Note : Audrey a grandi depuis le prologue. Mais les ennuis ne sont jamais très loin.


Chapitre 1 – Une page se tourne


28 Octobre 1995 – Ilvermorny

Ce furent les hurlements de panique d'un groupe de premières années qui tirèrent Audrey de ses révisions, brisant la quiétude dans laquelle elle s'était installée depuis le début de la matinée. Un coup d'œil suffit à lui faire comprendre l'étendue de la catastrophe à venir, assombrissant son visage sous un voile de lassitude et d'exaspération. Halloween approchait à grands pas, et les mauvaises plaisanteries reprenaient comme chaque année, souvent aux dépends des nouveaux élèves qui subissaient les essais magiques désastreux de leurs aînés trop friands d'humour. Un groupe de citrouilles aux grimaces tordues flottait dans les airs, formant un escadron de légumes qui avaient pris pour cibles les plus jeunes du château, passant et repassant au-dessus de leurs têtes en proférant des jurons très imagés.

En sa qualité de responsable, la jeune Graves devait agir pour éviter tout débordement, y compris de la purée de cucurbitacée sur les visages de certains de ses camarades. Si elle ne rechignait jamais à donner des coups de main, elle regrettait toutefois l'absence d'Amir, son binôme et meilleur ami, car elle l'aurait laissé gérer l'incident à sa place et aurait pu retourner tranquillement à ses révisions. D'un geste du poignet, elle arrêta l'invasion orange, transformant les légumes en chauve-souris de papiers qui s'envolèrent vers le plafond de la bibliothèque avant d'éclater en une multitude de confettis. Les remerciements enthousiastes fusèrent dans sa direction, lui tirant un sourire crispé. Elle s'empressa de remballer ses affaires, peu à l'aise à l'idée d'affronter le déluge habituel de questions sur les sortilèges informulés et leur apprentissage. Elle prétexta une ronde à faire dans une autre zone du château, avisant quelques regards déçus, puis quitta les lieux sans remords pour rejoindre le réfectoire, son estomac serré par une appréhension qu'elle peinait à réfréner.

Audrey appréciait aider les plus vulnérables mais détestait être le centre de l'attention. Elle avait maudit Amir pendant plusieurs jours lorsqu'elle avait reçu sa lettre l'informant de son nouveau rang de responsable des élèves, consciente de son implication dans sa nomination. Elle avait dû dire adieu à la discrétion dont elle faisait preuve en temps normal, obligée de s'imposer face à ses camarades pour leur rappeler les règles du respect et de l'entraide. Son ami n'avait pas eu autant de mal qu'elle à se faire obéir, il bénéficiait déjà d'une certaine forme d'autorité grâce à son talent pour le Quidditch et sa bonne humeur si communicative que rien ne lui était jamais refusé. Certaines mauvaises langues se demandaient encore comment deux personnes aussi différentes avaient pu se lier d'amitié alors qu'ils se disputaient de temps en temps sur des sujets conflictuels, ce à quoi Amir répondait qu'être amis ne signifiait pas partager le même point de vue en permanence. Dans ces moments-là, Audrey préférait le silence, ne sachant que dire ou faire pour se débarrasser de ses camarades les plus insistants.

Ilvermorny n'avait pas chassé toute la timidité de son enfance. Si elle avait su nouer des liens avec des élèves du Serpent Cornu, elle était toujours très réservée dès qu'elle avait besoin de communiquer avec quelqu'un qu'elle connaissait peu. Amir lui avait permis de s'ouvrir aux autres maisons, il avait le sourire facile et savait quels mots employer pour la dérider. Malgré les efforts de son ami, la jeune Graves gardait une certaine réserve, souvenir subtil des années passées à l'orphelinat lorsqu'elle s'isolait pour ne pas entendre les murmures de tous ces gens sur ses capacités. Le psychomage qui l'avait suivie lors de la disparition des voix qui troublaient son enfance lui avait parlé de possibles séquelles qu'elle expérimentait parfois. Elle traitait les fantômes du château avec plus de considération que ses camarades et elle se lançait dans de longues discussions avec eux, curieuse d'en apprendre plus sur leurs vies et leurs journées à Ilvermorny. Ce trait de caractère en avait surpris plus d'un au sein-même du personnel de l'école de sorcellerie puis tous s'y étaient habitués, comme à tant d'autres détails qui sortaient de l'ordinaire dans le château.

