Chapitre 2 – L'Éveil
Quand elle émergea, le lendemain matin, des brumes d'un sommeil profond et sans rêve, Azula ouvrit les yeux sur un plafond nu et blanc. La lueur dorée qui baignait la pièce où elle se trouvait prouvait que ce devait être l'aube.
Les maîtres du feu s'éveillaient toujours en même temps que le soleil.
Mais la princesse avait la vague impression que ce n'était pas arrivé depuis longtemps. Elle avait le sentiment d'avoir erré dans les ténèbres durant des années, seule et perdue.
La sensation d'une surface rembourrée sous son dos lui indiqua qu'elle devait se trouver sur un lit ; mais le matelas était trop ferme, presque dur comparé au moelleux de son lit aux draps de soie de sa chambre au palais.
Un violente migraine gagnait ses tempes et son front. En levant la main gauche pour l'y porter, elle sentit une résistance. Regardant ses mains, elle comprit pourquoi. Elle était attachée, menottée de part et d'autre du lit, retenue par de courtes chaînes en métal.
Aussitôt, elle sentit la panique la gagner et son mal de tête redoubla d'intensité alors que des images incohérentes s'engouffraient dans son esprit.
La cour de l'Agni Kai, le reflet scintillant du soleil sur une couronne en forme de flammes, un phénix en plein vol…
Avec une exclamation de douleur, elle ferma étroitement les paupières pour essayer de les chasser.
Mai et Ty Lee, un bison volant...
Azula se mit à remuer sur son lit, – des éclairs ! – essayant de se défaire de ses liens et bientôt, elle comprit que ses chevilles également étaient entravées par des chaînes métalliques. La panique commençait à la gagner.
Un ciel écarlate et des nuages sombres...
Zuko…
De l'eau, tellement d'eau...une eau glacée qui pénétrait sa gorge et s'infiltrait dans ses poumons, causant une douleur sourde dans sa poitrine.
Azula suffoquait maintenant. Elle voulut crier mais savait que c'était inutile et dangereux. Elle n'allait qu'absorber plus d'eau encore et achèverait de se noyer dans cette fleur glacée dont la paysanne qui accompagnait Zuko les avait enveloppées toutes les deux.
Elle essaya de se débattre et se démena sur son lit étroit, son corps tordu dans une position qui devait paraître grotesque.
Où était Père ? Pourquoi ne venait-il pas la libérer ?
Soudain, le souvenir vint la frapper avec la violence d'un coup de poing qui se serait abattu sur son visage.
Le poing de Père…
Le Seigneur du Feu était parti à la conquête du Royaume de la Terre. Il était parti affronter seul l'Avatar. Et il l'avait laissée seule pour régner sur la Nation du Feu et un palais déserté.
Comment était-elle arrivée ici ?
Était-ce Zuko qui l'y avait mise ? Ou bien était-ce Père, pour la punir d'avoir échoué face à son raté de frère et la rustre de la Tribu de l'Eau dont il semblait s'être entiché ?
« Azula ; impose-toi le silence ! » La voix au ton sec et glacial avait surgi de nulle part, juste derrière elle. Elle tourna vivement la tête mais ne vit rien. Elle se força au calme.
Il n'y a pas d'eau, c'est juste dans ta tête. Il n'y a pas de voix. C'est juste ton esprit… Père n'est pas là, Père est parti détruire le Royaume de la Terre. Père t'a abandonnée lui aussi.
Aucune raison de paniquer : sans doute imaginait-elle tout ceci. Il lui arrivait parfois de voir des choses qui n'étaient pas vraiment là.
Père ne le savait pas. Personne ne devait le savoir. Elle était Azula, princesse de la Nation du Feu, bien-aimée d'Agni en personne, le prodige aux flammes bleues, le génie de la maîtrise du Feu qui avait appris à maîtriser les éclairs à l'âge de treize ans seulement, en quelques mois. Celle qui avait presque anéanti l'Avatar.
