Chapitre 2

We Might as Well Be Strangers


Flash-back

14 ans plus tôt

POV Maya

Aujourd'hui, j'allais à la première séance du club de théâtre à l'école. J'avais très peur. Dans la salle du club, il y avait une grande scène vide, et devant la scène, plein de chaises alignées, vides aussi. Partout dans la pièce, des groupes d'enfants parlaient, criaient et jouaient en attendant le début du cours. Ils avaient l'air de tous se connaître, mais moi, je ne connaissais personne. Une vieille dame à lunettes les surveillait : ça devait être la maîtresse de théâtre.

J'ai regardé autour de moi et j'ai fini par voir une fille de mon âge qui portait un T-shirt rouge et un pantalon noir. Elle avait des cheveux châtain foncé qui lui arrivaient juste au-dessus des épaules. C'était la seule, à part moi, qui ne parlait à personne et qui restait appuyée contre le mur. Elle avait les yeux partout autour d'elle et observait chaque détail de ce qui se passait. Le cou légèrement rentré dans les épaules, elle me faisait penser à une petite tortue timide avec de grands yeux marron curieux. J'avais toujours aimé ça, moi, les tortues, parce qu'en fait, j'aimais tous les animaux. Juste à cause de ça, j'ai trouvé le courage de m'avancer vers elle.

— Coucou, lui ai-je dit.

Elle a arrêté de regarder autour d'elle et posé les yeux sur moi. Elle avait l'air un peu effrayée. Elle ne devait pas avoir l'habitude que des inconnus viennent lui parler.

— T'es qui, toi ? a-t-elle demandé d'une voix encore plus fluette que la mienne.

— Je m'appelle Maya, et toi, tu t'appelles comment ?

Elle m'a fixée en clignant des yeux pendant quelques secondes avant de me répondre :

— Lola.

— T'as quel âge ?

— Six ans et demi, et toi ?

— Pareil !

Et voilà, notre discussion était terminée. Enfin, non, elle ne l'était pas, puisque j'ai décidé de continuer à parler à Lola. Après tout, c'était la seule enfant de cette salle à qui j'avais réussi à adresser la parole jusque-là, et ça aurait été dommage d'abandonner en si bon chemin.

— Toi aussi, tu connais personne ici ?

— Oui, a-t-elle bougonné en faisant la moue. J'aime pas faire du théâtre. C'est ma maman qui m'a forcée à venir, mais moi, je veux pas.

— Pourquoi elle t'a forcée si tu veux pas ?

— Pff, elle dit que je suis trop timide et que c'est ça qui m'empêche de me faire des amis à l'école. Et que le théâtre, ça rend moins timide. Mais moi, j'y crois pas trop, à ça, alors je lui ai dit non. Mais elle m'a dit que ça avait aidé Daphné et que donc ça m'aiderait aussi.

Elle a croisé les bras, l'air furieuse.

— C'est qui, Daphné ?

En entendant ce nom, le visage de Lola s'est détendu.

— Oh, c'est ma sœur. Et c'est mon amie aussi. Elle est vraiment gentille. Maman, elle dit que je dois me faire des amies à l'école, mais j'en veux pas, moi, des amies. J'ai déjà Daphné à la maison. J'ai pas besoin d'autres gens.

— T'as une sœur ? La chance. Moi, je suis fille unique.

Lola a considéré quelques instants ce que je venais de lui dire.

— Du coup, toi, t'as aucune amie ? m'a-t-elle demandé très sérieusement.

— Si, j'en ai, d'abord ! Mais pas trop. Il y a pas beaucoup de gens gentils dans cette école.

— Ça, c'est vrai, a-t-elle acquiescé. (Elle s'est tue quelques secondes en m'observant.) Mais toi, t'as l'air gentille.

— Oui.

— Alors il faut que tu trouves des amis aussi gentils que Daphné.

Cette fille avait l'air drôlement futée.

— Oui, ai-je répété. Mais je suis timide, moi aussi, comme toi.

— Alors c'est bien que tu fasses du théâtre. C'est ce que maman a dit. Comme ça, tu vas devenir moins timide et tu vas te trouver une Daphné pour toi. Enfin, elle est pas obligée de s'appeler Daphné comme la mienne…

J'ai haussé les épaules.

— Je vais mettre du temps à devenir moins timide. Et en attendant, je serai toujours toute seule aux cours de théâtre. C'est nul.

