Chapitre 2
Le gong de seize heure retentit dans le couloir. Otsu se mira une dernière fois dans son miroir. Après ses deux semaines de formation, elle maîtrisait presque les coiffures et le maquillage que lui avait enseigné Dame Yukari. Et comme à chaque fois, la jeune femme ne se reconnaissait pas derrière le masque blanc. Elle s'assura, après être sortit de sa chambre puis revenue en trombe devant sa glace, que sa coiffure tenait bien en place, haut sur le sommet du crâne, et se faufila aussi vite qu'elle le put jusqu'à l'Etage Privé. Pas très vite donc. Quel calvaire que de marcher à si petits pas, les jambes prisonnières du fourreau de tissu.
« Otsu. Tu es en retard. C'est ton premier avertissement. Dès ton premier jour. Si cela recommence, sache que chaque retard est prélevé sur ton salaire »
Otsu s'arrêta net. Dame Yukari dardait sur elle un regard noir sous ses sourcils froncés. Elle eut envie de répliquer, mais sa bouche béante se referma d'elle même, et l'ex soldate se contenta de baisser la tête et de rejoindre ses sœurs, toutes adossées contre le mur. La jeune femme fixa ses pieds, enfermés dans de petits souliers bruns.
Elle les fixa longtemps. Sa coiffure la démangeait, mais elle ne pouvait y toucher. Ses mains devaient rester solidement ancrées l'une à l'autre, devant elle. Ses orteils lui faisaient mal, ses pieds aussi. Discrètement, Otsu fit lentement basculer son poids d'une jambe à l'autre, pour tenter de soulager un peu la douleur. Elle avait envie d'éternuer, mais ce serait malvenu, disgracieux, et à coup sûr réprimandé. Le maquillage sur sa peau était-il en train de sécher ? La jeune femme avait l'impression de le sentir craquer sur son front, ses joues, son cou. Elle n'avait qu'une envie, enfouir sa tête dans un bac d'eau. D'ailleurs, elle avait soif. Depuis combien de temps étaient-elles toutes ainsi, debout, à attendre que des clients daignent les rejoindre ? Une heure ? Deux heures ? Plus, moins ? Ses yeux brûlaient. Il ne manquait plus qu'elle s'endorme sur place...
La léthargie qui se répandait peu à peu dans ses muscles fut par chance brisée par un rire, gras et sonore, qui grimpa les marches jusqu'à leur étage et secoua son corps endormi. Enfin. Des clients. Plusieurs pas lourds résonnèrent dans l'escalier, et des pieds chaussés de souliers vernis apparurent dans son champ de vision. Alors, dans un choeur parfaitement maîtrisé, les voix des cinq jeunes femmes s'élevèrent dans le couloir, douces et chaleureuses.
« Bienvenue. Nous sommes très heureuses de votre présence parmi nous.
- Haaa... Délicieuses visions mesdames. Dame Yukari, c'est toujours un plaisir de vous voir.
- Mon cher ami, vous nous avez manqué " minauda la vielle femme.
Des bruits de baisers volèrent jusqu'aux oreilles d'Otsu. Les yeux toujours fixement tourné vers le sol, elle ne pouvait qu'imaginer la tête des clients. Trois, au vue des paires de chaussures qu'elle avait compté, et des voix qui jouaient au jeu des vieux amis avec Dame Yukari.
« Dites moi ma Dame, demanda une voix grave, un peu cassée, je vois que vos filles sont cinq désormais. Avez-vous déniché une nouvelle perle ?
- Que vous êtes observateur !" Un rire exagéré, peut-être même accompagnée d'une main légère sur l'épaule du client, et Dame Yukari reprit, sur le ton de la confidence. "Nous avons effectivement recueillis une petite fleur. Elle se nomme Otsu, et serait ravie de vous offrir votre premier verre. Soyez aimable avec elle, c'est après tout sa première fois. »
Que de sous-entendu dans cette phrase. Otsu retint un rire sinistre.