Le brouhaha du réfectoire les accueillit, elle et ses pensées. Audrey évita une armure ensorcelée qui vint rencontrer brutalement les deux élèves derrière elle, leur envoyant un sourire contrit avant d'aller s'installer à sa table. Midi n'avait pas encore sonné mais de nombreux ventres affamés étaient déjà là dans l'attente du repas à venir, les bouches déliées par les rires et les conversations animées au sujet des préparatifs d'Halloween. Les plus jeunes qui n'avaient jamais eu l'occasion de passer des fêtes à Ilvermorny étaient aussi excités que curieux, élaborant mille et une hypothèses quelques fois invraisemblables.

« Il paraît qu'une armée de citrouilles se baladait près de la bibliothèque, annonça Amir sur un ton qui n'avait rien de très innocent.

— Ne me dis pas que c'est toi ? s'offusqua la jeune Graves. Tu es censé montrer l'exemple !

— Dans trois jours, on fête Halloween, et la directrice se promène avec une araignée suspendue à son chapeau. Tu devrais te détendre un peu, Audrey.

— J'étais en train de réviser. Et je t'interdis de répliquer quoi que ce soit, tu sais très bien que j'ai plus de difficultés que toi.

— Tu es douée mais tu refuses de l'admettre. Rappelle-moi qui est la meilleure en sortilèges ? »

Pour ne pas avoir à répondre, elle s'intéressa de très près au contenu de son assiette. Amir avait raison sur un point, même si elle détestait l'avouer : elle se distinguait dans les cours de sortilèges depuis sa première année, à l'aise avec sa baguette. Elle en avait été aussi surprise que ses professeurs, craignant à la base de ne pas réussir à produire autre chose que de maigres étincelles. Au fil de sa scolarité, elle avait prouvé à de nombreuses reprises que ses exploits n'étaient pas dû au hasard mais bien à ses capacités et à sa détermination à devenir une véritable sorcière, à l'image de sa famille. Les enseignements sur les informulés et sur la magie sans baguette avaient eux-aussi porté leurs fruits, la plongeant dans un autre cercle de l'art subtil des sortilèges. Il lui arrivait parfois de venir en aide à ses camarades qui ne comprenaient pas toujours les rouages de la magie mais elle essayait de se montrer discrète, sachant que quelques-uns n'y voyaient qu'un lien avec son patronyme. Cela lui semblait ironique puisqu'elle avait été adoptée mais elle en avait assez de répéter à chacun qu'elle n'était pas la fille de sang de Walter et Virginia Graves.

Comme toute médaille, la sienne avait un revers. Audrey n'était pas parfaite, elle n'obtenait pas d'aussi bons résultats dans les autres matières. Si elle se débrouillait avec un chaudron, elle n'en était pas au point de faire une potion efficace les yeux fermés, loin de là. Amir parvenait sans mal à créer des poisons et leurs remèdes en un rien de temps, obtenant les couleurs désirées du premier coup. Lorsqu'ils étaient en binôme, les maladresses de l'adolescente se heurtaient à l'habileté de son ami, produisant bien plus de catastrophes liquides que de réussites. Il ne lui en tenait jamais rigueur, riant souvent de leurs mésaventures et des tables recouvertes de mélanges insolites alors qu'elle se sentait coupable à chaque débordement. Leur enseignante les tenait à l'œil depuis qu'Audrey avait fait fondre le fond de son chaudron ainsi qu'une bonne partie du sol de la salle de classe, s'attirant les moqueries de ses camarades. En un coup de baguette, le problème avait été réglé mais il restait désormais une légère trace à l'endroit où la potion avait coulé, comme un témoignage de son admirable talent maladroit.

