Je me relisais hier, et j'ai réalisé que j'aurai peut-être du faire un warning au début de cette histoire. Si vous essayez d'arrêter de fumer, vous feriez sans doute mieux de tourner les talons. C'est les années 80, là-dedans, les gens sont juste in-cons-cients. Ça fume dans les restaurants, les taxis, au lit, partout, tout le temps. Je me chope un cancer des poumons rien qu'en écrivant. Bref, sur ce petit spot anti-tabac non commandité par le gouvernement, je vous souhaite une bonne lecture !
Le taxi dépose Alecto devant le numéro 25, Eaton Square, dans le quartier de Belgravia, Londres, avec un petit sifflement admiratif :
« Sacrée belle baraque. Vous saviez que Sir Roger Moore vivait au 22 ?
— Et Neville Chamberlain au numéro 37. Jamais croisé ni l'un ni l'autre. Enfin, pour Chamberlain, je ne m'en plains pas, ça fait quarante ans qu'il est mort. Gardez la monnaie. »
Et elle saute hors du black cab pour gagner son perron.
Le modeste studio qu'elle occupe au cinquième et dernier étage de la bâtisse engloutit presque, à lui-seul, son salaire tout entier. Habiter Belgravia est hors de prix, même vingt-cinq mètres carrés sous les toits, mais elle aime cet endroit. Elle aime ouvrir ses fenêtres qui donnent sur Eaton Square Gardens, où des rentiers désoeuvrés vont boire leur thé du matin et où des enfants surveillés par leur nanny en uniforme jouent l'après-midi, elle aime les défilés de berlines noires aux vitres teintées qui paradent à toute heure du jour ou de la nuit pour ramener à bon port ambassadeur, star de cinéma, Lady ou Lord divers, elle aime pouvoir aller au travail à pieds quand l'envie la prend, un ou deux matins par an. Toute cette quiétude paisible et cossue la rassure. Sauf ce soir.
Ce soir, elle voudrait retrouver l'effervescence de la colocation dans laquelle elle sous-louait une chambre, lors de sa dernière année d'étude, à son retour à Londres. Dans l'agitation permanente qui y régnait, entre les allées-et-venues des amis, amoureux et ceux coincés dans le flou entre les deux, les débats échauffés, les pourparlers serrés pour obtenir l'usage de l'unique salle de bain, elle avait à peine le temps d'étudier, encore moins de temps pour penser. C'est ce qu'il lui faudrait. Le silence serein que lui offre son studio a le désagréable inconvénient de la pousser à l'introspection.
Elle pousse la porte d'entrée, oublie volontairement la toile d'Amycus sur une chaise avec son imperméable. Elle se précipite dans la cuisine, appuie sur la radio avec une violence inaccoutumée. La voix du présentateur de la BBC emplit le silence, elle pousse le volume encore plus haut, puis décide d'un coup de se lancer dans une session de ménage et laisse libre cours à une maniaquerie affligeante mais thérapeutique, qui a le mérite de lui occuper l'esprit.
Deux heures et une douche plus tard, elle tombe, épuisée, sur son canapé-lit qu'elle n'a pas le courage de déplier. Son regard épingle, du côté de l'entrée, la toile, toujours roulée, qui l'attend sagement sur une chaise. Elle va la récupérer. Hors de question de se défiler davantage, elle ne l'a que trop fait. Elle fait coulisser le morceau de ficelle qui noue le tout, déroule la toile comme un parchemin, l'ouvre et la maintient devant elle, des deux mains, comme s'il s'agissait d'une carte routière.
La filiation avec Pollock est indéniable, ce dont Amycus ne s'est jamais caché. Il a emprunté à son mentor sa fameuse pratique du dripping et Alecto l'imagine, dans son loft de fortune à l'étage du hangar à bateau, ses toiles étalées au sol, à ses pieds et lui, pinceaux à la main, faisant gicler la peinture dans les airs. L'image lui arrache un embryon de sourire.
Au delà des similitudes dans la technique, l'oeuvre a la même violence chaotique, la même force frénétique qu'évoque n'importe quel Pollock à Alecto. Mais le hasard des formes d'Amycus a une sorte de logique mathématique paradoxale, qui lui rappelle les fractales de couleurs diffuses qu'elle voit lorsqu'elle ferme les paupières. À cela près que les couleurs d'Amycus ont peu à voir avec la palette de Pollock. Elles ne sont pas binaires, elles sont sourdes. Elles ne jouent pas avec la lumière, elles sont gorgées d'obscurité. Ce n'est que lorsque l'oeil s'est habitué à tout ce noir que les nuances éclatent.
Mais la toile d'Amycus a beau être fascinante, elle ne lui apprend rien sur son frère. Ce n'est qu'un tableau. Pas une réponse à ses questions. Elle s'en doutait, mais la déception n'en est pas moins écrasante. Le spleen à l'âme, elle farfouille dans un tiroir et en extirpe une colonie de petites punaises en plastique qu'elle coince prudemment entre ses dents. Debout sur son canapé, elle fixe la toile au mur puis retombe mollement parmi les coussins. Elle a au moins ça de lui. Ce petit morceau d'Amycus pour pallier à son silence. À son absence.