Personne ne devait connaître son secret. Père ne lui laisserait plus aucune responsabilité s'il savait, il ne l'enverrait plus en mission. Il la garderait cloîtrée au palais et elle devrait rester seule avec lui. Il la cacherait aux yeux de tous, la petite princesse dérangée qui entendait des voix.
Elle aimait et vénérait son père, mais elle ne pouvait pas rester seule avec lui, elle ne pouvait plus. N'était-ce pas pour cela qu'elle avait si désespérément traqué Zuko à travers le monde ? qu'elle l'avait convaincu de la rejoindre à Ba Sing Se ? qu'elle avait menti à Ozai ?
Mais Zuko était parti. Il l'avait laissée seule à nouveau. Et il avait trahi son secret.
Elle ne voulait pas penser à Zuko maintenant. Il y avait plus urgent. Les murs blancs et le matelas rigide étaient réels, elle pouvait les sentir : il fallait découvrir où elle était et trouver un moyen de s'enfuir.
D'un regard, elle balaya la pièce.
Elle se trouvait dans ce qui ressemblait à une chambre d'hôpital, ou une infirmerie, sauf que les murs blancs, au lieu d'être lisses, étaient matelassés.
Des murs capitonnés. Le mot lui revint en mémoire mais elle chassa cette pensée pour l'instant. L'idée qu'elle contenait était trop déplaisante, trop effrayante pour l'envisager.
La pièce n'était pas meublée à l'exception du lit une place sur lequel elle était allongée, et d'un chevet, placé juste à sa droite et vissé au mur, muni d'une case et d'un petit tiroir sans doute destiné à contenir des effets personnels.
Elle reporta son attention vers les murs et vit, haut au-dessus d'elle, une fenêtre étroite et rectangulaire qui bordait une partie du plafond sur la longueur, seule ouverture sur le monde extérieur. C'est de là que provenait la lueur dorée qu'elle avait remarquée en se réveillant.
Sur le mur opposé, à sa droite, une lourde porte métallique la séparait du reste du bâtiment. Un petit orifice rectangulaire y avait été percé à hauteur de visage.
Elle se demanda soudain si quelqu'un se tenait de l'autre côté et l'observait.
Elle abaissa alors les yeux sur son propre corps pour découvrir des jambes nues, couvertes d'ecchymoses, qui dépassaient d'une longue chemise bleu-clair qui descendait jusqu'au-dessus des genoux. Le froid sur ses bras lui révéla que les manches de la chemise étaient courtes également.
Bien qu'elle fût seule, elle éprouva une honte soudaine à la découverte de sa tenue. Azula n'aimait pas beaucoup exposer son corps. La tenue légère qu'elle avait arborée à la soirée de Chan sur l'île de Braise, était une exception.
Jamais elle ne se serait vêtue aussi court au sein de sa nation ou dans un endroit où elle était sûre d'être reconnue.
Concentre-toi ! la rabroua la partie de son esprit qui s'exprimait habituellement avec la voix d'Ozai. Tu dois découvrir où tu es et trouver un moyen de te tirer de là ! Tu dois comprendre ce que tu fais ici et ce qui s'est passé le jour de la comète !
Mais comment savoir ? Elle ignorait combien de temps s'était écoulé depuis le passage de la comète. Elle sentait confusément que cela faisait quelques temps déjà, bien qu'elle n'en eût aucun souvenir. Un examen rapide de ses bras et de ses jambes dénudées lui révéla qu'elle avait perdu du poids et le fin duvet, presque imperceptible à part pour elle même, qui recouvrait ses jambes lui indiqua qu'il avait dû se passer quelques jours, voire quelques semaines depuis la dernière fois qu'elle avait pris soin de les faire épiler, la veille de son couronnement, à l'aide d'une cire brûlante que lui appliquaient les servantes au sortir du bain.
Le sentiment d'indignité qu'elle ressentait déjà avant cette découverte s'accentua.