« Vous avez entendu la rumeur sur les citrouilles ? leur lança Leah en prenant place en face d'Amir. »

L'adolescent répondit par un rire alors qu'Audrey se renfrognait, touillant sa soupe avec plus d'entrain. Leur amie, chignon blond impeccable et lunettes sur le nez, parut déstabilisée un court instant par leur réaction, avant de comprendre l'origine du problème. Elle pouffa dans son verre puis leur apprit qu'un groupe d'élèves de Womatou avait reçu une averse glacée dans leur dortoir, ce qui expliquait les flaques d'eau qu'ils parsemaient dans les couloirs et la mauvaise humeur qu'ils trainaient dans leur sillage depuis leur réveil. Le ton de Leah était porteur d'une réprobation qui fit sourire la jeune Graves, consciente que son amie n'appréciait pas plus qu'elle les plaisanteries de certains de leurs camarades. La blonde était encore plus stricte qu'elle sur de nombreux sujets et aurait pu être à sa place comme responsable des élèves.

« Je crois que vous avez besoin d'une pause, remarqua Amir en les pointant l'une et l'autre avec sa fourchette. Un peu de folie vous ferait du bien, et …

— Tu as ton entraînement de Quidditch cet après-midi, l'interrompit Leah avant de plisser les paupières. J'ai parié sur la victoire de notre maison pour le prochain match alors tu as intérêt à prendre tout ça au sérieux.

— Je ne suis pas le seul à défendre nos couleurs, c'est un jeu d'équipe.

— Mais tu es l'attrapeur, tu peux faire basculer le score en un rien de temps. »

L'adolescent n'eut pas l'occasion d'émettre de protestations, coupé dans son élan par une chose verte et gluante qui atterrit dans son assiette, éclaboussant la nappe et son uniforme. Une pluie de grenouilles vint s'abattre sur l'ensemble du réfectoire, noyant les conversations auparavant animées sous un flot de hurlements hystériques, d'injures colorées et de coassements surpris. Les élèves les plus jeunes prirent bien vite la direction de la sortie ou se terrèrent sous les tables, sans se soucier de leurs aînés qui sortaient leurs baguettes afin de réduire le nombre de créatures qui bondissaient de manière aléatoire. Après un regard étonné, les trois amis se joignirent à leurs camarades, métamorphosant les bêtes en fleurs d'un vert qui n'était pas sans rappeler celui des batraciens. Non loin d'eux, un septième année transforma quelques-unes des pauvres grenouilles en coupes d'argent, sous les cris indignés de ses voisins de table qui appréciaient peu de recevoir de la vaisselle solide sur la tête. L'un des fantômes de l'école commentait allégrement le spectacle inédit, se moquant des efforts désespérés du corps enseignant pour mettre un terme définitif à cette nouvelle blague d'un genre nouveau.

Il fallut près d'une demi-heure pour éliminer les bêtes et ramener le calme, puis presque autant de temps pour retrouver le coupable qui s'excusa platement d'avoir ruiné le déjeuner de ses camarades malgré le léger sourire qui se profilait sur ses lèvres – il était assez fier d'avoir pu faire tenir son sort. Personne ne manqua le clin d'œil du professeur de sortilèges qui appréciait bien plus que ses collègues les festivités d'Halloween et l'inventivité sans limite de ses élèves. L'année précédente, le réfectoire avait été envahi par des champignons farceurs qui réclamaient des bonbons et menaçaient le personnel en projetant leurs chapeaux sur les murs. Audrey s'interrogea sur la provenance des grenouilles mais ne s'y attarda pas, poussée vers la sortie par une Leah surexcitée qui promettait mille et une tortures à leur ami en cas d'absence sur le terrain de Quidditch.