Le feu passe au vert. Evan cale. Il tourne la clé pour relancer le moteur, appuie sur l'accélérateur et relâche la pédale d'embrayage avec toute la légèreté dont il est capable mais la Triumph toussote, semble sur le point de caler à nouveau. Derrière, un coup de klaxon agacé claironne dans le calme nocturne. Evan laisse échapper une flopée de jurons imagés. Fichue bagnole, Regulus l'avait prévenu qu'elle était capricieuse. Comme piquée au vif, la Triumph repart et s'engage à toute allure dans Great Russell Street, longeant sans heurts les grilles closes du British Museum, vidé de ses touristes pour la nuit.
Wilkes peut dire ce qu'il veut, Evan est content de son coup. Non seulement il s'est procuré une voiture, ce qui était loin d'être gagné, mais puisque c'est celle de Regulus, il part à son rendez-vous l'esprit dégagé de toute inquiétude. Sans sa fidèle Triumph Spitfire, Regulus ne pourra pas venir rôder du côté des docks, bien trop éloignés de sa maison de ville dans le nord de la ville. De toute façon, quand Evan a pris congé de lui, vingt minutes plus tôt, il ronflait à s'en exploser les cloisons nasales, camé jusqu'à l'os, terrassé par un mélange hasardeux de phénobarbital et de gin seize ans d'âge.
Il se gare aux pieds du hangar à bateaux avec neuf minutes de retard sur l'heure de leur rendez-vous. La silhouette d'Alecto, faiblement nimbée de la lueur laiteuse d'un réverbère, se découpe contre l'un des murs du bâtiment. Evan sort en prenant garde à ne pas claquer trop fort la portière.
« J'ai cru que vous ne viendriez pas, » l'accuse-t-elle.
Mais il est assez proche, toutefois, pour déceler le vif éclair de soulagement qui traverse en un quart de seconde son regard noir. Elle a dû être terrifiée, toute seule dans la nuit, dans cet environnement sinistre qui se prête si bien aux faits divers et aux histoires de fantômes. Il en éprouve un soupçon de remord.
« Ne vous avais-je pas donné ma parole ?
— Votre parole de criminel, nuance-t-elle.
— Tous les criminels que je connais sont des gens d'honneur. Une sorte de code, dans la profession que, vous le noterez, les honnêtes gens ne sont pas tenus de respecter, ironise-t-il en s'amusant de son antithèse.
— À cette heure de la nuit, le refroidit Alecto, je suis imperméable aux figures de style. »
D'un mouvement de menton, elle désigne la Triumph. Dans la subtile lumière d'un croissant de lune et d'un réverbère lointain, la carrosserie bleu Klein scintille.
« Une décapotable ? Vous n'auriez pas pu trouver plus petit ? Et plus tape-à-l'oeil, aussi ? persifle-t-elle avant d'abdiquer, défaitiste. Ça ne passera jamais.
— Ça passera, la contredit-il avec une conviction flegmatique. Et par pitié, gardez vos critiques pour plus tard, c'est une voiture susceptible. »
Sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit, il s'élance vers l'intérieur du hangar, puis dans les escaliers métalliques. Elle lui emboîte le pas.
« Vous n'avez vu personne, dans les parages ? s'assure-t-il tout de même, entre deux marches.
— Absolument personne. »
Là-haut, dans le loft, il allume la lumière. Sous l'ampoule nue, il la distingue bien mieux. Son baby blond, coupé à la garçonne, n'est visible qu'au niveau de sa nuque, le reste est emprisonné sous un bonnet à rayures grises. Même imperméable que tout à l'heure, mais pas de jupe rose qui dépasse : elle a écouté ses recommandations.
Elle prend les devants, saisit à pleine brassée les toiles roulées, celles signées par Amycus, uniquement, et les cale aux creux de ses bras comme d'immenses bouquets de fleurs fraîches. Pour ne pas être en reste, Evan attrape les toiles sur châssis les plus proches de lui, trois dans chaque main, et ils prennent le chemin inverse pour charger la voiture.
« Ça ne passera jamais, serine Alecto, à voix très basse, pour ne pas froisser la Triumph.
— Le coffre est plus grand qu'il n'en a l'air. »
Il lui en fait la démonstration : cale tout leur butin dans le coffre, qu'il laisse ouvert. Il reste même de la place pour encore une toile ou deux. Le reste, il faudra le mettre en équilibre sur les sièges arrières. Ils remontent au loft pour emporter une nouvelle cargaison.
« Des faux Kandinsky, » marmonne Alecto en laissant de côté deux tableaux.
À peine assis sur l'accoudoir du canapé, Evan l'observe. Elle est devant lui, penchée à l'endroit où sont disposées les unes derrières les autres toutes les toiles sur châssis. Elle lui tourne le dos. Il se perd à contempler sa nuque qu'elle a plus fragile et plus fine que ce que laissaient présager les courbes à peine suggérées, sous l'imperméable.
« Ça, on dirait… »
Elle hésite. Elle est sûre d'elle, pourtant, mais la peine sourde qui ne l'a pas quittée depuis la veille au soir la fait trébucher sur les mots :
« Un Delaunay. Un Delaunay pas achevé… Amycus sait… il sait que c'est mon préféré, » ajoute-t-elle dans un murmure presque inaudible qui n'est adressé à personne en particulier.
Elle pousse le faux Delaunay avec les faux Kandinsky, mais sa main s'attarde sur la toile en coton dans une caresse, avant de reprendre le tri.