Dans la Nation du feu, les poils étaient considérés comme un signe de négligence et même les hommes rasaient traditionnellement leurs jambes et leur torse. Seule la pilosité au niveau du visage était tolérée parmi les soldats de l'armée royale. Quant aux femmes, il n'était pas question qu'un seul poil fût visible sur leurs jambes ou sous leurs aisselles. Heureusement pour elle, malgré ses cheveux noirs comme le jais, Azula ne souffrait pas d'une pilosité extravagante.
Avec un ricanement amer, elle se rappela alors la première fois que leur père avait signalé à Zuko, alors âgé de douze ans, qu'il était temps qu'il commence à prendre garde à son apparence et lui avait envoyé deux servantes munies de tout le matériel nécessaire à une épilation.
Azula avait assisté à la séance d'épilation malgré les vives protestations de son frère. Les servantes n'avaient pas osé la chasser. Les servantes n'osaient jamais rien lui dire de toute façon.
Elle s'était délectée de ses cris de rages et de ses grimaces de douleur lorsque les servantes lui arrachaient brutalement les bandes de cire chaude dans un bruit d'adhésif.
Elle l'avait poursuivi une partie de la journée dans les couloirs du château en imitant ses grimaces les plus comiques et il avait fini par se jeter sur elle pour la clouer au sol. Elle avait produit une boule de flammes orange dans sa main et s'apprêtait à l'en frapper quand le Seigneur du Feu lui-même avait surgi de nulle part, en pleine conversation avec deux de ses ministres et avait découvert l'affligeant spectacle de ses deux enfants se roulant sur le sol comme de vulgaires chiffonniers.
Il s'était précipité vers eux et les avait attrapés, chacun par un bras pour les séparer. Azula se rappelait encore la vive douleur tandis que son père tordait son bras dans sa main vigoureuse, jusqu'à ce qu'elle se mît à crier.
Tous deux avaient été privés de repas et contraints de présenter leurs excuse dans la salle du trône devant le Conseil tout entier. Il les avait ensuite consignés dans une pièce pour qu'ils recopient les archives des dix dernières années de traités commerciaux et de transactions effectuées sous le règne d'Azulon.
De temps à autres, ils s'échangeaient un regard assassin et Azula tirait la langue à Zuko qui la menaçait du poing d'un air menaçant jusqu'à ce que le précepteur qui les surveillait leur imposât le silence.
Bien sûr, Azula finit son travail bien avant son imbécile de frère qui avait dû passer une demi-journée de plus dans la salle des archives tandis qu'elle courait avec Mai et Ty Lee dans le jardin royal et apprenait de nouveaux tours que lui montrait la petite acrobate. Elle se rappela que Mai, adossée à un arbre, l'air ennuyé, jetait de temps en temps un coup d'œil vers la fenêtre derrière laquelle Zuko achevait sa fastidieuse punition.
Azula avait beaucoup ri lorsque leur père, après que Zuko fut venu lui présenter son travail achevé, plein de ratures, lui donna une nouvelle liste de corvées toutes plus humiliantes les unes que les autres. Après tout, c'était lui qui s'était jeté sur Azula et avait commencé la bagarre. Ce n'était que justice.
A cette époque, cela faisait deux ans qu'Ursa avait quitté le palais, sans laisser la moindre trace. Sa relation avec Zuko était devenue de plus en plus tendue et se dégrada encore quelques mois plus tard quand Ozai découvrit avec stupéfaction la nouvelle teinte des flammes d'Azula.
Le feu bleu était une rareté, le signe de la bénédiction d'Agni lui-même. A partir de là, son intérêt pour la princesse décupla et il passait de plus en plus de temps avec elle, lorsqu'elle n'était pas à l'Académie de jeunes filles, afin de lui apprendre des techniques très avancées que même ses maîtres ne connaissaient pas et ils s'enfermaient de longues heures dans le cabinet d'étude où Ozai l'entretenait longuement de l'Histoire militaire de leur nation. Zuko était tenu à l'écart de ces séances. Azula s'en réjouissait profondément.