« Hm, quelle proposition alléchante ! Mais ce soir je veux partager une coupe avec ma chère Keiko. »
Aussitôt, l'une des voisines d'Otsu, une brune sculpturale aux longs cheveux d'ébène et aux yeux d'un noir profond, sortit du rang d'un pas élégant et s'avança vers l'homme qui l'avait appelé.
« C'est toujours un plaisir, chanta sa douce voix.
- Ha ma toute belle, venez, allons à notre table habituelle.
- Et bien moi, je tiens à découvrir cette charmante Otsu » sonna la première voix, celle au rire gras.
Otsu aurait voulut ne pas l'entendre. Elle aurait voulut, de tout son être, qu'un autre nom sorte à la place du sien. L'avait-il vraiment appelé ? Le temps pouvait-il s'arrêter ? Oh pitié, que le temps s'arrête... Ses prières tournaient en boucle dans sa tête, et ses pieds s'avançaient vers son client, son tout premier.
« Je suis Otsu, et je suis à votre disposition. Prenez-soin de moi. »
Les mots appris par cœur lui échappèrent. Une grimace tordit sa bouche que nul ne put voir. Des doigts boudinés accrochèrent son menton et lui firent redresser la tête.
« Et bien, Dame Yukari, quelle beauté. Venez charmante créature, suivez moi, j'ai mes habitudes. »
La charmante créature suivit bêtement son client jusqu'à une table, dans un coin du salon commun. L'homme prit place sur un coussin et feuilleta la carte des thés et alcool. Otsu espérait qu'il choisirait un verre des seconds, et non des premiers. Il y avait moins de choix, pour les alcools, et elle les trouvait plus simple à servir que les thés.
« Alors chère enfant, que me conseillez-vous donc ce soir ? »
Puisqu'il s'adressait directement à elle, Otsu put enfin lever les yeux sur sa face rouge et rubiconde. Ses yeux, tirés de petites rides, brillaient d'une lueur affable et un sourire amusé tirait ses lèvres. Il lui fut tout de suite sympathique, et elle se sentit un peu plus à l'aise. Elle remarqua des gouttes d'eau dans ses cheveux, et des traces d'humidité sur ses vêtements. Enfermée comme elle l'était, Otsu pouvait passer une journée entière sans voir le ciel. Il ne pleuvait pas actuellement, où le bruit des gouttes de pluie aurait bercé l'atmosphère chaleureuse de l'Etage Privé, mais il y avait eu une averse récemment, et cet homme avait été prit dedans.
« Et bien mon ami, vous devez avoir un peu froid. Souhaitez-vous un thé noir pour vous réchauffer ? Ou quelque chose de plus fort peut-être ?
- Haha, savez-vous ce qui serez parfait ? Un verre de whisky. Nous le prendrons sec bien sûr.
- Excellent choix. Veuillez m'excusez, je vous l'apporte tout de suite. »
Otsu se releva, avec toute l'élégance figée et droite que lui permettait le kimono, et attrapa une bouteille de whisky et deux verres dans l'étagère à alcools richement ornée que les clients pouvaient admirer en entrant dans la salle. La jeune femme servit son client, et son propre verre. Faire semblant de boire faisait aussi partie du métier, et c'était probablement la partie la plus facile. Ils trinquèrent, et pendant que l'homme avalait goulûment une grosse gorgée, Otsu trempa simplement ses lèvres, longuement, avant de reposer son verre en poussant un profond soupir de satisfaction.
« Un plaisir, n'est ce pas ? Affirma l'homme sur un ton de conspirateur.
- Je ne peux qu'être d'accord mon ami ! Otsu resservit son client, dont le verre était déjà presqsue vide.
- Alors dites moi, charmante Otsu, d'où venez vous ?
- Mais d'ici. Je suis née à Stohess.
- Tiens donc, et comment est-ce possible ?
- Quoi donc mon ami ?
- Qu'une si charmante enfant ait pu m'échapper si longtemps voyons ! Je croyais pourtant connaître cette ville et ses habitants, mais il y a toujours des trésors cachés !