— Si tu veux, je peux être ton amie pendant que tu es timide, a proposé Lola. On n'a qu'à jouer à être amie pendant les cours de théâtre, jusqu'à ce que tu sois plus timide et que tu trouves ta Daphné qui s'appelle peut-être pas Daphné.

J'ai réfléchi un moment à son offre. C'était vraiment une idée chouette. Lola était gentille de vouloir m'aider.

— OK. Je veux bien que tu sois mon amie de timidité.

Lola m'a alors tendu son petit doigt recourbé, et j'y ai accroché le mien. C'était le signe que nous nous faisions une promesse et que si l'une de nous la cassait, elle irait en enfer. On est restées comme ça quelques secondes, liées par le petit doigt, puis on s'est lâchées. A ce moment-là, la vieille dame à lunettes a tapé dans ses mains en demandant à tout le monde d'aller s'asseoir, alors tout le monde s'est dirigé vers les chaises, et j'ai perdu Lola de vue. Mais c'était pas grave. On avait fait une promesse, alors je la retrouverais.


Retour au présent

POV Maya

Avec un soupir, je range dans un tiroir la photo que j'ai sortie de sa cachette, dans un accès de nostalgie. Une photo de Lola et moi, en CP, déguisées en petites filles de l'époque victorienne à l'occasion de je ne sais quel spectacle de fin d'année. Elle avait respecté notre promesse : je l'avais retrouvée à chaque cours de théâtre, et je n'ai plus jamais été seule. Mais quelle importance, puisqu'à présent, elle n'est plus là ?

La sonnerie de mon téléphone m'arrache à ma mélancolie. Je regarde l'image de Max et de sa sempiternelle casquette vissée sur ses cheveux en bataille qui s'affiche sur mon écran. Je n'ai pas besoin de chercher très loin la raison de son appel. Avec un soupir, je décroche :

— Ouais.

— Comment tu te sens ? me demande-t-il directement.

— Ma réponse n'a pas changé depuis tout à l'heure…

Je pense à ma rencontre surnaturelle avec Flavie. Je n'ose pas la raconter à Max. Il ne me croirait pas. Il penserait surtout que je commence à avoir des hallucinations et à sombrer dans la folie. Et franchement, comment pourrais-je lui en vouloir ? J'ai moi-même encore du mal à éliminer cette hypothèse.

— Tu veux qu'on sorte quelque part demain soir ? propose-t-il. Pas dans un bar, dans un endroit chill. Juste entre nous quatre. Ça te changerait les idées.

— C'est adorable, Max, mais le concert m'a épuisée. Je pense que je vais rester sous la couette tout le dimanche. Par contre, n'hésitez pas à prendre l'air, vous trois. Vous l'avez bien mérité.

— On verra, réplique-t-il avec désinvolture. Essaie de ne pas ruminer, d'accord ? Il faut que tu dormes, cette nuit.

— Oui, papa.

Je l'entends m'adresser un juron à l'autre bout du fil. Je laisse échapper un gloussement et mime un bruit de baiser avant de raccrocher.

Le lendemain, cependant, mue par un instinct irrésistible, je décide de me rendre à la Petite Ceinture. Il s'agit d'une voie ferrée désaffectée qui est peu à peu devenue un trésor de biodiversité au cœur de Paris. Elle est aussi devenue, au fil des années, notre lieu de rendez-vous secret avec Lola.

Une fois parvenue sur les lieux, je prends le temps de me laisser envahir par la végétation verdoyante tout autour de moi. Ici, la nature reprend chaque jour un peu plus ses droits sur l'empreinte que l'humain y a laissée. Désormais, les rails du chemin de fer paraissent grotesques au milieu de cette enclave sauvage et le plus souvent déserte.

Le plus souvent, en effet. Entre les arbres qui s'alignent à quelques mètres le long des rails, j'aperçois une silhouette vêtue d'un sweat noir, la capuche rabattue sur la tête. Elle tient un magnifique appareil photo à hauteur d'yeux, visiblement affairée à réaliser un cliché. Je ne distingue pas son visage, mais je reconnais ce corps mince, moulé dans un pantalon également noir, que le temps a rendu encore plus efflanqué qu'auparavant. Cette fois, aucune aura étrangement solaire, aucune coquetterie inhabituelle pour me mettre le doute. Un destin étrange aura voulu que je rencontre la veille la copie conforme et aujourd'hui l'originale, dont je suis cette fois certaine du prénom :

— Lola.

