitaire, mû par une attraction inévitable entre le cas clinique intéressant que représentait Will et sa propre curiosité maladive. Lorsque le consultant avait été mis derrière les barreaux de son hôpital, le psychiatre avait senti une irrésistible attirance pour son patient, ce qui était moralement discutable et tout à fait inattendu. Il avait essayé de chasser Graham de ses pensées pendant de nombreux jours mais il était difficile pour lui de l'oublier alors qu'il lui rendait visite au quotidien pour tenter une avance dans les séances de thérapie. Ses relations avaient toujours été tumultueuses, il ne semblait s'attacher qu'à ceux qui avaient les moyens de le faire souffrir et il espérait que ce serait différent avec l'empathe.

Il n'avoua pas à Will qu'il avait plusieurs fois rêvé de lui car ce détail lui paraissait assez honteux dans le contexte actuel. Il se contenta de marmonner qu'il avait de la chance de ne pas avoir été repoussé alors qu'il n'était pas l'homme le plus parfait de la planète. La fêlure dans sa voix le surprit le premier et il comprit que cet écart n'était pas passé inaperçu lorsque le consultant l'attira contre lui. Sa tête posée sur l'épaule du plus jeune, Frederick se laissa bercer par les caresses sur sa nuque, se permettant de fermer les yeux un instant. Il essayait de ne pas montrer ses émotions mais la présence de Graham lui faisait baisser les barrières qu'il avait érigées autour de lui. Depuis l'incident avec Lass, Chilton peinait à assumer sa nouvelle apparence, se sentant bien trop repoussant chaque fois qu'il croisait son regard dans un miroir. La cicatrice due à l'intervention de Gideon avait au moins le mérité d'être dissimulée par ses costumes hors de prix mais le coup de feu de la protégée de Crawford avait ravagé son visage. Le maquillage pouvait cacher les marques de l'impact mais il ne remplacerait pas l'œil ni le morceau de mâchoire que le psychiatre avait perdus.

Will lui souffla que personne n'était idéal et que la perfection n'existait pas puisque les goûts restaient subjectifs. Il ajouta que Frederick avait vu ce qu'il était et qu'il savait qu'il avait pris plaisir à tuer Garrett Jacob Hobbs, déclarant ensuite qu'il ne valait pas mieux qu'Hannibal. Chilton ouvrit les paupières pour rétorquer vivement qu'il se trompait et que s'il avait effectivement des points communs avec l'Éventreur, il n'était toutefois pas un tueur en série. Il fit une nouvelle tentative d'humour en remarquant que s'il avait tort alors cela signifiait qu'il s'était jeté dans la gueule du loup. Graham murmura qu'il l'avait peut-être fait venir chez lui pour mieux le tuer, car personne ne savait où il se trouvait et il serait ainsi beaucoup plus facile de faire passer sa mort pour un accident. Avec un brin d'insolence et d'inconscience, le directeur de l'hôpital psychiatrique demanda à son ancien patient s'il le tuerait vraiment, s'il éprouvait cette envie de violente de se débarrasser de lui.

Une petite conscience peu volubile en temps normal lui rappela que Will avait une arme de service, qu'il avait déjà ôté la vie pendant une enquête et qu'il avait longtemps été dans les filets de Lecter. Lui poser une telle question n'était en rien raisonnable mais Frederick voulait de la franchise. S'il devait mourir un jour ou l'autre de la main de quelqu'un, il préférait encore rendre sous dernier souffle face au regard de l'empathe plutôt que celui de l'Éventreur. Le consultant lui répondit qu'il n'avait aucune mauvaise intention à son égard et, bien qu'il l'eût trouvé fort agaçant – voire antipathique – lors de leur première rencontre, il n'avait jamais envisagé de lui faire du mal.

Avec un air désinvolte, Will annonça soudainement qu'il n'avait jamais embrassé d'homme avant Frederick. Ce dernier fut un instant déconcerté par cet aveu, sans savoir de quelle manière réagir, ignorant s'il s'agissait là d'une première marque de confiance de la part du consultant ou si ce n'était qu'une déclaration sans importance. Son ego s'en trouvait flatté car il appartenait à la catégorie des premières fois de Graham, ce qui le fit se sentir ridicule. En quoi des baisers avaient-ils le moyen de le rendre plus indispensable dans la vie de quelqu'un d'autre ?

« Pourquoi m'en parlez-vous ?

— Les gens ont tendance à ranger leurs semblables dans des cases bien précises. Vous connaissez la relation que j'espérais avoir avec Alana mais vous n'avez sûrement aucune autre information sur ma vie sentimentale. »

Sentimentale. Le mot était étrange, comme si Will tentait déjà de donner un sens à ce lien subtil qui se formait entre eux. Frederick n'avait pas posé de terme très précis sur les émotions qui tourbillonnaient en lui à chaque fois qu'il voyait l'empathe, bien qu'il ne fût pas ignorant de la raison pour laquelle il appréciait autant sa compagnie.

« Vous n'avez jamais été curieux ? ne put s'empêcher de dire Chilton. À propos des hommes ?

— J'ai toujours été attiré par les femmes. Et je dois bien admettre que je ne pensais pas changer d'avis, encore moins …

— Encore moins pour moi, termina le psychiatre avec une petite grimace.

— Je ne voulais pas être grossier, se reprit Will. Mais vous et moi avons eu beaucoup de différends depuis le début et il était inenvisageable que nous ayons … que nous ayons autre chose qu'une relation conflictuelle. Et puis, je vous l'ai dit, il y a toutes ces cases dans lesquelles nous sommes censés rentrer et je ne tiens pas à avoir une étiquette particulière. On a déjà essayé de faire de moi – et de vous – l'Éventreur de Chesapeake, sans compter mes talents pour me mettre à la place des criminels, et je n'ai pas besoin d'un nouveau qualificatif. »

Bien qu'un peu plus évolué, le vingt-et-unième siècle n'était pas encore celui de la pleine tolérance. Une rumeur pouvait vite faire des ravages, comme ils l'avaient tous les deux vécus, et Frederick comprenait le recul que l'empathe prenait vis-à-vis de tous ces noms qui étaient attribués aux autres. Lui-même avait mis du temps à accepter ce qu'il considérait comme une trop grande différence, conscient depuis des années qu'il ne recherchait qu'une compagnie masculine là où ses parents attendaient de lui qu'il ramenât une fille à la maison. Il était heureux de savoir que Will avait tenté sa chance avec l'angoisse d'une première expérience et il se promit de ne pas le décevoir.

Le temps passant, ils durent se résoudre à se séparer. Ils travaillaient tous les deux le lendemain et ne pouvaient se permettre d'être en retard. Graham avait encore la possibilité de prétexter un bouchon sur la route le menant à Quantico mais le directeur de l'hôpital psychiatrique n'avait pas cette alternative. Chilton quitta donc à regret la chaleur de la maison de Will, s'imprégnant toutefois de cette quiétude à laquelle il n'avait pas goûté depuis trop longtemps. Songer à l'avenir ne lui semblait plus si sombre.