Evan secoue la tête pour chasser cette nuque déroutante de son champ de vision, et met ces pensées sur le compte de sa fatigue. Il quitte l'accoudoir, s'approche pour l'aider à mettre de l'ordre et réunir en pile les toiles qu'elle décide d'embarquer, tout en vérifiant que les faux commandités par Bellatrix ne font pas parti du lot. Elle s'arrête longuement sur un tableau. De là où il se tient, il aperçoit son profil perturbé : sourcils froncés et bouche mordue. Il ne s'approche que d'un pas pour voir ce qui la perturbe mais ce n'est, pour lui, qu'un aplat de peinture complètement ésotérique et obscur, comme tous les autres, et il s'en détourne.
Lorsqu'elle achève sa sélection, ils ont chacun une dizaine de toiles dans les bras, dans un jeu d'équilibre peu confortable. Les contrefaçons restées dans le salon constitue une petite collection qui doit à peine dépasser le chiffre de dix, elle aussi. Alecto pivote une dernière fois sur elle-même - avec difficulté, à cause de ses bras chargés - pour embrasser les lieux du regard.
« Qu'allez-vous en faire ? interroge-t-elle Evan. Une autre résidence d'artiste ? »
Sa suggestion est mordante de sarcasme. À ses yeux, l'endroit est davantage une cellule, et elle n'arrive toujours pas à se faire à l'idée qu'Amycus a vécu là. Sans toutes les oeuvres en bazar, l'endroit lui semble mortellement vide. Il n'y a pas d'affaires qui pourraient témoigner de la vie qu'un homme a mené ici : pas de vêtements qui traînent, de brosse à dent près de l'évier, de bibelots ou d'effets personnels, encore moins l'ombre d'une photo dans un cadre. Vivait-il dans ce dénuement complet ou quelqu'un - Evan, qui d'autre ? - s'est-il chargé de tout vider avant de la faire venir ?
« Aucune idée.
— Vous recommencez, lui reproche-t-elle.
— Quoi donc ?
— Vous recommencez à me servir vos réponses qui ne mènent à rien.
— Bellatrix fera ce qu'elle veut de cet endroit. Peu m'importe. »
Il écarte du pied la porte d'entrée, puisque ses mains sont occupées, et il s'avance dans les marches.
« Vous ne la questionnez jamais sur ses intentions ?
— Je ne suis pas payé à poser des questions, réplique-t-il.
— À quoi êtes-vous payé ? »
Il la dévisage par-dessus son épaule.
« Vous recommencez, » la pique-t-il,
Peu vexée de s'être fait volé sa réplique, elle exige de savoir quoi.
« Votre interrogatoire. Vous êtes experte d'art ou bien procureure ?
— Les deux ne sont pas si éloignés, rétorque-t-elle. J'interroge les tableaux et les gens. »
Ils arrivent au niveau de la voiture, déjà ouverte. Alecto déverse ses toiles sur le siège arrière, et les attache précautionneusement comme s'il s'agissait d'un enfant en bas âge. Evan comble les derniers centimètres cubes disponibles dans le coffre, qu'il ferme ensuite en y mettant toutes ses forces, et il entasse le reste à l'intérieur, moins méticuleux.
« Je fais ce qui doit être fait, lâche-t-il enfin pour toute réponse.
— Encore l'une de vos phrases évasives.
— Il ne vous est pas venu à l'esprit que c'est bien plus prudent pour vous de ne rien savoir ?
— Au cas où je devrais témoigner contre vous ?
— Décidément, ça devient une idée fixe, cette histoire de procès, note Evan.
— Disons seulement que ça me semble plausible.
— Dois-je le prendre comme une menace ?
— Prenez-le comme vous voudrez. »
Un silence de plomb s'abat. Alecto ouvre la portière côté passager, avec une nonchalance volontairement appuyée.
« Il me semble qu'on a un deal, vous et moi, lance Evan, l'air de rien, le ton dégagé. Vous semblez oublier que si vous ouvrez la bouche, votre frère tombe avec moi. Et je m'arrangerai pour vous entraîner là-dedans, vous aussi. Il suffit de planquer quelques contrefaçons chez vous. Le recel n'est peut-être qu'un délit, mais ça va quand même chercher dans les… trois, cinq ans ? Je ne sais pas, c'est vous, la diplômée de King's, après tout. Enfin… même cinq ans, ce n'est pas si terrible. Pour votre carrière, en revanche, ce sera perpette. Vous serez grillée, vous ne pourrez plus vous approcher à moins de deux cent mètres d'une salle de vente. »
Entre eux, pour tout barrage, il n'y a rien d'autre que la portière de la Triumph. Quelque chose se passe. Se scelle. S'ils étaient moins civilisés, ils se jetteraient peut-être l'un sur l'autre pour en découdre, ou qui sait pour quoi d'autre. Alecto renonce à l'insulter, à hurler, à exploser, quand bien même une foule de sentiments contradictoires la déchirent. Crainte, indignation. Surpassant les autres, un trouble grandissant tapi dans son émoi silencieux. Elle se contente d'un sourire qu'elle lui plante au coeur.
« Vous êtes effroyablement convaincant, vous le savez, n'est-ce pas ?
— On me l'a déjà dit. »
Elle prend place à l'intérieur, déloge du siège, sous ses cuisses, une écharpe d'homme en soie violette abandonnée là. Avant qu'elle ne ferme la portière, Evan agite les clefs du local devant elle et fait signe qu'il y retourne.