Elle tourne la tête vers moi pour la première fois depuis trois ans. Son visage demeure dans l'ombre de sa capuche, mais ce que je vois me suffit pour en avoir le cœur net. La peau pâle, les cheveux sombres – et d'une saleté indescriptible –, le regard méfiant : c'est Lola, plus abîmée qu'il y a trois ans, mais elle a au moins le mérite d'être authentique. Et le premier mot qu'elle prononce me le confirme :

— Maya ?

Je n'ose m'avancer vers elle. Elle a beau être reconnaissable au premier coup d'œil, elle a beaucoup changé. A commencer par sa façon de s'habiller. Lola a toujours aimé porter du noir, mais le rouge restait sa couleur préférée. Elle en mettait souvent. Or, aujourd'hui, je ne trouve plus nulle trace de couleur sur ses vêtements. Quant à ses cheveux, je me demande depuis combien de temps ils n'ont pas connu de shampoing. Mais le changement le plus marquant reste son regard. Elle était timide quand je l'ai rencontrée, mais elle avait appris à s'ouvrir, et le club de théâtre en primaire y est pour quelque chose. Elle était devenue une adolescente pétillante, pleine de vie et de piquant, dont je cherche vainement les traces dans la personne qui se tient à présent devant moi. Mais cette personne a passé trois ans en hôpital psychiatrique, après avoir découvert que son père n'était pas son père, sa sœur pas sa sœur, et sa mère une alcoolique en puissance. Comment lui en vouloir d'être devenue méconnaissable ?

I don't know your face no more

(Je ne connais plus ton visage)

It's just a place I'm looking for

(Ce n'est plus qu'un endroit que je cherche)

— Qu'est-ce que… Qu'est-ce que tu fais là ? murmuré-je.

Elle fait glisser en arrière sa capuche, libérant sa chevelure, et je remarque alors qu'elle a les yeux rouges.

— Je prenais des photos.

Sa voix est éraillée et elle sent la cigarette à dix mètres. Nul besoin d'être un génie pour comprendre qu'elle ne se contentait pas de prendre des photos avant que j'arrive. Un milliard de questions me viennent en même temps à l'esprit, mais je ne parviens à en formuler aucune. Alors je me contente de demander, comme une idiote :

— Ça va ?

Elle se redresse lentement et s'essuie les mains sur son pantalon, l'appareil photo en bandoulière autour du cou.

— … Je dois y aller.

Par ces quatre petits mots, exprimés d'un ton glacial, elle vient de briser tous mes espoirs, de réduire à néant les heures, les jours, les années passés à me la remémorer sans cesse, rêvant à son retour. Quand elle m'a volontairement rejetée hors de sa vie, je me suis jurée que ça ne serait que provisoire. Qu'elle irait mieux, et que quand elle serait prête, je reviendrais. Mais il semble qu'elle n'a pas mené le même raisonnement de son côté.

We might as well be strangers in another town

(On pourrait tout aussi bien être des inconnues dans une autre ville)

We might as well be living in a different world

(On pourrait tout aussi bien être des inconnues dans un monde différent)

— C'est tout ? Tu t'en vas comme ça ? lâché-je.

Je sais que le temps a passé. J'ai appris qu'il pouvait renverser les fondations les plus solides. Et mon amitié avec Lola n'a pas échappé à la règle. Malgré la nausée qui m'envahit, je m'efforce de la comprendre, sincèrement. Mais comment pourrais-je y parvenir si je ne sais rien des raisons qui la poussent à continuer à me rejeter ?

I don't know your thoughts these days

(Je ne connais pas tes pensées ces jours-ci)

We're strangers in an empty space

(On est des inconnues dans un espace vide)

— Tu ne peux même pas me dire pourquoi tu viens prendre des photos précisément à cet endroit ? Ou depuis quand tu es de retour ?

Le ton de ma voix enfle à mesure que la colère et la frustration me gagnent.

— Tu veux savoir combien de fois je suis venue ici, moi, en pensant à toi ? En pensant à nos cache-cache débiles de collégiennes, nos pique-niques et nos sessions de tags ? Tu veux savoir, ou t'en as plus rien à foutre ?

— Pas la peine de me parler sur ce ton, réplique-t-elle, la mâchoire crispée. Surtout quand tu n'as aucune idée de ce que j'ai vécu depuis trois ans.

— Comment veux-tu que j'aie une idée de ce que tu as vécu puisque c'est toi qui m'as empêchée de le savoir ?!