- N'est ce pas ? Mais ne doutez pas de votre savoir mon ami. J'ai été longtemps en visite chez une tante, dans la capitale, pour parfaire mon éducation.
- Tiens donc. Et que faites vous dans ce salon de thé maintenant ? Une jeune fille de bonne famille comme vous ne devrez pas risquer ainsi sa réputation dans un tel lieu de scandale. Vous savez bien ce que vous risquez, si un jour cet endroit est découvert.
- Je le sais oui. Mais je voulais travailler avant d'envisager le mariage, et côtoyer les gens qui ont su mener l'humanité où elle se trouve aujourd'hui. J'ai tant de respect pour notre roi et notre gouvernement, ils ont accomplis de si grandes choses ! Sans compter, ajouta la jeune femme en baissant la voix, que toute jeune personne est un jour... Attirée par l'interdit..." Un sourire séducteur recouvrit ses murmures.
" Ha, que j'aime vous l'entendre dire ! Et je ne peux qu'approuver vos passions, douce enfant. »
Il savait, et Otsu savait qu'il savait, que toute cette histoire n'était qu'une charmante fable. Elle était, à peu de chose près, similaire à toutes celles que les autres femmes racontaient à leurs clients. Cela faisait partie du jeu, et tous ces hommes ne dédaignaient pas le mystère dont se paraient leurs hôtesses.
Quelques heures plus tard, il n'y eut plus une seule place de libre dans le salon. De nombreux hommes, et aussi quelques femmes, étaient venus se détendre en bonne compagnie une fois la nuit tombée, et Otsu, après un moment de panique, se sentait finalement à son aise.
Elle s'était surprise à échanger si facilement avec ses clients, à ne pas se tromper dans le service du thé, et même à chanter sans fausse note , lorsqu'un groupe de riches notables éméchés lui avait demandé cette prouesse. Elle n'avait pas le droit de refuser, et d'ailleurs, elle ne l'aurait pas fait. C'était encore la meilleure solution pour échapper à leurs mains baladeuses, l'autre possibilité aurait valu son renvoi immédiat, voir une comparution au tribunal pour avoir frappé un homme de la haute, tout vicieux soit-il.
La vérité, c'est que si Evonne Turner était bien incapables de tous ces exploits, ce n'était en revanche pas le cas pour Otsu. Ce n'était qu'un rôle qu'elle jouait, un masque à porter, et ce n'était alors plus si difficile. Elle puisait aisément dans tout ce qu'elle avait appris les jours précédents, et la solitude qui avait lourdement pesé sur elle avait fait naître un fort besoin d'échanges humains qu'elle pouvait enfin étancher. Sans compter que, malgré toutes ses astuces et efforts, Otsu avait quand même bu quelques verres d'alcool, pas toujours contre sa volonté.
Quand, enfin, les derniers clients quittèrent le salon de thé, Otsu sentit l'euphorie qui courrait ses muscles redescendre d'un coup, et un grand froid remonta dans son dos. Pour la première fois de la nuit, elle prit enfin le temps de regarder autour d'elle. Ses sœurs débarrassaient les tables lentement, l'air paisible de l'habitude sur leurs visages.
« Bien. La nuit est finie. Je suis fière de vous mes filles, vous avez très bien travaillées. Keiko, tu es en repos demain, je crois que tu le mérites. Descendez manger quelque chose et allez dormir maintenant, couvre-feu dans une heure. Otsu, reste un peu avec moi. »
La jeune femme lança un œil envieux à ses sœurs quand elles quittèrent toutes l'étage, songeant à son ventre vide qui grognait depuis un moment. Keiko était sortit la première, et Otsu réalisa qu'elle ne l'avait pas vu de toute la nuit, ni elle ni son client.
« Es-tu satisfaite de toi Otsu ? »
Les mots se bloquèrent un instant dans la gorge de la jeune femme. C'était bien la première fois que Dame Yukari s'inquiétait de ce qu'elle pouvait penser ou ressentir. Que pouvait-elle lui répondre ? Qu'elle était étonnée de s'être bien amusée ? Qu'elle n'avait pas vu le temps passer ? Ou qu'elle était effectivement très heureuse d'avoir contenu son envie de cogner quelques têtes aux mains trop aventureuses ? Il n'y avait qu'une seule réponse que sa patronne pourrait accepter.