« Je vais fermer à clé là-haut. Je reviens. »
Elle hoche la tête. Dès qu'il a le dos tourné, mue par une intuition soudaine, elle plonge la main dans la boîte à gants, attrape, au milieu des boîtes de chewing-gum et des paquets bleus de Chesterfield en quantité industrielle, une pochette noire, petit format. Elle l'ouvre à la hâte, tombe immédiatement sur ce qu'elle cherchait : la carte grise, qu'elle déplie avec une sorte de fièvre. Regulus Arcturus Black. 12 Grimmauld Place, Londres. Elle martèle intérieurement ce nom et cette adresse dans son crâne. Carte grise et pochette noire réintègrent leur place dans la boîte à gant à la seconde suivante, avant même qu'Evan n'ait eu le temps de réapparaître. Regulus Black. 12 Grimmauld Place.
La Triumph se fond à merveille dans les ruelles londoniennes immergées dans la nuit bleuissante.
« Il faut longer la Tamise jusqu'à Westminster, indique Alecto, puis prendre à droite vers Buckingham. Après, on ne sera plus très loin. »
La suite du trajet sera un jeu d'enfant, même si elle est née sans le moindre sens de l'orientation. Pour se rendre jusqu'à chez elle, il suffit de lever les nez et de se laisser guider par les monuments sur lesquels s'extasient les touristes. Le Palais de la Reine, puis la Cathédrale, tourner à droite au niveau de Victoria Station, surtout garder Hyde Park, au nord, comme repère et pouf. Eaton Square est quelque part par là.
Au volant, Evan hoche la tête sans quitter la route des yeux. S'il avait encore un doute, voilà sa réponse. C'est une fille des beaux quartiers.
Il l'avait pressenti dans le tableau, sans vraiment y mettre de mot. Il l'avait soupçonné encore, en la voyant. Sa gestuelle, ses manières affectées. Ça ressemblait à de l'arrogance sans en être tout à fait, désormais il sait que ce sont les cicatrices d'une vie de privilégiée. Elle a le maintien impeccable d'une fille à qui on a ordonné de se tenir bien droite et à qui on a payé des cours de ballet. Ce qui se devine chez elle sans trop de difficulté, pour un oeil bien entraîné, il ne l'a néanmoins jamais décelé chez Amycus. C'est peut-être ce qui a brouillé les pistes. Amycus, cette ombre. Une âme nébuleuse, avec ses yeux injectés de sang, son bleu de travail tâché de peinture fraîche. Toujours en train de planer, complètement déconnecté. Il ne l'avait jamais soupçonné d'être issu de ce milieu. D'avoir fui le même genre de vie encagée que lui avait fui.
Il devrait en savoir un rayon, pourtant, après cinq années d'études à Eton à côtoyer des noms à particules et des numéros dans l'ordre de succession au trône britannique. Oui, il devrait en savoir un rayon, après vingt-cinq ans dans la peau d'un Rosier - famille de la landed gentry, manoir et terres dans l'Aberdeenshire, éducation en college privé hors-de-prix compris -. Enfin, vingt-cinq années amputées de sept, pour être exact. Il n'est plus vraiment sûr d'être un Rosier dans ce sens-là du terme, après tout ce temps aussi loin que possible des siens. Sans doute pour cela qu'il n'a pas su déceler immédiatement chez elle, et jamais chez Amycus, cette allure qu'il connaissait autrefois sur le bout des doigts, jusqu'à l'écœurement.
Et pourtant. Il y a comme un mystère, une énigme, dans le fossé qui sépare la bourge dont les bonnes manières et les simagrées précieuses remontent à la surface, celle qui a servi de modèle pour la fille tragiquement fragile du tableau d'Amycus qui l'obsède, et celle qu'il devine entre les lignes, la môme perdue et solitaire qui, sans son frère, son tailleur rose et son job prétentieux, n'a plus rien à perdre.
« Je peux vous poser une question, Evan ? »
Cette fois, il s'autorise un regard vers elle. Furtif. Elle s'était jusqu'à lors bien gardée de prononcer son prénom.
« Vous ne vous êtes pas privée jusqu'à maintenant, il me semble. Pourquoi y mettre tant de formes, d'un seul coup ? »
Il arrête la voiture, le temps de laisser traverser une bande d'étudiants aux tenues folkloriques et aux cheveux improbables. Les propriétaires d'une vertigineuse crête verte, d'interminables tresses collées rose bonbon et d'un carré noir et blanc à la Cruella d'enfer mettent un temps infini à traverser, tout ivres morts et joyeux qu'ils sont. Ce qui laisse à Evan et Alecto une nouvelle seconde pour échanger un regard.
« Parce que je ne veux pas de vos réponses dignes de mon horoscope du mercredi. Je voudrais entendre la vérité. »
La dernière à traverser devant la Triumph, une demoiselle à boucles platine et corset de cuir digne de Madonna, leur accorde une révérence pour les remercier avant d'aller rejoindre ses amis sur le trottoir, chancelante, perchée sur ses escarpins cloutés d'une hauteur démesurée. Evan redémarre.
« Vous connaissez le diction. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre. »
Elle a un soupir théâtral. Du genre que l'on entend jusqu'au fond de la salle.
« Allez-y. Posez-la moi, cette question, cède-t-il. Mais s'il y a le moindre risque pour que ma réponse vous donne envie une nouvelle fois de prévenir les flics, je me tairais. »
Elle se lance avant que la peur de n'avoir qu'un silence en retour ne la paralyse.