Tout au long de nos onze années d'amitié, avant qu'elle ne devienne plus que l'ombre d'elle-même lorsque son noyau familial lui a explosé en pleine figure, je ne me suis jamais mise en colère contre Lola de cette façon. Mais elle n'est pas la seule à avoir changé. Et je lis dans ses yeux qu'elle ne me reconnaît plus, elle aussi.

I don't understand your heart

(Je ne comprends pas ton cœur)

It's easier to be apart

(C'est plus facile de rester éloignées)

— Laisse tomber, lâche-t-elle d'un ton amer. Ça fait trop longtemps. Vaut mieux que je me tire.

Eût-elle planté un poignard entre mes côtes qu'elle ne m'aurait pas fait plus de mal. J'ouvre la bouche, le mot « Attends » sur mes lèvres, mais il meurt au fond de ma gorge avant que je n'en prononce la première syllabe. Lola ne m'en laisse de toute façon pas le temps. D'un pas rapide, elle me dépasse et s'éloigne dans mon dos. Je me retourne et la regarde s'en aller, clouée sur place, abandonnée comme une pauvre idiote. A mesure que sa silhouette rétrécit le long de la voie ferrée, je me rends compte qu'il s'agit probablement de la dernière fois que je la verrai. Elle ne m'a laissé aucune chance, à moi qui aurais tout fait pour elle.

Et je la déteste pour ça.

We might as well be strangers

(On pourrait tout aussi bien être des inconnues)

Be strangers

(Des inconnues)

For all I know of you now

(Vu ce que je connais de toi désormais)

For all I know of you now

(Vu ce que je connais de toi désormais)

Cette fois, la larme que j'essuie au coin de mon œil n'est causée ni par la tristesse, ni par le regret, mais par la fureur.


POV Lola

Je sens son regard brûlant me poursuivre dans mon dos pendant tout le long trajet du retour jusqu'à mon immeuble. Je ne pensais pas revoir Maya aussi vite. Je ne suis de retour que depuis deux semaines. Pour être honnête, je ne pensais pas la revoir tout court. J'avais prévu de recommencer ma vie sans elle, pour la protéger du monstre que je suis devenu. Mais à quoi m'attendais-je en me rendant tous les jours à la Petite Ceinture ? Il était évident qu'elle passerait du temps là-bas elle aussi. Malgré tout, j'ai été incapable de me détacher du passé. De notre passé. Aujourd'hui, ma faiblesse me retombe dessus.

La recroiser au bout de trois ans m'a fait l'effet d'un coup de massue. Je la reconnaîtrais entre mille, même après tout ce temps, mais elle est pourtant si différente… Je ne parle pas de ses cheveux, qui étaient bleus la dernière fois que je l'ai vue et qu'elle a maintenant teints en violet. Il s'agit d'une impression plus subtile, plus complexe à décrire, qui ne relève pas du domaine visible, et qui découle forcément de ce qu'elle a traversé en mon absence. Maya a pu vivre mille vies après mon départ. Et je ne connaîtrai aucune d'entre elles.

La main dans la poche de mon sweat, je referme les doigts sur le métal glacé de ma flasque de whisky. Je n'ai qu'une envie, en dévisser le bouchon et la vider d'un trait dans ma gorge, pour noyer le trouble, la colère et le remords qui me rongent dans la brûlure de l'alcool. Je pousse la porte de l'appartement comme dans un rêve, ne pensant qu'à m'enfermer dans ma chambre. C'est sans compter Daphné dans le salon, qui se lève en me voyant passer dans le couloir et m'intercepte juste à temps. Impossible de lui cacher quoi que ce soit, à celle-là. Et le fait que je sois une piètre menteuse n'aide pas.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? s'alarme-t-elle en me dévisageant, les sourcils froncés.

Je pousse un profond soupir, épuisée d'avance à l'idée de devoir revivre les émotions qui m'ont giflée en pleine figure, puisque je ne pourrais pas échapper au récit des récents événements face à mon intraitable sœur. Elle et moi avons toujours eu une relation complice, mais depuis que j'ai commencé à sombrer, elle est encore plus protectrice. Sans son soutien permanent pendant les trois années écoulées, je serais probablement morte d'une overdose de cachets, ou en prison, ou encore coincée entre les quatre murs de l'asile.

Daphné me prend par le bras et m'assoit sur le canapé, juste en face d'elle. Ses grands yeux bleus me fixent, attendant patiemment que je m'ouvre. Les miens sont rivés sur mes mains. La mâchoire serrée, je murmure :

— Je viens de revoir Maya.