Cela avait achevé de l'éloigner d'elle. Leurs rares échanges se limitaient à des insultes ou des sarcasmes et chaque fois qu'elle apparaissait dans son champ de vision, il fronçait les sourcils et la regardait avec une expression de profond dégoût qu'elle affectait de ne pas remarquer.
De son côté, Azula avait décidé qu'il était temps pour elle de grandir. Une princesse ne passait pas son temps à se battre avec des garçons ou à explorer les passages secrets du palais. Elle commença à ignorer Zuko et posait sur lui un regard dédaigneux quand elle le voyait jouer avec ses amis de l'Académie de garçons.
A seulement onze ans, elle commença à se maquiller et elle renonça bientôt à son attitude de garçon manqué pour adopter un air arrogant ; une démarche altière et élégante qui convenait davantage à une princesse de son rang.
Quelques mois plus tard, Ozai lui annonça la fin de ses leçons à l'Académie où selon lui, un génie de son calibre perdait son temps. Dans un premier temps, Azula n'y avait pas attaché d'importance, d'autant que Mai était partie avec ses parents pour Omashu et que Ty Lee passait de plus en plus de temps en compagnie des autres filles, évitant désormais Azula qui de toute façon, refusait de participer à leurs conversations superficielles qui gravitaient essentiellement autour du sujet des garçons. Ces derniers faisaient parfois une apparition à la grille de l'Académie, adressant des signes obscènes aux jeunes élèves qui se mettaient à glousser d'excitation.
Azula était indignée de ce comportement et avait une fois envoyé une boule de feu azur à travers la grille pour chasser l'un de ces importuns. La maîtrise du feu était interdite dans les temps de récréation mais personne n'avait osé convoquer la princesse qui, du haut de ses onze ans, possédait déjà une aura particulière qui lui assurait le respect de tout le monde à l'école, les élèves comme les enseignants.
Ce fut donc avec satisfaction qu'elle retourna définitivement au palais où Ozai se chargerait lui-même de son éducation.
Elle n'avait pas prévu la tournure que prendraient les événements. Son père devint de plus en plus exigeant et dur. Les séances d'entraînement tournaient parfois au cauchemar et lorsqu'elle regagnait sa chambre en boitant, couverte de bleus et les cheveux défaits dépassant de son chignon, elle rencontrait parfois son frère dans les couloirs. Sans un mot, il lui adressait un regard sévère et la toisait avec un sourire cruel quand son regard tombait sur ses genoux égratignés ou sur les traînées de sang juste sous son nez, là où Père l'avait frappée à l'aide du bâton dont il se servait à l'entraînement.
C'est pourquoi elle avait souri elle aussi, du même sourire cruel, lorsque son père avait défié son frère de treize ans pour un Agni Kai et qu'il s'était dressé, intimidant, devant lui pour lui lancer une attaque fatale.
Son sourire s'était évanoui cependant lorsqu'elle avait vu Zuko à terre et qu'elle avait eu le temps d'entrapercevoir la bouillie de son visage avant qu'une foule de personneS se lève pour se rendre aux côtés du prince inconscient, tandis qu'Ozai quittait l'arène dans la direction opposée, sans un regard vers son fils.
Azula avait hurlé le nom de son frère. Mais sa voix avait rapidement été couverte par le tumulte des conversations affolées autour d'elle et elle n'avait pas pu se rendre à ses côtés avant qu'il ne se réveille, quelques heures plus tard, à l'infirmerie, couvert d'un bandage recouvrant toute la partie gauche de son visage, profondément sédaté.
Azula arrêta là le train de ses pensées. Elle ne voulait pas repenser à la manière dont Zuko l'avait traitée quand elle était venue à son chevet, à la façon dont il lui avait hurlé dessus et aux flammes qu'il avait essayé de lui envoyer pour la chasser.