« Vous avez vidé le logement d'Amycus avant de m'y amener, n'est-ce pas ? Parce qu'il devait y avoir d'autres affaires que ça, c'est obligé. Personne ne survit qu'avec des palettes et des pinceaux. »
Il s'arrête à un stop, se penche vers la gauche pour voir venir une éventuelle voiture, ce qui lui donne une contenance. La question est bien plus innocente que ce à quoi il s'attendait. Mais ce n'en est pas moins une question piège.
« Oui et non, » lâche-t-il finalement.
Il intercepte dans son rétroviseur intérieur une oeillade courroucée.
« Oui, j'ai bien mis quelques trucs aux ordures avant de vous faire venir. De la bouffe. Un tube de dentifrice. Des seringues, des trucs comme ça. »
Il la surveille du coin de l'oeil mais elle ne cille pas : elle n'est pas surprise par cette dernière révélation.
« Et non, achève-t-il, parce qu'il ne restait pas grand chose d'autres que du matériel de peinture après ça. Pas de bouquins, pas de photos, pas de papiers dans les tiroirs, si c'est ce que vous voulez savoir. Il n'y avait rien qui méritait d'être conservé, à part les tableaux. S'il avait oublié quoi que ce soit d'autre, des trucs personnels, je vous les aurais donné, mais il a vécu là-bas avec presque rien. Tout son fric passait dans la came.
— J'aurais cru que votre patronne se chargeait de lui en fournir. »
Face au silence buté d'Evan, elle précise, un brin irritée : « Je ne suis pas de la brigade des stups. Je ne vais pas balancer si vous osez me parler de ça. Amycus est tombé là-dedans bien avant de connaître Mrs Black.
— D'après ce que je sais, Amycus allait se fournir à Whitechapel. Il y a certains endroits, là-bas, où l'on trouve le genre de trucs dont même Bellatrix ne veut pas entendre parler. »
Elle ne lui pose aucune autre question, et lui fait semblant de consacrer toute son attention à la route. Elle ne lui a pas demandé pour la brosse à dent, le rasoir ou bien les vêtements; ces choses que l'on emporte, d'ordinaire, lorsque l'on s'en va quelque part. Ces détails qu'Evan a volontairement tu, parce qu'ils ont terminé, avec tout le reste, dans des sacs poubelles disséminés aux quatre coins de la ville. A-t-elle le moindre soupçon ?
Le silence s'égraine. Alecto garde le nez tourné vers sa vitre, sur le panorama de la ville. Le paysage urbain n'est jamais aussi beau que dans cet instant qui n'est ni tout à fait la nuit, ni tout à fait l'aube. La Tamise est noire et plate, mystérieuse. La silhouette dodue du Waterloo Bridge est toute proche. Derrière, on aperçoit le London Eye qui veille sur la ville comme une sentinelle. Et de l'autre côté de la rive, dans les hauteurs des buildings, quelques fenêtres illuminées constellent la pénombre de points épars. Sur les trottoirs, les lève-tôt - joggeurs, hommes d'affaires en costume trois-pièces et cravate aux motifs extravagants, flâneurs insomniaques - côtoient les couche-tard - jeune femme en bleu d'infirmière au visage éreinté, bande de copines écroulées de rire sur un banc face au fleuve, chauffeur de taxi en pause cigarette, sur un emplacement réservé aux bus, le bras ballant par la fenêtre - dans le merveilleux imbroglio coloré qui fait tout le charme de la capitale.
Bien que le silence entre eux soit agréable, Evan pousse le bouton de la radio. Rick Davies, la voix de Supertramp, s'attaque tout juste aux premières lignes de Goodbye Stranger. C'est la première fois qu'il prête réellement attention aux paroles, et il ne peut s'empêcher de se demander si c'est une coïncidence, ou si c'est une vérité universelle que l'on trouve toujours un sens aux chansons que l'on prend vraiment le temps d'écouter.
La chanson s'achève, dans un délicieux délire débauché de chorale et de guitare électrique. Les toits acérés du Palais de Westminster ne sont plus très loin.
« Ça vous dérange, si je fume dans votre voiture ? »
Elle demande ça pour la forme : le cendrier d'appoint, près du frein à main, est un cimetière de mégots. Et elle a vu les paquets de Chesterfield dans la boîte à gant, mais ça, il n'est pas censé le savoir. Il ne se doute pas non plus qu'elle connaît le nom du propriétaire de la Triumph, et qu'elle sait que ce n'est pas lui.
« Ce n'est pas ma voiture. Mais ça ne dérangera personne. »
Elle sort un paquet de sa poche d'imperméable et s'en allume une. Elle fume des Virginia Slims. Cliché, mais pas étonnant, s'amuse intérieurement Evan. Elle entrouvre sa vitre, à peine, ils roulent suffisamment doucement pour que la brise qui s'engouffre à l'intérieur ne soit pas dérangeante.
« Ça m'échappe, » souffle-t-elle soudain.
Deux volutes s'esquivent gracieusement de ses narines.
« Quoi donc ?
— Tout ça. »
Elle a un regard pour les sièges arrières jonchés de tableaux.