Daphné reste quelques instants silencieuse, encaissant le choc de la nouvelle.

— Où ça ? demande-t-elle enfin.

— La Petite Ceinture.

Elle ne fait aucun commentaire, et je lui suis infiniment reconnaissante de ne pas me poser de questions sur ce qui m'a poussée à me rendre là-bas. Elle n'a de toute façon pas besoin d'une réponse, puisqu'elle le sait très bien elle-même. Hormis Maya, bien évidemment, Daphné était la seule au courant de nos escapades en duo sur les portions de la voie ferrée interdites au public.

— Tu lui as parlé ?

— J'étais en train de prendre des photos et elle m'a vue. Elle m'a appelée. Je lui ai dit que j'allais partir, et ça l'a blessée. Je… je voulais… je voulais tellement…

Je finis par céder aux sanglots qui m'étreignent la poitrine depuis tout à l'heure. Daphné pose une main apaisante sur mon bras, mais cela ne soulage en rien la douleur me broie le cœur. Une douleur mêlée de honte, d'angoisse et de manque. Je respire profondément, tentant de rassembler mes esprits.

— Elle n'avait pas l'air de vouloir que je parte… Elle voulait des explications, c'est normal, vu ce que je lui ai fait…

J'essuie les larmes qui roulent sur mes joues d'un geste rageur, furieuse contre moi-même de ne pas réussir à maîtriser mes émotions.

— Je sais qu'elle a compris pourquoi je suis revenue là-bas. Et elle m'a dit qu'elle y venait tout le temps et… et qu'elle repensait… au temps qu'on y passait ensemble.

Daphné dessine patiemment des cercles dans mon dos.

— Et toi, qu'est-ce que tu lui as dit ? m'encourage-t-elle d'une voix douce.

Je secoue la tête. L'amertume remplace peu à peu le chagrin.

— Je lui ai mal parlé pour la repousser, alors elle s'est braquée. Elle m'a reprochée de l'avoir tenue à l'écart de tout. Et après, je suis partie.

— Pourquoi tu ne lui as pas dit la vérité, maintenant que tu es de retour ?

— Parce que je ne suis pas guérie, Daphné. Que je sois à l'asile ou ici n'a rien changé. Regarde-moi deux secondes, franchement. J'ai l'air d'aller bien, là ?

— Peut-être pas bien, mais mieux, en tout cas. Et c'est toujours un début.

— C'est pas assez. J'ai honte de moi, putain, tu comprends ça ? J'ai honte de l'épave que je suis devenue. Je déteste cette fille-là. Je ne pourrais pas supporter que Maya voie ça.

Daphné ôte sa main de mon dos, visiblement en désaccord avec mon raisonnement.

— Elle ne te jugerait pas ! C'était ta meilleure amie pour une bonne raison ! Regarde, tu l'as dit toi-même, elle t'en veut de l'empêcher de t'aider !

— Ce n'est pas à elle de m'aider ! C'est la dernière personne que j'aurais envie d'entraîner avec moi dans mes problèmes ! Et je t'ai déjà expliqué tout ça il y a trois ans. C'est si dur à comprendre, que je ne veuille pas la faire souffrir ?

Ma sœur me dévisage en secouant lentement la tête.

— Tout ce que tu fais, à force de vouloir la protéger de toi, c'est encore plus de mal à toi-même. Assume un peu, Lola, putain, et laisse-la revenir dans ta vie.

Daphné jure si rarement qu'entendre « putain » dans sa bouche me choque. Nous ne parviendrons visiblement pas à un consensus sur ce sujet, ce qui était à prévoir. Elle a toujours adoré Maya, qui faisait pratiquement partie de notre famille. Qu'elle s'érige en son avocate n'a donc rien d'étonnant.

— Ce n'est pas ça, répliqué-je. Trop de choses nous séparent, maintenant. On a passé trois ans sans se parler. On est devenues des étrangères.

— Si tu le dis, lâche Daphné. De toute façon, c'est à toi d'avoir le dernier mot.

Elle se lève, sans toutefois manifester aucune trace d'hostilité, et m'adresse un dernier regard encourageant avant de quitter le salon. Je passe la main dans mes cheveux horriblement gras avant de m'affaler sur le canapé. Moi qui comptais me reconstruire tranquillement en silence à mon retour de l'hôpital. On peut dire que c'est réussi.


Crédits

Keane, We Might as Well Be Strangers