Ce petit contre-temps vert et gluant avait mis Amir et le reste de son équipe en retard sur l'horaire prévu. Les Puckwoodgenie avaient réservé le terrain après leur entraînement, ne leur laissant qu'une petite marge de temps à exploiter. Leah et Audrey s'étaient installées dans les gradins afin de supporter leur ami, tout en discutant de leur avenir professionnel avec sérieux. La blonde comptait suivre les pas de ses ancêtres dans la fabrication et la vente de baguettes magiques, prenant très au sérieux la tradition familiale. Ses parents ne l'avaient pas pressée dans son choix, elle était libre de faire ce qu'elle souhaitait, mais elle avait toujours été fascinée par l'univers des baguettes, ayant grandi entourée de matériaux destinés à renforcer les sortilèges. Elle profitait souvent de leurs vacances pour manier les divers produits et s'en imprégner, prenant de l'avance sur sa future formation.

Audrey savait aussi qu'Amir espérait avoir une place dans les relations internationales, avec une volonté de créer des liens plus forts entre les différents continents. Son meilleur ami espérait faire évoluer les mentalités pour ne pas rencontrer d'autres cas comme le sien, ayant eu des débuts difficiles dans le monde magique. Son humour cachait une certaine sensibilité et un mal-être dont il se détachait peu à peu. Il était né dans une famille de moldus pour qui la magie représentait le mal. Si ses parents avaient su s'habituer à tous les événements étranges qui l'entouraient, ce n'était pas le cas de son grand-père maternel qui le pensait habité par un démon. L'adolescent avait découvert qu'il n'était pas le seul à subir ce genre de comportement et il reprochait à la communauté magique d'être trop secrète. C'était l'ignorance des moldus qui les mettait en danger mais révéler l'existence de la magie n'était pas dans les plans du MACUSA qui craignait des conséquences trop importantes pour les leurs. Les chasses aux sorcières des siècles passés n'avaient pas disparu de leurs esprits, elles avaient fait des ravages parmi les sorciers, et cela à travers le monde entier.

Pour sa part, la jeune Graves n'était pas certaine de ses envies. Son père était Auror et sa mère enseignait à des sorciers et sorcières qui n'avaient pas encore l'âge d'aller à Ilvermorny. Aucune de ces deux voies ne lui plaisait, elle ne voulait pas passer son temps à rechercher des mages noirs en devenir ni à dispenser des cours. Elle avait conscience que d'autres domaines existaient, elle en avait longuement parlé avec ses professeurs. Elle avait entendu parler de l'aide aux victimes d'agressions, une nouvelle branche ouverte au MACUSA depuis peu. Audrey avait eu l'occasion d'en rencontrer l'un des membres, ami avec ses parents, et de discuter avec lui, se découvrant un intérêt particulier pour l'équipe de sorciers qui s'en occupait.

« J'ai du mal à croire que c'est notre dernière année, soupira Leah. J'ai l'impression que notre répartition ne date que d'hier.

— Et pourtant, c'est bientôt la fin. Je serai vite débarrassée de l'attention des premières années.

— Amir ne pensait pas à mal pour ta nomination. Il a eu raison, d'ailleurs, parce que tu sais comment rassurer tout le monde.

— Je ne fais rien de plus que n'importe qui, protesta Audrey.

— Tu as convaincu mon frère qu'il n'y avait pas de serpent cornu sous son lit alors que j'ai dû le lui répéter une bonne centaine de fois. C'est un exploit, il n'écoute jamais personne.

— L'une de vous est Audrey Graves ? les interrompit une voix hésitante. »

La principale concernée porta son attention sur l'élève de sixième année qui l'observait avec les joues rouges. Elle l'encouragea d'un sourire chaleureux à poursuivre, supposant qu'il aurait des questions pour elle à cause de son exploit à la bibliothèque. Il lui annonça que la directrice requérait sa présence, ce qui eut l'effet d'une douche froide. Leah se proposa pour l'accompagner mais elle déclina son offre, ressentant un mauvais pressentiment. Audrey remercia le messager puis s'excusa auprès de son amie, jetant un regard vers le terrain où Amir poursuivait le vif d'or avec assez de concentration pour ne pas voir son départ. Elle quitta les tribunes en essayant de se défaire de la nausée qui l'assaillait, se rappelant qu'elle n'avait aucune raison de craindre un entretien alors qu'elle n'avait rien fait de mal. Elle était une élève exemplaire qui n'entraînait pas ses camarades dans des aventures illégales au sein de l'école, elle n'avait pas à redouter une sanction quelconque. Elle n'était pourtant pas rassurée par ses pensées.