« Oui Dame Yukari. Je sais que je peux encore faire mieux, mais j'avais peur de faire moins bien pour cette première nuit.
- Voilà une réponse honnête et lucide. Tu peux, et tu feras mieux. Mais ce soir tu t'en es bien sortie, plus que je ne l'aurais crût de prime abord. Pour preuve, tu as déjà un client qui souhaite te revoir.
- De qui s'agit-il ?
- Ton premier client. Ici, nous l'appelons Monsieur Arbeit. Il a ses préférées ici, c'est rare qu'il passe la soirée avec quelqu'un d'autre que Emi ou Hono. Mais tu lui as plût, alors profites-en, tu pourrais bien recevoir une paie supplémentaire sous peu. Va maintenant, c'est bientôt l'heure du couvre-feu. »
Otsu salua Dame Yukari et descendit l'escalier en sautillant presque. Si elle n'avait pas eu son kimono, elle aurait pu sauter les dernières marches... Mais dans sa tenue actuelle, à part se faire mal, elle n'arriverait certainement pas plus vite dans la cuisine. Cuisine où un bol de riz et de légumes l'attendait, encore chaud, à une place libre au bout de la table.
Après un merci silencieux à l'âme charitable qui lui avait préparé son plat, Otsu l'engloutit en quelques minutes. Elle serait quitte pour un mal de ventre ensuite, mais peu importe, la faim avait disparût. Ses sœurs mangeaient silencieusement, en prenant leur temps, et la jeune femme se dit qu'elle devait avoir l'air d'un goinfre. Et bien tant pis. Quand Otsu se leva pour laver sa vaisselle, un petit papier, plié et replié, apparût sous son bol. Surprise et curieuse, elle voulut le déplier sur l'instant, mais une toux impérieuse l'en empêcha. Otsu balaya ses sœurs du regard, mais aucune ne s'occupait d'elle. Le message passa pour autant, et la jeune femme glissa le papier dans une poche, à l'intérieur de ses manches.
De retour dans sa chambre, Otsu laissa tomber son kimono, marcha dessus, et le rangea à sa place. Nue, elle s'allongea sur le lit, sur les couvertures, et, les pieds relevés, entreprit de déplier le petit papier, enthousiaste de savoir ce qui y était écrit. Une attitude tout à fait frivole qui, elle devait l'avouer, était très agréable.
« Otsu, puisque tu es désormais l'une des nôtres, nous te souhaitons toutes la bienvenue à L'Oeillet ! Il nous est interdit de discuter entre nous, mais tu apprendras bien vite que nous avons développée quelques astuces pour contrer ce règlement ! Cette nuit, un petit oiseau viendra toquer à ta fenêtre. Si tu ne dors pas, envole toi avec lui ! »
Si elle ne dormait pas ? Bien sûr qu'elle ne dormirait pas ! D'un geste brusque, elle revêtit sa chemise de nuit. Elle ignorait ce que ses compagnes lui réservaient, mais elle ne pouvait décemment pas rester nue.
Ses yeux étaient encore grands ouverts quand la cloche du couvre-feu sonna. Et longtemps encore après. Un instant semblait une heure. L'air s'était figé, et le temps aussi, sous l'empire de son impatience, et quelque chose bouillonnait sous sa peau. Ses yeux se portaient chaque seconde vers sa fenêtre et, parfois, Otsu se levait pour observer l'extérieur, avant de faire les cent pas dans la chambre minuscule et étouffante.
C'est une blague qu'elles m'ont faites ? JCe n'est pas très drôle... Que font-elles enfin ?! Je ne vais pas attendre toute la nuit ! Maintenant qu'elles m'ont fait miroiter une rencontre, ou que sais-je, je ne pourrai jamais trouver le sommeil... C'est complètement fou. Il m'a suffit de deux semaines coupées de tout contact pour que j'éprouve l'envie de discuter avec mes semblables... Pour un peu, je ne me reconnaîtrais plus.
