« Encore en train de manger ? »
La nuit était tombée depuis des heures sur le 12 square Grimmaurd et la réunion de l'Ordre du Phénix s'était terminée avec des cris du côté de Molly Weasley, et des soupirs d'exaspération de la part de Sirius Black.
« Après douze ans à Azkaban, je t'assure que tu te lèverais aussi en pleine nuit pour casser la croûte, Lunard, répondit-il à son meilleur ami. »
Il ne se retourna pas, surveillant ses œufs qui crépitaient dans la vieille poêle en fer de ses défunts parents, mais il devina que Rémus comptait lui tenir compagnie parce qu'une chaise racla le sol.
« Quand je pense qu'ils avaient mille raisons de t'enfermer et qu'ils ont choisi la seule pour laquelle tu n'étais pas responsable, déclara le lycanthrope avec autant d'amertume que d'humour. »
Sirius se contenta d'un sourire un peu fou, et par dessus tout, nerveux. Il avait passé un tiers de sa vie à Azkaban et il en avait gardé des séquelles, mais il était étonné de voir à quelle vitesse il retrouvait ses marques. Il était beaucoup plus simple de s'adapter à une vie de fugitif quand on avait connu les cellules crasseuses et effrayantes de la prison pour sorcier.
« On partage ? demanda t-il à son ami en se retournant, la poêle à la main.
- Non merci. Je ne commettrai pas l'affront, lui répondit-il en souriant. »
C'était presque comme si un siècle entier s'était écoulé quand Sirius repensa à leurs années à Poudlard, à ces quelques fois où James piquait dans son assiette sans la moindre gêne, le mettant de mauvaise humeur pour toute la journée. S'il y avait bien une chose à laquelle personne ne devait toucher, c'était à sa nourriture.
« J'espérais que tu répondrais quelque chose dans cette veine là. »
Rémus esquissa un sourire espiègle dans sa direction et Sirius se laissa tomber en face de lui. Son assiette en argent débordait presque. Il engloutit son quatrième repas de la journée aussi vite que s'il cherchait à gagner le genre de stupides concours qu'ils organisaient avec James à l'époque, et puis il surprit le regard maussade de son vieil ami sur un coin de la cuisine.
« Je déteste cette maison moi aussi, lui confia t-il.
- Ce n'est pas ce que je me disais. Je pensais juste à Poudlard... A l'époque où nous étions élèves là bas et je... Enfin, tu sais. Ils me manquent. James et Lily. »
Sirius déglutit. Un silence funèbre enveloppa la pièce. Ils échangèrent un bref regard, chacun sachant pertinemment ce à quoi l'autre pensait et ne dirait pas. Peter leur manquait aussi. Pas l'horrible Peter qui avait trahi leur confiance, l'autre. Le gentil Peter avec qui ils avaient passé sept années de vie commune entre les murs du château, celui avec qui ils avaient fait les cent coups, celui pour qui ils auraient sacrifié leur vie s'il le leur avait demandé.
Ils ne mettraient pourtant jamais de mot sur ce vide. Pettigrow ne le méritait pas. Tellement d'amis étaient partis, des gens qui étaient restés fidèles à la cause et aux côtés de qui ils s'étaient battus sans relâche malgré les menaces qui pesaient sur eux, de plus en plus lourdes à chaque fois qu'un nouveau soleil se levait. Non. Pettigrow, bien qu'il fut toujours vivant, ne méritait pas d'être évoqué.
« Il y a des moments où je regarde Harry et je me dis que c'est un peu comme si James était toujours là, reprit Rémus.
- Les cheveux, marmonna Sirius avec un sourire.
- Sûrement. »
Mais Harry n'était pas James et il ne le serait jamais. Il était un jeune homme spécial auquel ils s'étaient tous les deux attachés, il était de la famille, mais Sirius oubliait parfois que ce n'était pas son meilleur ami. Il n'était encore qu'un enfant.
« Molly pense que je le prends pour James.
- C'est le cas ?