Il n'avait même pas eu le temps de remarquer le bouquet de jacinthes qu'elle lui avait apportées et qui avaient été réduites en cendres.
Elle pensait souvent qu'elle n'aurait pas dû le taquiner sur ce qui s'était passé dans l'arène, qu'elle aurait dû s'abstenir de rire quand, complètement désorienté à cause des drogues et du bandage qui recouvrait toute la partie gauche de son visage, il avait fait maladroitement tomber tout le plateau métallique qui se trouvait à son chevet, renversant médicaments, herbes et ustensiles médicaux.
Zuko l'avait traitée de monstre, lui avait craché sa haine à la figure.
Et elle ne l'avait plus revu.
Quand elle se faufila dans sa chambre après son départ, elle vit l'enveloppe qu'elle avait laissée sur son bureau, intacte. Le sceau rouge n'avait pas été rompu et Zuko était parti, sans emporter avec lui les seuls mots d'encouragement qu'elle lui eût jamais adressés.
Il était parti, la laissant seule avec leur père.
Puis Ty Lee était partie aussi, appelée par sa troupe de cirque …
Ses épaules s'affaissèrent à cette pensées et elle essaya de lutter contre les larmes qui menaçaient à la bordure de ses paupières.
A cet instant précis, un cliquetis métallique retentit et la tira de ses pensées. Elle tourna la tête vers la droite et vit apparaître dans l'encadrement de la porte un petit homme au crâne dégarni qui portait des lunettes en demi-lune et une barbiche noire parcourue de crins gris.
Il était vêtu d'une blouse vert-olive et flanqué de deux colosses aux muscles puissants et au crâne rasé qui prirent place dans la cellule, de part et d'autre du petit homme et croisèrent leurs gros bras sur leur poitrine en jetant à Azula un regard intimidant.
Azula résista contre l'envie de rire que cette apparition avait fait jaillir en elle. Elle n'était pas femme à se laisser impressionner par la simple démonstration de la force physique et elle se promit, qui que fussent ces deux montagnes de muscles, de ne pas leur laisser croire une seconde qu'ils pussent lui faire peur.
Elle reporta son attention sur la frêle silhouette de l'homme qui se trouvait entre eux. Azula avait suffisamment d'expérience politique et militaire pour savoir que c'était toujours au milieu que se situait le chef d'un groupe. N'était-ce pas la place qu'elle occupait quand elle parcourait le monde entourée de Mai et Ty Lee ?
Finalement, après l'avoir longuement examinée, le petit homme parla.
« Bonjour Princesse Azula. Je suis heureux de voir que vous êtes enfin réveillée. »
Azula ne daigna pas répondre mais nota le titre par lequel il s'était adressé à elle. Il avait dit « Princesse », et non pas « Seigneur du Feu ».
– Savez-vous qui vous êtes et où vous vous trouvez ?
– J'espérais que vous alliez me le dire, minauda-t-elle du ton le plus suave qu'elle pût employer. Qui de mieux que le maître des lieux pour m'instruire sur l'endroit charmant où je me trouve ? D'après le raffinement de vos tenues, je m'attends à être l'hôte chanceuse d'un puissant seigneur ! »
Mais elle remarqua, à sa grande consternation, que sa voix était rauque, éraillée, bien différente de celle qu'elle se connaissait et se rappela qu'elle n'avait pas dû parler depuis des jours. L'effet qu'elle avait voulu produire par son commentaire sarcastique en fut largement réduit et elle éprouva une honte grandissante qui s'intensifia quand elle intercepta le coup d'œil amusé que les deux gorilles situés à côté du petit homme s'échangèrent.
– Qui sont ces deux imbéciles ? Reprit-elle d'un ton impatient, sans chercher à déguiser sa colère cette fois.