Le bureau de la directrice n'était pas l'endroit qu'Audrey connaissait le mieux à Ilvermorny. Elle avait eu la chance de ne pas y être convoquée trop souvent et elle se souvenait à peine de son passage éclair à la rentrée lorsqu'elle avait été désignée responsable des élèves. Des statuettes représentaient les quatre maisons sur l'une des étagères de la grande bibliothèque qui se dressait derrière le bureau, sculptées de manière à les montrer endormies. Le Serpent Cornu sembla toutefois sortir de son sommeil à son approche, ouvrant ses yeux de marbre pour la dévisager un instant avant de cligner des paupières comme s'il l'accueillait. Aucun tableau ne venait recouvrir les murs, il n'y avait que des tapisseries aux couleurs des maisons, avec des scènes mythologiques animées dont les couleurs variaient en même temps que l'heure qui s'écoulait. À ce moment, le soleil brillait au-dessus des personnages, les nimbant d'un éclat doré qu'ils paraissaient apprécier.

L'adolescente eut la surprise de retrouver sa mère, en larmes, et d'être prise dans ses bras, serrée si fort qu'elle comprit qu'il était arrivé quelque chose à son père. L'expression sombre de la directrice, par-dessus l'épaule de Virginia, lui confirma ses soupçons et elle ferma les yeux, bercée par l'étreinte maternelle.

« Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.

— Ton père a été en contact avec un objet ensorcelé. Il … il a été emmené pour être soigné mais son … son état est préoccupant. »

Audrey dut se faire violence pour ne pas céder à la colère qui l'engloutissait. Son père devait terminer sa carrière quelques jours plus tard, il en était à sa dernière mission sur le terrain. Tout en elle criait à l'injustice, hurlant sa détresse derrière ses lèvres closes. Elle avait toujours vu ses parents comme des gens invincibles que rien ne saurait ébranler, comme des montagnes dressées face au vent, érodées mais toujours debout malgré les éléments en furie. Songer à son père étendu sur des draps blancs, blessé jusqu'au point de non-retour, lui paraissait impossible, improbable, comme une chimère venue d'un autre monde. Pour elle, Walter Graves était un homme éternel, à l'image de cette phrase qu'il ne cessait de lui dire. Les Graves vivent à jamais, ma chérie. Ce n'était plus si vrai, ils étaient comme les autres, si fragiles dans leur mortalité.

Elle entendit à peine les mots emplis de compassion de la directrice, ne sentant que la main de sa mère qui prenait la sienne pour l'entraîner à l'écart des protections de l'école. Transplaner au sein d'Ilvermorny n'était pas possible, et elles disparurent une fois les grandes grilles franchies. Audrey vacilla en reprenant pied devant le Centre Médical Magique, nauséeuse à cause du transplanage d'escorte. Elle observa d'un œil critique la façade entretenue par des sortilèges où se dessinait le symbole de l'hôpital : un crâne souriant sur lequel était posé un chapeau pointu décousu où luisait la devise Memento Mori. Elle retint un frisson en songeant qu'il n'y avait pas plus macabre, suivant sa mère dans le dédale de couloirs identiques où se pressaient patients et personnels. Virginia s'arrêta devant une chargée d'accueil qui leur demanda de patienter, ayant reçu l'ordre de prévenir le médecin qui s'occupait du cas de Walter à l'instant où sa femme reviendrait.

Lorsque le médicomage les vit, il eut une seconde d'hésitation. Les Graves furent emmenées dans un bureau à l'écart d'oreilles indiscrètes où elles apprirent que Walter n'avait pas survécu malgré l'acharnement des soignants qui avaient tenté un large éventail de sorts pour le désenvouter. Audrey décrocha de la conversation, comme étranglée par des mains invisibles, les oreilles plongées dans du coton. Elle aurait voulu pleurer, pour se décharger de cette sensation étrange qui l'étreignait, mais les larmes restaient bloquées, prisonnières de ses paupières. Ses poings serrés sur ses genoux lui faisaient mal, ses ongles s'enfonçaient dans ses paumes, avec tant de force qu'elle s'étonnait encore de ne pas voir couler son sang.