« La raison pour laquelle vous m'avez fait venir chez Amycus, poursuit-elle. Votre cas de conscience étrange. Ça vous effraie tant que ça, de mettre le feu à des oeuvres d'art ? »
Il ne répond pas. De toute évidence, c'est rhétorique.
« J'ai la certitude absolue que vous avez fait bien pire que ça. Ce n'est pas un autodafé de plus ou de moins qui scellera votre cas, le moment du jugement dernier venu, alors ce n'est pas de ça qu'il s'agit, » devine-t-elle.
Le ton est pavé de retenue. Il n'y a là-dessous ni accusation ni reproche. Elle essaye simplement de démêler le mystère.
« Ça m'échappe complètement, déclare-t-elle à nouveau, en écho. La raison qui vous a poussé à me contacter. La vraie, je veux dire. La raison pour laquelle vous avez accepté de m'aider, fixé ce rendez-vous, celle qui vous a entraîné jusqu'ici, là, maintenant, dans cette voiture pleine à craquer des peintures de mon frère que vous conduisez jusqu'à chez moi. Je ne vous connais pas. Pourtant je devine que ça ne vous ressemble pas, de faire ça. »
Evan ne quitte pas la route des yeux. Il ne lui dit pas que c'est elle qui lui échappe. Qu'elle le fascine depuis qu'il a posé les yeux sur ce brouillon, cette ébauche au stylo-bic au dos d'une feuille volante qu'a fait Amycus de son visage, il y a longtemps, avant de peindre l'unique tableau qu'il a fait d'elle, et encore plus maintenant.
C'est elle qui lui échappe, ou bien c'est cette fille du tableau. L'une ou l'autre, l'une et l'autre. Elle lui échappe en chair et en sang comme en pigments. Il fallait qu'il la rencontre, sous un prétexte ou sous un autre, parce qu'il en devenait fou. Il n'allait rendre visite à Amycus que pour observer ce portrait d'elle. Il se faisait l'effet d'un Dorian Gray accourant au grenier pour vérifier que le tableau n'avait pas changé, que ses traits étaient inaltérés. Il en a même arrêté la dope quelques temps, pensant qu'il s'agissait là de l'explication à son comportement, mais sans ça, l'obsession s'est révélée insoutenable. Il fallait qu'il la rencontre avant que cette idée fixe ne le ronge et ne le consume complètement. Même si c'est l'une des décisions les plus stupides qu'il ait jamais prise, dans l'immense collection des décisions stupides de sa vie.
Mais il ne peut pas lui dire ça. Il n'est pas sûr qu'elle comprenne, Wilkes n'a rien compris non plus. Lui-même ne comprend pas. Ce qui lui arrive est un casse-tête intraduisible en mots.
Par la fenêtre entrouverte, elle offre en sacrifice à la ville une ligne de cendre. Big Ben gronde.
« Ne dites rien, le prie-t-elle doucement. S'il vous plaît, ne dites rien. Je crois que je préfère cela, plutôt que vos non-dits déguisés en réponse. »
Ça fait des années qu'il n'a pas mis les pieds dans cette partie de la ville. Si tant est qu'il y soit déjà allé. C'est le genre de quartier qu'on imagine volontiers sous une cloche, cloîtré derrière un portail doré ou des remparts effleurant le ciel. Il n'y a heureusement ni l'un, ni l'autre, et Evan gare la Triumph devant le numéro 25, les roues à moitié grimpées sur le trottoir.
Les façades néo-classiques qui s'étirent jusqu'au fond de la rue, presque toutes identiques, avec leurs replètes colonnes pâles, leurs fenêtres plein-cintre au rez-de-chaussée, leurs jardinières fleuries, ont toutes les yeux clos : volets fermés, rideaux tirés. Pas une ombre, pas un chat à l'horizon. Les réverbères jettent sur les trottoirs leur éclat avec une régularité exemplaire. Evan est là depuis deux minutes, et déjà, il étouffe.
Il leur faut deux allée-et-retour pour tout monter jusqu'au cinquième étage, où se trouve le studio pentu d'Alecto sous les toits. Après avoir tout déposé en tas bancal dans l'entrée, ils s'assoient tous les deux dans le canapé, juste le temps de récupérer leur souffle. Evan en profite pour s'imprégner des lieux. Il règne une odeur… de propreté. Tout brille, astiqué et rangé. Rien de dépasse, comme dans le reste du quartier. Il en est bêtement déçu.
Toutefois, lorsqu'il y prête attention, la personnalité de l'endroit s'impose à lui comme une évidence, improbable, éclectique, mais harmonieuse. Un fauteuil Emmanuel, avec son rotin tout en déliés érotiques, sert de chaise de bureau. Le-dit bureau, un secrétaire irrésistiblement rétro, passe presque inaperçu, juxtaposé à un lé de papier-peint psychédélique dans le plus pur style Memphis. Dans la cuisine, les casseroles sont suspendues à une poutre, à une hauteur qui trahit qu'Alecto ne doit pas passer beaucoup de temps aux fourneaux, impression confirmée par la radio vert pastel qui occupe à elle seule tout l'espace du plan de travail. Le canapé-lit, sur lequel ils sont assis, est une grosse chose trapue, et Alecto repose ses pieds fatigués sur un pouf à la couleur acidulée. Les murs sont presque nus. À l'exception d'un cadre, entre les deux fenêtres, dont Evan ne distingue à cette distance que des points colorés, et de l'addition, toute récente, de la toile tendue qui trône au-dessus de leurs têtes.
