One-shot écrit dans le cadre de la cent-trente-sixième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Plénitude". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP !

Le terme "fille d'alliance" ne renvoie à aucune sorte de lien de belle-famille. C'est simplement une façon de dire "fille spirituelle" dans le langage de Montaigne, tout comme La Boétie était son "frère d'alliance".


C'était toujours le printemps ici et il semblait que la mauvaise saison, froide et humide, tout comme la chaleur étouffante de l'été, ne pénétreraient jamais ces lieux. Les arbres seraient perpétuellement en fleurs, les buissons aussi, l'eau jaillirait des rivières et le bourdonnement des abeilles ne cesserait de résonner dans l'air. Montaigne avait promis le bonheur éternel et des vallées douces et chaudes à La Boétie quand il était mort, presque trente ans plus tôt, et il était soulagé de ne pas lui avoir menti.

« C'est un si bel endroit, murmura le philosophe en regardant le ciel clair et les pétales rose qui volaient doucement dans la brise.

-Oui, acquiesça La Boétie, une main sur son épaule. C'est la terre qui est promise à ceux qui ne s'écartent pas du chemin de la bonté, comme vous me l'aviez assuré.

-Ça a dû être pour vous un bonheur parfait de vivre ici pendant tout ce temps, poursuivit Montaigne pour empêcher sa poitrine d'exploser tant il était heureux. »

La Boétie et lui étaient toujours par terre, dans l'herbe fraîche et verte, de laquelle ils ne s'étaient pas relevés depuis que, dans la mort, l'auteur des Essais avait ouvert les yeux dans cet endroit et que son ami perdu depuis des années l'avait accueilli. Montaigne s'était jeté dans ses bras et La Boétie l'avait serré contre lui, leur imprimant une rotation sur eux-mêmes avant de tomber à la renverse. Il y avait si longtemps qu'il n'avait pas vu ce visage, entendu cette voix, perçu cette présence fraternelle à ses côtés. Trois décennies, comme une éternité en comparaison du temps que La Boétie et lui avaient eu de vivre leur amitié : seulement six petites années… Pourtant, Montaigne avait, plus que jamais, l'impression d'avoir retrouvé une partie de lui. Enfin, les deux moitiés de leurs âmes s'étaient recollées.

« Ça n'a pas été aussi merveilleux qu'on pourrait le croire en voyant cet endroit, répondit La Boétie, parce que je ne pouvais cesser de regretter cette partie de mon âme que j'avais perdue.

-Vous lisez dans mes pensées, mon frère, comme toujours, sourit Montaigne en se penchant pour le serrer une nouvelle fois dans ses bras. J'ai pensé à vous… »

Il faillit dire "tous les jours", mais se ravisa. Non, il n'avait pas pensé à son meilleur ami perdu tout le temps, parce que c'était beaucoup trop dur. Il avait tenté d'oublier, dans les bras des filles et, plus tard, dans les pages des livres, mais c'était vrai que chaque pensée un peu douce ou poignante lui rappelait toujours La Boétie. C'était si difficile d'être coupé de cette émulation permanente, de cet esprit qui, lui au moins, dans le contexte troublé des guerres de religion, le comprenait.

« Vous m'avez beaucoup manqué, se ravisa donc Montaigne en laissant lui aussi sa main sur l'épaule de son ami. À chaque fois que j'ai pensé à vous.

-Moi aussi. Mais tout ça est terminé, à présent. »

Précautionneusement, les deux hommes se relevèrent. Ils avaient de l'herbe plein les vêtements et la lumière du soleil leur brillait dans les yeux. Oui, Montaigne n'avait jamais ressenti une telle plénitude. L'amitié était vraiment la plus belle chose qui, de toute une vie, pouvait arriver à quelqu'un.

« Mon frère, il faut que je vous parle de ma fille d'alliance, Marie de Gournay. Comme ce fut le cas pour nous, elle m'a connu à travers mes écrits et je regrette de l'avoir laissé seule si vite…

-Pour avoir acquis une telle importance dans votre cœur, il doit s'agir d'une personne admirable, sourit La Boétie en posant une main dans son dos pour l'entrainer à travers les chemins bordés de ruisseaux d'eau limpide.

-Elle l'est ! s'enthousiasma le penseur. C'est une femme d'esprit comme il s'en fait peu. »

C'était comme si les années n'avaient jamais passé entre eux depuis que La Boétie était mort. La conversation s'ouvrit de nouveau, douce, franche, entière, et Montaigne glissa son bras sous celui de son ami. Il n'avait jamais autant goûté la délicatesse de ces chemins verdoyantes et de ces arbres en fleurs.