C'est vrai qu'Otsu n'avait jamais été friande de bavardages et de contacts humains. Une partie de sa vie s'était menée en solitaire. Probablement que cela laissait des traces, encore aujourd'hui. Si elle avait finit par s'adapter à l'armée, l'ambiance étrange de L'Oeillet et la solitude imposée la décontenançait.
Enfin, enfin, alors qu'elle était assise devant son miroir à ruminer ses pensées, un toc se fit entendre à sa fenêtre. Il ne lui fallut pas plus d'une respiration pour s'y précipiter et ouvrir le carreau. Au dessus de sa tête, une main la salua. Otsu sourit et se hissa sur le bord. L'escalade pouvait être périlleuse, mais bien moins que ce qu'elle avait pu affronter pendant sa formation militaire, et rapidement, elle rejoint ses sœurs assises au sommet du toit, sur une partie plus plane. Elles lui sourirent chaleureusement et Fuyu, une minuscule brunette au visage rond, lui fit signe de s'asseoir à ses côtés.
« C'est un plaisir de t'avoir avec nous ce soir Otsu, glissa-t-elle en lui enserrant la main dans ses deux petites paumes.
- Nous venons ici une nuit sur deux, murmura Keiko. Nous ne pouvions t'inviter tant que tu n'avais pas passé « l'épreuve » du premier jour, mais te voilà maintenant officiellement une petite pétale de L'Oeillet ! »
Les filles pouffèrent dans leurs mains.
« Tu as volé cette comparaison à ton client, hein, avoue ? Gloussa Emi. Il n'y a bien que ces hommes là pour se croire spirituels en débitant pareilles inepties.
- Exact, c'est mot pour mot ce qu'il m'a dit ce soir.
- M'est avis qu'après, il n'a pas beaucoup parlé !
- Oui, plutôt grogné même ! »
A nouveau, des rires fusèrent. Mais des rires tristes, au parfum de colère. Le regard de Keiko n'était pas celui d'une jeune femme joyeuse. Otsu ingurgita l'information, la sentit bloquer son souffle, se coincer là, quelque part, où elle lui fit mal. Fuyu sentit son trouble et lui serra la main un peu plus fort.
« Désolé Otsu, tu ne dois pas avoir très envie d'entendre parler de tout ça pour l'instant, ça doit te faire un peu peur..."
Hono, qui se tenait à l'autre bout du groupe, et que sa timidité naturelle rendait attentive aux mots, et aux maux, de ses compagnes, se rapprocha du groupe et enlaça Keiko, avant de se tourner vers Otsu.
« Peut-être que cela te rassurera" murmura Hono, soufflant sur une mèche de sa frange. Ses cheveux, coupés en un court carré, la distinguait du reste du groupe. Comme Otsu l'avait apprit en surprenant des bruits de couloir, elle était obligé de les garder court pour leur éviter de boucler. Un drame capillaire bien loin des standards esthétique du salon de thé. "Dame Yukari ne laisse pas n'importe qui nous toucher" reprit-elle. "Et certainement pas au début. Sache que tu peux partir à tout moment, si tu le souhaite.
- Je ne pense pas avoir beaucoup de choix. J'ai besoin de ce salaire. A-t-on le droit de refuser un client ?
- Hm, oui, mais à conditions d'avoir de bonnes raisons...
- C'est vrai » renchérit Emi, en entortillant le bout de sa longue tresse dans ses doigts graciles. « Qu'un homme soit pas à ton goût, et Dame Yukari te rira au nez. Mais s'il a été dur avec toi, si tu penses qu'il veut des choses que toi tu veux pas, tu peux lui en faire part, elle comprendra.
- Et quand nous sommes indisposées, rajouta Fuyu, nous sommes dispensées de travailler. Si tu es en période féconde, Dame Yukari ne permettra pas qu'un homme te réclame. Je ne dis pas que j'approuve ce qui se passe ici, mais nous sommes très bien protégées par Dame Yukari.