« Vous voulez… boire quelque chose ? » propose Alecto.
Il y a, dans sa voix qui flanche, une gaucherie inédite. C'est soudain étrange de se trouver là, dans son appartement, alors qu'ils ne se connaissaient pas la veille. Intime plus qu'étrange, en fait.
« Ça ira, merci. »
Elle se lève toute de même. Dans la cuisine, elle rempli un verre d'eau au robinet et en avale une gorgée. Evan se demande si elle a vraiment soif, ou simplement envie de se soustraire à son regard. Peut-être est-ce sa manière à elle de le congédier. Il se lève, pour partir.
« Alors… »
Elle repose le verre sur le comptoir, hausse une épaule : «… c'est tout. J'imagine qu'on ne se reverra plus.
— J'imagine que non, acquiesce Evan. Nous n'avons pas vraiment de raison de garder contact. »
De la cuisine, elle revient sur ses pas. Vers lui, qui n'a pas bougé.
« Je dois vous remercier, je crois. Même si je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi vous avez fait ça. Et je pense… »
Elle se racle la gorge, passe une main hésitante dans ses cheveux courts qui sont tout ébouriffés, depuis qu'elle a enlevé son bonnet.
« Je pense qu'Amycus vous sera reconnaissant, lui aussi. Je lui rendrais tout, quand il reviendra. »
Je n'ai pas fait ça pour lui, et il ne reviendra jamais, se retient-il de hurler.
Elle est plus proche de lui qu'elle ne l'a jamais été. Il ne peut détourner les yeux des siens, parce qu'il sait qu'il ne la reverra pas. Et il sait qu'il aura besoin de ça, de cette image volée de ce visage qu'il voudrait figer à jamais sur du papier glacé, pour apaiser le brasier de l'obsession. Ou l'attiser, s'il est honnête.
« Vous gardez le silence. Vous vous retenez de dire quelque chose que la police aimerait savoir ? » interroge-t-elle, mutine.
Il a devant lui la fille du tableau. La femme-enfant affolante à l'air si triste, avec ce drôle de reflet dans les yeux. Il se penche vers ses lèvres. Sur le mur, derrière eux, en ombres chinoises, leurs silhouettes se dissolvent en une seule. Ses baisers ont le goût des cigarettes qu'elle fume et des questions qu'elle pose. Sur ses lèvres à lui, sur sa peau où elle égare sa bouche, elle savoure le parfum des secrets. Dans l'urgence de leur étreinte, émerge dans un clair-obscur une parcelle de ce qui lui avait échappé, de ce qui l'intriguait tant dans la conduite d'Evan, et qui ne s'explique que par cet instant.
Des mains impatientes sinuent sous les habits. Imperméables, blue jeans et chemisier sont semés sur le tapis dans un bruissement d'étoffes. Ils ne cherchent pas à comprendre ce qui les bouscule l'un contre l'autre, le pourquoi de cette force irrépressible qui les renverse sur le canapé. C'est de l'ordre de l'inexplicable. Ils se contentent d'y succomber.
« C'est toi qui l'a peint, ce tableau, là-bas ? »
Evan est assis au bord du lit qu'ils ont fini par déplier, aux lueurs paisibles du petit matin. Il s'allume une cigarette. L'une de celles d'Alecto, parce qu'il n'a pas le courage d'aller récupérer son propre paquet, dans la poche de sa Barbour qui jonche le parquet, quelque part au niveau de l'entrée. Il n'y a qu'après l'amour que les Virginia Slims sont tolérables.
Sous la couverture qui marque à peine les contours de son corps, n'émerge d'Alecto que sa blondeur échevelée et deux yeux noirs qui peinent à rester ouverts.
« Celui entre les fenêtres ? J'aurai bien aimé. Non. C'est une reproduction. Un Henry Moret.
— Jamais entendu parler, réplique Evan en exhalant son nuage de fumée grise vers le plafond.
— Il n'est pas très connu, le pardonne-t-elle.
— C'est le seul tableau que tu as ici. A part ceux d'Amycus. »
Pour une experte en art, il s'attendait raisonnablement au contraire. Qu'a cette oeuvre de plus que toutes les autres ? Selon lui, c'est une question qui mérite d'être élucidée.
Il plisse les yeux. De la reproduction encadrée entre les deux seules fenêtres du studio, il n'aperçoit, à cette distance, que des couleurs, en pointillés, suspendues, mouvantes. Beaucoup de bleu, un bleu aux mille nuances, du vert, un peu de rose. Il devine que ça représente la mer.
« C'est mon tableau préféré. Secrètement.
— Je croyais que c'était ce tableau de… »
Quel nom a-t-elle prononcé, tout à l'heure, dans le hangar, quand elle a découvert cette contrefaçon ?
« … Delaunay, » se rappelle-t-il.
Alecto a un très mince soupir indécis.
« Oui, c'est vrai, j'adore Delaunay. Je l'adore, vraiment, mais… ce tableau-là, je ne sais pas, hésite-t-elle. C'est différent. »
Il lui est difficile de choisir et de poser des mots pour définir ce qui l'attire, dans ce tableau. C'est le principe même : ça se ressent. Evan ne lui demande pas d'expliciter. Il est bien placé pour comprendre.