Son père était mort. Walter Graves ne rirait plus avec elle, il ne lui conterait plus les exploits de ses parents, ni les missions rocambolesques qu'il avait effectuées au fil des ans, ni les souvenirs de son enfance. Il ne la regarderait plus avec fierté en lui annonçant qu'il était heureux de l'avoir pour fille, ne serait plus là pour la consoler dans les moments difficiles. Lui qui avait remué ciel et terre pour lui permettre de s'intégrer à ce monde hostile, pour la délier de ces voix qui la hantaient, n'était désormais plus qu'un nom sans vie.

« Nous avons fait ce que nous pouvions, répéta le médicomage, mais son cœur n'a pas tenu. Les artefacts sont les pires fléaux de notre communauté, ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre. »

Il y avait une certaine ironie dans les causes de la mort de Walter, une ironie qu'Audrey elle-même comprenait. Sa grand-mère paternelle avait chassé les artefacts pour le compte du MACUSA avant de devenir Auror, transmettant à son fils le goût de l'aventure tout en ne manquant jamais de lui rappeler qu'il fallait faire preuve d'une grande prudence face aux objets inconnus. L'adolescente savait que son père ne prenait pas de risques, il lui avait fait la morale si souvent qu'elle y réfléchissait à deux fois avant de toucher quelque chose qui ne lui appartenait pas. Qu'il fût mort à cause d'un artefact la surprenait, comme si son père avait oublié toutes les règles de base de son travail.

Encore sonnée, elle n'écouta pas le médicomage, se murant dans ses pensées. Si de rares mots venaient parfois percer son esprit, elle n'y prêtait pas attention, à la fois trop jeune pour se soucier de certains éléments mais trop âgée aussi. Il n'y avait pas d'âge évident pour parler de la mort et de ses conséquences, et elle devinait juste que l'avenir n'aurait plus la même saveur.

« Je te ramène à la maison, lui souffla sa mère en la sortant de ses réflexions. »

Audrey ne protesta pas, elle se laissa conduire jusqu'à l'extérieur. Son esprit était partagé entre son chagrin et l'incompréhension, bousculé entre deux réalités qui ne l'aidaient pas à se concentrer. La silhouette familière de la maison dans laquelle elle avait grandi pendant dix ans eut plus d'effet que ce passage trop rapide à l'hôpital. Elle prit conscience de l'absence qui régnait dans la demeure, de ce silence angoissant qui imprégnait déjà les murs. Les premières larmes envahirent enfin ses joues, emportant avec elles toute la tristesse qui broyait son cœur, lui tirant un sanglot presque aussitôt étouffé contre le giron de sa mère. Ensemble, elles pleurèrent cette perte survenue si brusquement, sans signe avant-coureur. Deux jours plus tôt, l'adolescente avait reçu une lettre de son père qui s'extasiait sur leurs bougies d'Halloween, lui promettant de faire peur à leurs voisins. Tout cela paraissait futile en regard du drame qui s'abattait sur leur famille.

Quand elle proposa son aide pour les préparatifs des funérailles, Audrey ne récolta qu'un refus affolé de la part de sa mère. Virginia préférait gérer seule, malgré la plaie béante qui s'ouvrait dans sa cage thoracique, sans impliquer sa fille dans l'après. Un mot si fade pour définir ce nouveau monde sans le sourire si enjoué de Walter. Elles restèrent un long moment à partager leur peine, sans notion du temps qui passait, sans voir décroître la lumière au-dehors de leur bulle de larmes. Tandis que la pluie tambourinait sur les fenêtres, seul bruit perceptible dans la maison enténébrée, l'adolescente perdait le contrôle de ses émotions, incapable de maintenir plus longtemps le voile qui cachait habituellement ses états d'âme.