– Princesse, malgré les égards dus à votre rang et en tant que sœur bien-aimée de notre nouveau Seigneur du Feu, je vous serais obligé de bien vouloir vous adresser à mon personnel et à moi-même sur un ton plus respectueux. Vous n'êtes plus ici en position de donner des ordres ou d'exiger quoi que ce soit. J'exige de tous mes patients quels qu'ils soient, qu'ils…
– Vos patients ? l'interrompit Azula qui ne prit même pas la peine de s'offusquer de ce qu'avait osé lui dire l'intrus. Qu'est-ce que vous entendez par-là ? »
Soudain, son regard se posa sur les murs capitonnés qu'elle avait dédaignés tout à l'heure puis sur la blouse de l'homme qui, elle le devinait maintenant, ne pouvait être qu'un docteur.
– Vous vous trouvez à l'Institut de Soins contre les Maladies Mentales et les Troubles de l'Esprit. Il s'agit de mon institution. Et c'est votre frère, le Seigneur du feu Zuko en personne, qui m'a fait l'honneur de vous confier à ma responsabilité le temps que vous recouvriez la santé.
– Je vais parfaitement bien, s'énerva Azula qui sentait un poids se resserrer dans sa poitrine.
– Je ne parle pas de votre santé physique, Princesse, répondit-il d'un air faussement contrit en retirant ses lunettes et en sortant de sa poche de poitrine un tissu dont il se servit pour frotter les verres embués.
Il poursuivit : « Mais je pense que vous le saviez déjà. Votre intelligence est notoire dans tout le royaume et même malade, un esprit tel que le vôtre n'aura pas manqué de remarquer les indices. » conclut-il en montrant d'un geste de la main le reste de la pièce dépourvue de tout matériel et de tout ameublement.
Le cœur d'Azula battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle sentit sa gorge se rétrécir jusqu'à atteindre l'épaisseur d'une épingle. Elle hyperventilait et commença bientôt à s'agiter, se démenant pour se libérer de ses liens. De l'air, il lui fallait de l'air !
Elle regarda le docteur avec de grands yeux affolés.
Comprenant sa détresse, il sortit de sa blouse un objet qu'Azula identifia comme une seringue et adressa à ses deux acolytes un signe de la tête. Aussitôt, les deux hommes quittèrent leur poste et s'avancèrent vers Azula. En les voyant s'approcher d'elle de leur démarche pesante et menaçante, quelque chose se produisit en elle, comme un déclic. Elle ne voulait pas que ces hommes la touchent.
Quand ils furent tout près, elle s'immobilisa. Le feu contenu en elle depuis des jours, grandit brusquement jusqu'à devenir incontrôlable. Elle décida de le laisser s'exprimer.
Alors, comme ses mains étaient entravées, elle ouvrit grand la bouche et laissa jaillir un torrent de flammes d'un bleu pur en direction des deux géants qui tombèrent à la renverse sous l'effet de la surprise.
Elle entendit confusément le choc de leurs deux énormes corps s'écroulant sur le sol et le cri suraigu du docteur qui hurla rapidement à ses hommes de se redresser.
« Vite ! Ne la laissez pas recommencer ! Il faut la neutraliser ! »
– Non ! Non ! NON ! hurlait Azula tandis qu'une énorme tête émergeait sur sa droite et qu'une lourde main se posait sur son ventre. Elle sentit le poids de l'homme qui se couchait sur elle, la tête contre sa poitrine pour éviter un nouveau jet de flamme. Elle se débattit comme un animal pris au piège mais bientôt elle ne parvint plus à remuer.
Elle se préparait à cracher un nouveau jet de flammes quand un énorme poing s'abattit sur son visage. Elle entendit un horrible craquement et sa vue se brouilla instantanément, un voile rouge passant devant ses yeux.
Puis ce fut le néant, à nouveau.
Il faisait nuit à présent. Azula reposait sur une surface dure et froide. Elle était ligotée dans ce qu'elle se représenta comme une camisole de force, ses bras étaient maintenus, croisés autour de son ventre et elle ne pouvait absolument pas remuer.