- Ca ne rend pas les choses plus faciles pour autant... Un murmure de Hono, pour conclure.
- Tu peux le dire, murmura Keiko dans un sourire amer.
- Alors Keiko, dis nous tout sur le petit ver de ton client favori ! »
Des rires fusèrent, plus sincères, plus paisibles.
« Tu es bête Emi ! »
Keiko tira légèrement la tresse de sa compagne. Les longs cheveux d'Emi faisait des envieuses à L'Oeillet. Ca, et son talent pour la danse. Si Keiko était la plus belle et chantait divinement, Emi était incontestablement la plus douée en danse. Un titre qu'elle n'avait pas volé, puisque Dame Yukari l'avait fait danser devant Otsu presque chaque jour, pour qu'elle apprenne. Sa tresse volait gracieusement au grès de ses mouvements hypnotiques. Le niveau était hors d'atteinte pour l'ancienne soldate, mais elle avait néanmoins bien progressé en tentant de l'imiter.
« Le pire, c'est qu'il n'arrive à rien avec son petit instrument ! Alors il s'énerve, il m'insulte, il boit, encore et encore, et il s'énerve toujours plus ! Il a cassé plusieurs tasses ce soir, et puis il a finit par s'endormir sur mes genoux ! J'avais peur au début, et puis c'est devenu très gênant ! J'ai prévenu Dame Yukari que je ne voulais plus le revoir. J'ai été bien assez patiente, je lui ai laissé plusieurs chance, parce qu'il me paie très bien, mais là ça suffit. Il a failli s'ouvrir la main avec des débris de verre, j'ai vraiment eu peur qu'il s'en prenne à moi avec, il était vraiment très en colère. Heureusement, il s'est vite endormi...
- Et tu ne peux pas appeler à l'aide dans ces moments là ? S'inquiéta Otsu.
- Si, Pavas est toujours dans le couloir, pour intervenir s'il le faut. Si ce vieux minable ne s'était pas écroulé dans sa bave, je l'aurai appelé. Mais si j'avais fait ça, Dame Yukari m'aurait demandé de me joindre à d'autres clients, alors j'ai préféré rester tranquillement dans notre petite alcôve privée. J'en ai profité pour faire un petit somme !»
Des hoquets de surprises lui répondirent, et se changèrent bien vite en éclats de rires. Un silence apaisé s'installa petit à petit, et les jeunes femmes se perdirent un moment dans la contemplation du ciel et de ses étoiles. Fuyu finit par se lever, s'étira, et se tourna vers ses sœurs.
« Allez les filles, au lit ! Dormez bien, on se revoit ici après demain ! »
De retour dans sa chambre, Otsu se glissa sous les couvertures. Les événements de la nuit se répétaient en boucle dans sa tête, éclairant ses yeux et sa bouche d'un sourire pétillant. Certaines informations s'enfouirent dans un coin de son esprit. Elle y penserait plus tard, au matin, quand les souvenirs agréables se seraient estompés.
Et en effet, ils s'estompèrent. D'abord, Otsu ouvrit les yeux. Ils papillonnèrent sous la lumière du matin déjà avancé. Elle s'étira, lentement. Et s'arrêta. Voilà. Ils étaient revenus, les souvenirs. Elle avait comprit. Bien sûr, elle le savait déjà, Pavas l'avait prévenu dès le premier jour, mais Otsu avait rangé l'information dans un coin de sa tête, et n'y avait plus du tout repensé par la suite. Il faut dire que Dame Yukari n'avait jamais abordé le sujet pendant les jours suivants. Comme si elle pouvait enseigner à ses employés comment faire la bête à deux dos...
Le salon de thé était peut-être une couverture à l'Etage Privé, mais l'Etage Privé était-il une couverture au bordel des patrons, ou le bordel dissimulait-il l'Etage Privé ?
Des doutes et des questions qui ne changeaient rien à la situation d'Otsu. Elle avait besoin d'argent. Elle devait refaire sa vie.