Il y eut un dîner, maigre et amer, pour remplir un tant soit peu leurs ventres serrés. Elles ne discutèrent pas, l'envie n'y était plus. Audrey réalisait à son rythme que la place vide à côté d'elle le demeurerait, que ce n'était pas un retard, que son père n'allait pas débarquer en protestant contre l'incompétence des nouvelles recrues. Elle n'ignorait pas qu'il lui faudrait bien plus que quelques heures pour prendre pleinement conscience de la disparition de Walter, pour s'adapter à d'autres tournures de phrases, pour ne plus parler de lui au présent, pour ne pas s'attendre à le voir franchir la porte. L'estomac noué, elle termina son repas sans enthousiasme, lui trouvant un goût de cendres et de larmes.

Retourner dans sa chambre n'avait pas le même effet que lors de ces instants où elle quittait Ilvermorny pour les vacances d'été. Tout lui semblait différent, plus morose, plus terne. Les murs aux couleurs de sa maison perdaient leur charme, les photographies animées d'Amir et de Leah paraissaient moins vives. Audrey eut une brève pensée pour eux, sans savoir exactement ce qu'elle aurait à leur dire lorsqu'elle reviendrait en cours. De quelle manière s'adresser aux gens alors que son univers avait pris une autre direction ? L'étreinte de sa mère, si tremblante et fatiguée, accentua son mal-être. Virginia n'avait jamais faibli devant elle, et cela aussi la plongeait dans la détresse. Elles se séparèrent à contrecœur, chacune cherchant dans l'autre un réconfort qui ne viendrait pas dans l'immédiat, ne percevant que l'écho d'une peine trop lourde. Aucun mot ne serait suffisant pour retrouver le sourire, aucun mot ne saurait assécher leurs yeux rougis par les pleurs.

Une fois seule, Audrey serra son oreiller contre elle, sans maîtriser ses sanglots. La journée n'avait pas si mal commencé, elle avait eu le temps de réviser un peu pour ne pas accumuler de retard sur ses devoirs de runes. Elle regrettait les plaisanteries de ses camarades, les attaques de citrouilles et de grenouilles, la présence de ses amis. La pluie verte de batraciens était lointaine dans son esprit, comme si une existence entière s'était déroulée depuis l'événement fâcheux du réfectoire. Elle n'avait pas pu soutenir l'entraînement de l'équipe de Quidditch de sa maison, en scandant le nom d'Amir avec Leah selon leur habitude. Cette pensée lui semblait étrange, pas à sa place en cet instant. En quoi manquer les vrilles et autres mouvements de balai était si important ? Elle avait assisté à tant de matchs, à tant d'entraînements, un de plus ou de moins ne la rendrait pas malade. Mais c'était la normalité à laquelle elle était attachée, un quotidien qui lui tirait peu de doutes et aucune larme.

Délaissée par le sommeil, elle fit les cent pas dans sa chambre, prenant parfois l'un de ses bibelots pour le reposer ailleurs. La bougie posée sur sa table de chevet n'éclairait pas beaucoup la pièce, offrant plus d'ombres que de lumière, ranimant ses peurs d'enfant. Elle n'avait pas songé à l'orphelinat depuis plusieurs années, pas consciemment. Lorsqu'il lui arrivait d'y penser, c'était par hasard, quand elle croisait dans les couloirs d'Ilvermorny l'un des enfants qu'elle avait connus. Le reste du temps, elle évitait les souvenirs qui y étaient associés, même si la gentillesse de Lamb ne l'avait jamais vraiment quittée. Le directeur de l'orphelinat avait été le premier à croire en elle et il lui avait permis de rencontrer les Graves, d'avoir enfin cette famille que son cœur ne réclamait plus. À l'époque, Audrey était encore plus timide, elle avait une perception de ce qui l'entourait un peu différente de celle des autres enfants. Walter et Virginia l'avaient arrachée aux ténèbres de son enfance, tant et si bien qu'elle s'y croyait débarrassée. Mais le passé n'était jamais très loin et il pesait sur ses épaules, charge invisible qui serpentait dans ses veines et n'avait fait que sommeiller pendant tout ce temps.