Un rai de lune s'infiltrait à travers l'ouverture étroite aménagée dans le mur de la cellule et baignait une partie de la pièce d'une atmosphère spectrale.
Ses cheveux retombaient en mèches éparses sur son visage. Le sang qui avait giclé suite au coup qu'elle avait reçu avait séché et des mèches s'étaient collées sous son nez et sur sa bouche. Elle sentait sa lèvre supérieure enfler. La sensation lui était familière. C'est là aussi que Père aimait la frapper quand elle ne se montrait pas à la hauteur de ses attentes.
Les autres filles à l'école avaient été choquées quand Azula avait commencé à porter du rouge à lèvres à l'âge de onze ans seulement. Elle s'était contentée d'ignorer leurs commentaires. Elles ne comprenaient pas de toute façon. Elles ne comprenaient pas qu'Azula ne se maquillait pas pour être vue. Elle se maquillait pour se cacher. Pour dissimuler les coupures, les yeux au beurre noir, les lèvres enflées...
Se camoufler était devenu une seconde nature, le maquillage une seconde peau.
Zuko aussi la regardait étrangement. Pour une raison qu'elle n'aurait su expliquer, les artifices qu'elle utilisait semblaient l'irriter. Peut-être lui rappelaient-ils leur mère ? Après tout, c'est dans les affaires d'Ursa qu'elle avait trouvé le maquillage, après une séance d'entraînement particulièrement intense où elle s'était réfugiée dans ses anciens appartements, là où ni Père, ni Zuko, ni personne n'aurait pensé à venir la chercher.
Tout le monde savait que la jeune princesse n'éprouvait que mépris pour Ursa, qu'elle n'avait pas manifesté la moindre émotion lors de son départ alors même que Zuko avait été inconsolable, à sa grande irritation. Pourtant, à lui, elle avait dit « Au revoir », non ?
Ainsi, parfois, quand la solitude et la peine devenaient trop fortes, quand le découragement la gagnait, elle venait se cacher ici et se lovait dans le grand lit vide et froid. Elle cherchait à retrouver des sensations perdues, peut-être le spectre d'un parfum, l'écho d'une voix qui la lui aurait rappelée.
Elle se demandait ce qu'aurait été sa vie si sa mère avait pu l'aimer. Si elle n'avait pas été le monstre qu'Ursa regardait avec tant de dégoût et qu'elle craignait. Elle se demandait si Maman aurait quand même préféré Zuko. L'aurait-elle emmenée avec elle le soir de sa disparition ? Serait-elle venue lui dire au revoir, comme elle l'avait fait avec son fils ? Combien de fois Azula avait-elle rejoué ces adieux chimériques dans son esprit ? Que de dialogues, que de caresses elle avait imaginés !
A présent, écroulée telle une vulgaire poupée de chiffon sur le sol dur de sa cellule, Azula n'attendait plus rien. Il y avait longtemps que les certitudes avaient remplacé les doutes et les espoirs. Elle ne croyait plus en rien et elle était seule dans le noir.
En plus de ses lèvres ensanglantées, sa tête et sa poitrine la faisaient souffrir. Chaque respiration lui causait une douleur aiguë. Elle pensa qu'elle s'était sans doute fêlé une côte pendant l'altercation avec le gigantesque infirmier qui l'avait maintenue pendant que son camarade la frappait.
Elle se demanda ce qu'en aurait pensé Zuko. Si elle avait bien compris, c'était lui qui l'avait mise là. On ne pouvait en tirer qu'une conclusion : elle avait perdu l'Agni Kai. Zuko était devenu Seigneur du Feu. Et il l'avait envoyée pourrir dans un asile de fous, laissant carte blanche à des médecins sadiques pour en finir avec elle. Cela ressemblait bien à Zuko : il ne voudrait pas se salir les mains, encore moins avec le sang de sa famille. Il aurait délégué. N'était-ce pas ce qu'il avait fait en laissant l'Avatar se charger d'Ozai ? Et quand il avait emmené avec lui cette paysanne aux yeux bleus qui maîtrisait l'eau presque aussi bien qu'elle-même maîtrisait le feu ?