- Non., répondit-il trop vite avant de prendre le temps de réfléchir. Parfois, peut-être, admit-il finalement en faisant tournoyer du whisky-pur-feu dans son verre. Je me souviens juste de comment nous étions à son âge. Tu te rappelles à quel point nous avions envie de faire quelque chose contre Tu-sais-qui ? Tu te rappelles de cette fois où Lily pleurait dans le canapé de la Salle Commune parce qu'il y avait cette rançon pour quiconque dénonçait les enfants de moldus et les traîtres à leur sang ? Tu te rappelles de notre rage ? »
Rémus hochait la tête à chacune des questions de son meilleur ami. C'était comme si tout cela avait eu lieu la semaine précédente tellement tout était clair dans son esprit. Il revoyait la jeune femme rousse, enveloppée dans une couverture en laine devant la cheminée, de grosses larmes roulant sur ses joues. McKinnon et les maraudeurs étaient tous les cinq autour d'elle, à lui répéter que tout s'arrangerait, à lui promettre solennellement qu'ils se battraient tous ensemble... A quel moment les choses avaient elles dérapées ?
« Je me dis que Harry doit se sentir pareil, conclut-il finalement. Tout le monde lui demande de ne pas se mêler de ci, ou de ça, alors qu'il est au centre du problème. On lui martèle de rester à l'arrière et d'attendre que nous agissions alors qu'il a déjà perdu beaucoup trop pour un garçon de son âge. Tu comprends à quel point ça doit être frustrant ? Je sais que sa vie est précieuse, Merlin, je ne suis pas totalement stupide. Il est le seul lien qu'il nous reste avec James et Lily, je n'ai aucune envie de le mettre en danger, je veux juste... Le laisser participer.
- Molly pense que c'est trop dangereux et Dumbledore aussi, lui fit remarquer Rémus.
- Je sais, je sais, soupira Sirius, et je respecte leur décision. Je dis juste que la dernière chose dont Harry a besoin, c'est qu'on le laisse sur le banc de touche. »
Rémus ne surenchérit pas. Sirius savait que c'était d'avantage parce qu'il ne voulait pas se disputer avec lui que parce qu'il était d'accord. Il essayait toujours d'arrondir les angles, il l'avait fait depuis aussi loin qu'il s'en souvienne, et c'était aussi ce qu'il aimait chez lui, mais il aurait voulu que cette fois là au moins, il le soutienne.
« Des fois je pense à ce qu'il se serait passé si l'un d'eux avait survécu. James, ou Lily, ajouta Rémus, morose. »
La faible lumière de la cuisine les éclairait à peine, mais Sirius pouvait tout de même voir les rides sur son visage. Combien de fois s'était-il fait la même réflexion que lui ? Il sentit son estomac se retourner. Il avait envie de rendre son repas.
« Si ça avait été Lily, je pense que l'univers entier aurait explosé sous le coup de sa colère. Tu te souviens de la façon qu'elle avait de nous regarder quand elle devinait que nous étions ceux qui trafiquions la nourriture des Serpentards, ou que nous faisions rentrer des cargaisons de whisky-pur-feu dans l'école ? se rappela Sirius. J'en ai encore des frissons d'effroi. Elle aurait pu me faire avouer n'importe quoi. Je détestais la décevoir.
- C'était la pire chose, admit Rémus en souriant légèrement. Je me souviens d'une fois où James a débarqué chez moi en m'appelant à l'aide. Je pensais qu'il s'était passé quelque chose de grave, et il considérait que ça l'était, mais il voulait juste savoir comment se rattraper après une dispute qu'ils avaient eue à propos de Slughorn. Il lui avait avoué au cour de leur dîner qu'il l'avait toujours détesté, Lily lui avait dit que c'était parce qu'il était jaloux, il lui avait répondu qu'il n'avait pas à être jaloux d'un horrible bonhomme arriviste avec une motte de paille sur la tête, et elle lui avait envoyé ce regard, justement. Merlin, il en était malade.
- Je ne sais même pas comment cet idiot a réussi à faire en sorte qu'elle l'épouse, ricana Sirius, c'était la meilleure de nous tous.
- Incontestablement, approuva Rémus avec un sourire tendre. Et je pense que s'il avait survécu, il aurait passé le reste de sa vie à essayer de la venger par tous les moyens possibles et imaginables.
- Et inimaginables, le corrigea Sirius. Cornedrue avait un réel don quand il s'agissait de trouver des idées de vengeance.
- Rogue peut encore témoigner.
- Malheureusement, trancha Sirius en grimaçant. Tu te rends compte de la façon dont il traite Harry, là bas ?
- Je sais, je l'ai vu, soupira Rémus, mais il a une couverture à protéger et...