Frissonnant en raison d'un courant d'air froid, l'adolescente jeta un coup d'œil à l'ensemble de sa chambre. Rien ne bougeait, les rideaux étaient aussi immobiles qu'en temps normal, pourtant elle se sentait épiée. Elle retourna dans la chaleur de ses draps, s'asseyant au plus près du mur sans détacher son regard du reste de la pièce. Quelques larmes vinrent perler aux coins de ses paupières tandis qu'elle resserrait ses doigts sur les draps, la gorge nouée par une peur enfantine, murmurant le nom de son père dans un sanglot. Elle redevenait si petite sans le vouloir, effrayée par le noir alors que sa baguette était à portée de main, effrayée par le silence qui n'était plus si accueillant, effrayée par l'absence qui l'empoisonnait déjà. Elle ne pouvait pas compter sur Leah pour la rassurer, elle n'était pas dans leur dortoir, et elle ployait sous la solitude.

Pendant un court laps de temps, elle songea à traverser l'étage pour rejoindre sa mère. Elle se ravisa, terrifiée à l'idée de devoir s'aventurer dans les ombres – alors qu'un lumos pourrait l'aider à avancer – sans savoir ce qu'elle rencontrerait sur son chemin. La maison des Graves ne lui avait jamais paru aussi vide et antipathique, comme si les murs eux-mêmes devenaient ses ennemis, comme si des créatures risquaient de sortir de derrière un escalier pour l'emporter avec elles. Elle avait eu ce sentiment lors de sa première année à Ilvermorny, avant de considérer que rien ne lui arriverait puisqu'elle était en bonne compagnie.

« Tout va bien, marmonna-t-elle. Tu es chez toi Audrey, il ne peut rien t'arriver. »

L'adolescente essaya de se détendre, sans succès. Elle s'allongea sur le ventre, les yeux ouverts, fixant la lumière de la bougie qu'elle hésitait à éteindre. La mèche ne tarderait pas à être trop courte et à mourir d'elle-même, ne lui laissant que quelques minutes de répit. Elle ferma ses paupières en tentant de se vider l'esprit, revoyant malgré elle le visage de son père. Elle n'était pas préparée à de nouveaux sanglots et elle dissimula ses pleurs dans ses draps jusqu'à l'apparition d'une fatigue méconnue qui vint se poser sur elle, la couvrant d'une étrange douceur, engourdissant ses membres. Le flot de ses larmes se tarit peu à peu, tel un robinet en train de se refermer. Elle sentait encore le chagrin qui avait formé son nid dans sa tête mais elle parvenait enfin à s'en défaire, son corps réclamant un repos nécessaire pour affronter le lendemain. Elle aurait besoin de toutes ses forces pour se lever, pour épauler sa mère et ne pas l'abandonner dans ce deuil qui les guettait du coin de son œil inquisiteur. Les jours prochains s'annonçaient bien sombres.

Alors qu'elle allait s'endormir, sombrant enfin vers les brumes bienvenues du sommeil, un petit rire résonna, troublant le silence. Elle se redressa, le cœur battant, mais le bruit enfla autour d'elle, prit de l'ampleur, se glissa dans sa poitrine, puis vint murmurer à son oreille avec les voix d'autrefois. La flamme de la bougie fut soufflée dans la foulée alors que cinq mots persistaient dans l'air, cinq mots seulement, porteurs de ses peurs d'enfant.

Bon retour parmi nous, Audrey !


Note : Les responsables d'élèves sont l'équivalent des Préfets en chef de Poudlard. Il n'y a pas de préfets à Ilvermorny, les élèves des années supérieures aident spontanément ceux des années inférieures.

Note bis : Le Centre Médical Magique n'a pas d'entrée secrète, il apparaît aux moldus comme un bâtiment classique, une sorte de centre de recherches. Le personnel n'est pas totalement sorcier, le Centre embauche aussi des cracmols et des moldus qui ont connaissance du monde magique.