Et si Zuko était le Seigneur du Feu, alors qu'était-il arrivé à son père ? Etait-il mort ? Avait-il trouvé l'Avatar ? Il devait être mort. Sinon il serait venu la chercher, n'est-ce pas ? N'était-elle pas son meilleur lieutenant ? Sa fille bien-aimée ? Son héritière ?
Ou bien l'avait-il abandonnée ? Comme Maman, comme Mai, comme Ty Lee.
Comme Zuko.
A cette pensée, ce fut comme si une digue avait cédé. Toutes les larmes qu'elle retenait jaillirent d'un seul coup et inondèrent son visage, brouillant sa vue et se mêlèrent au sang qui barbouillait déjà sa face. Quel spectacle pathétique elle devait offrir. Elle était contente que ce soit la nuit et qu'il n'y ait aucun témoin pour la voir. Aucun témoin, sauf…
« Oh… mon pauvre, pauvre bébé ! »
Avec une exclamation de stupeur, Azula renversa brutalement la tête vers l'arrière, là d'où provenait le son et se roula tant bien que mal sur le côté, autant que sa camisole le lui permettait pour voir ce qu'elle avait tant redouté depuis l'instant où elle avait repris conscience ce matin-là.
Juste derrière elle, agenouillée et s'apprêtant à poser sur ses épaules une main consolatrice, Ursa la considérait, ses yeux dorés emplis de douceur et de compassion.
Ceux d'Azula s'agrandirent de terreur.
« Ma pauvre petite fille… Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que tu as mal ? »
Azula ferma étroitement les paupières. C'était impossible. Elle ne pouvait pas être là. Quand Azula rouvrirait les yeux, Ursa aurait disparu et elle serait à nouveau seule dans le noir. Comme elle l'avait toujours été.
Elle se retourna sur le côté, dos à l'apparition, se recroquevilla sur elle-même et essaya d'ignorer la main qui se posa délicatement sur son épaule et se mit à y tracer des cercles réguliers. Elle frissonna quand elle sentit le visage de sa mère se pencher vers le sien et déposer un baiser furtif sur sa joue salie par le sang et par les larmes.
Elle voulut lui hurler de partir, lui jeter des flammes à la figure, lui infliger, l'espace d'une seconde, ne serait-ce qu'un quart de la peine qu'elle-même lui avait causée.
Elle sentit confusément sa mère derrière elle qui s'allongeait contre son dos et qui passait un bras autour d'elle, la tenant étroitement contre elle, tout en fredonnant une berceuse qu'Azula se rappelait avoir entendue il y avait très longtemps, dans sa toute petite enfance.
Bientôt, la main qui caressait son épaule remonta vers son visage et essuya le sang et les larmes qui s'y étaient agrégés en une substance un peu visqueuse et répugnante.
Tout son corps se tendit à ce contact. Ce n'était pas la première fois qu'elle voyait des choses qui n'étaient pas là. Mais jamais encore l'une de ces manifestations ne l'avait touchée. La sensation paraissait bien réelle, mais aucune chaleur ne semblait émaner d'Ursa.
Elle ne pouvait pas convoquer dans sa mémoire un souvenir similaire. Elle ne se rappelait pas que sa mère l'eût jamais consolée comme cela.
Azula crispa sa mâchoire pour l'empêcher de trembler et chercha dans son esprit les paroles les plus blessantes, la réplique la plus cinglante qu'elle pût lui adresser. Mais ce ne furent pas ces mots qui franchirent ses lèvres ensanglantées quand elle remua tant bien que mal dans sa camisole pour se blottir contre sa mère et qu'elle murmura d'une petite voix flûtée et suppliante qui ne lui ressemblait pas :
« Ne t'en va pas…
-Chuuuut bébé, chuuut. Je suis toujours avec toi. »