- Foutaises ! le coupa l'animagus en balayant sa remarque d'un geste de main insolent qu'il tenait encore de James. Il n'a pas besoin de le harceler pour ça. »
Il ne l'aurait jamais admis à voix haute, mais il était profondément jaloux de Rogue pour la première fois de sa vie, et cet infâme troll le savait et s'en réjouissait tellement que cela le rendait plus fou qu'il ne l'était déjà après douze ans à Azkaban. Il pouvait marcher librement, vaquer à ses occupations, voir son propre filleul plus que lui, et il utilisait ce précieux temps pour faire tout ce qu'il avait en son pouvoir pour lui rendre la vie impossible.
« Tout ça parce qu'il ne peut pas supporter d'avoir sous son énorme nez la preuve irréfutable que James et Lily ne jouaient pas aux petits hippogriffes quand on leur laissait notre dortoir, bougonna t-il avec mauvaise humeur. »
Sa remarque eut cependant le mérite de faire glousser Rémus. Harry était le digne fils de ses parents, personne n'aurait pu le nier. Il possédait des attributs de sa mère évidents, mais il ressemblait d'avantage à son père ce qui rendait impossible à quiconque de remettre en doute l'identité de ses géniteurs. Au grand dam de Rogue. Sirius le savait. S'il avait pu, il aurait émis des doutes juste pour entacher la mémoire de James, mais c'était comme si ce dernier, même dans l'au delà, parvenait à lui faire des pieds de nez.
« Quand tout sera terminé, Harry et toi aurez plus de temps ensemble, lui assura Rémus comme s'il savait exactement ce qu'il ressentait.
- Si tout se termine, murmura Sirius d'un air sombre.
- Tu seras innocenté et plus personne ne pourra s'opposer à la garde. Merlin sait qu'Harry n'attend que cela, reprit l'autre sans avoir entendu la remarque de son ami. »
Sirius lui adressa un demi-sourire et un clin d'oeil. Il espérait du plus profond de lui que Rémus avait raison. L'avoir ici, dans sa maison d'enfance, lui rappelait un peu à quel point ils avaient vécu de bons moments ensemble à Poudlard. Il ne restait pas perpétuellement avec lui, mais il essayait de dormir dans l'ancienne chambre de Régulus au moins une fois par semaine et c'était dans ces moments là qu'il se sentait un peu revivre en l'absence de Harry.
« Ca me met en colère de savoir qu'il ne pourra jamais connaître ses parents autrement qu'au travers de ce que nous lui racontons, ajouta Rémus, le poing serré sur la table.
- James était tellement doué avec lui quand il n'était encore qu'un bébé. Il aurait fait le meilleur père possible, articula Sirius d'une voix à peine audible.
- Lily avait déjà une relation fusionnelle avec lui. Bon sang, Patmol. Il faut que cette guerre se termine. »
Leurs ombres étaient immobiles sur le sol en pierres de la cuisine du 12 square Grimmaurd et c'était comme si elles étaient restées comme cela depuis que James et Lily étaient partis. Toutes les nuits paraissaient sinistres. Sirius essayait perpétuellement de ne pas penser à ce jour où il les avait trouvé sans vie chez eux mais quand il fermait les yeux, les images revenaient le hanter comme de vieilles ennemies qui ne proposaient jamais de trêve.
Parfois, quand il était seul dans sa chambre, il se parlait à lui même, espérant que James l'entendait de là où il était. Il promettait de protéger Harry. Il promettait de lui offrir tout ce qu'il possédait. Il promettait de lui raconter absolument tout ce qu'il y avait à savoir sur lui et sur Lily dès que cette guerre prendrait fin. Il promettait de lui rappeler à quel point il avait été aimé et à quel point il l'était toujours.
Il se sentait mieux pendant une minute et puis après, le cauchemar recommençait. La solitude le rongeait. La frustration le dévorait. L'injustice le détruisait. La réalité le tuait lentement, à petit feu. Son frère était mort. Lily était morte. Il ne savait même pas ce qu'il faisait encore là. C'était la blague la plus magistrale que James lui ait faite, le laisser seul dans un monde qui n'était pas fait pour lui.
Rémus était là, mais James était le seul à avoir jamais su le comprendre. Il n'avait pas eu besoin de vivre la même chose que lui pour cela. Il y avait juste quelque chose qui était passé entre eux dès le premier jour, une complicité d'une vie qui avait à peine pu être exploitée, une amitié qu'aucun mot n'aurait pu décrire ou expliquer. Il était son frère, et il ne lui restait plus de lui que des souvenirs.