« Et c'est donc une passion secrète, souligne-t-il, malicieux. Pourquoi donc ? Il y a une commission gouvernementale qui traque les admirateurs d'Henry Moret ? »
Il baisse le ton : « On est sur écoute ? Tu fais partie d'une société secrète ? »
Elle roule les yeux, mais ne peut retenir un sourire.
« Non, non, pas de secte, pas d'agents du MI6 à mes trousses, navrée de briser le mythe. C'est juste… C'est stupide, admet-t-elle. Dans mon cercle, quand tu avoues vouer un culte aux impressionnistes, on te prend un peu de haut. C'est tout. Ça passe pour une passion conformiste… Je bosse avec des gens qui vénèrent l'urinoir de Duchamp, tu comprends ? »
Derrière son écran de fumée, Evan lui coule un regard sidéré.
« Toi et moi, on n'évolue définitivement pas dans les mêmes cercles, articule-t-il.
— Je ne te le fais pas dire, » approuve-t-elle avec un haussement de sourcils éloquent.
Il se lève, cigarette coincée entre ses lèvres, pour aller observer le tableau. Il est flambant nu, dans la lumière du jour qui coule à flots par les fenêtres, et il n'éprouve aucune gêne. Tant d'aisance pousse à l'admiration. Alecto envie terriblement cette liberté, incapable d'imiter ceux qui la possède. Elle en attribue la faute à son éducation puritaine dans un pensionnat pour filles qui ressemblait à s'y méprendre à un couvent. Quoi qu'il en soit, elle reste au chaud sous la couverture, l'observe. Le dos d'Evan est aussi couvert de tatouages à l'encre noire que le reste de son corps. Peut-être est-ce pour cela qu'il ne se sent pas nu.
« Goulphar, Belle-Île, 1895, » déchiffre-t-il, penché sur les petits caractères en bas à droite de l'affiche.
Même de près, il n'est pas sûr de comprendre ce que la peinture a de si spécial, ce qu'elle évoque à Alecto. Il n'y voit que des falaises verdoyantes se jeter dans une immensité bleue et des nuages roses qui font rougir les voiles d'une frêle embarcation. La beauté est peut-être justement, dans cette simplicité, cette naïveté, il n'en sait rien. Il n'y connaît rien, après tout. Il s'en détourne, achève sa cigarette, revient sur ses pas pour se débarrasser, d'une pichenette, de son mégot dans le cendrier posé sur le bout-de-canapé.
« Belle-Île-en-Mer. C'est une île, en Bretagne. »
Il fait signe que ça ne lui évoque rien, ce qui n'empêche pas Alecto de poursuivre.
« L'île chérie de Sarah Bernhardt. »
Elle arbore une fossette rassurée quand, d'un hochement de tête, il atteste qu'il sait de qui il s'agit, cette fois-ci.
« Elle vivait dans un ancien fort militaire, sur la pointe. Pas celle du tableau, une autre pointe. Elle allait y fuir Paris, tous les ans, et elle organisait des fêtes folles. Il paraît qu'elle avait un siège creusé à même la roche, et qu'elle s'y asseyait pour observer la mer. J'aimerai bien finir mes vieux jours, là-bas, comme elle. »
Elle s'interrompt, soudain consciente de l'absurdité de ses paroles.
Ça n'a pas vraiment de sens. Ce n'est qu'une tentative dérisoire pour combler le silence d'autre chose que de questions et de sujets périlleux. Elle parle de Henry Moret, de Sarah Bernhardt et de Belle-Île seulement pour ne pas avoir à réfléchir à ce qui l'a poussé à s'envoyer en l'air avec un inconnu. Pas seulement un inconnu, d'ailleurs, ça, elle l'a déjà fait. Mais un malfrat de l'East-End qui trempe dans des trafics louches et fréquente Bellatrix Black, c'est une première.
Elle est insensée. Cette matinée entière est insensée. Et ce qui est par-dessus tout insensé, c'est qu'elle n'est même pas sûre de le regretter.
« Pourquoi donc attendre tes vieux jours ? » rétorque Evan.
Lui n'a pas l'air dérangé le moins du monde par son bavardage sans queue ni tête.
« Tu devrais y aller. Avant que ça ne devienne le genre de rêve qui ne se réalise jamais, à force d'être repoussé.
— J'ai bien assez de temps pour voir venir mes vieux jours, » objecte-t-elle.
Même s'il n'est pas d'accord avec elle, il ne dit rien. Il regagne le lit, se glisse sous la couverture avec Alecto. Et elle n'a bientôt plus besoin de parler, car il trouve une bien plus jolie façon de combler le silence.
Le ciel, derrière les fenêtre, est d'un bleu aquarelle dilué. Il est presque midi. Mais c'est un midi ressenti minuit.
Alecto roule sur le côté du lit, à bout de souffle. Elle ferme les yeux, prête à sombrer dans le sommeil. D'un bruit sourd, impossible à ignorer, son estomac la rappelle à l'ordre. Elle entrouvre à peine les paupières, elle n'a plus la force de rien.
Evan, à qui le gargouillement n'a pas pu échapper, se tourne vers elle, joue dans la paume, le coude encastré dans un coussin :
« Je t'avouerai que moi aussi.
— Il n'y a rien d'autre à manger que des cigarettes et du café, dans cet appartement, s'excuse-t-elle d'une voix ensommeillée.
— Les cigarettes et le café, ça ne compte pas.
— Mince. Si on m'avait prévenue, » s'exclame-t-elle, fausse ingénue.
Ses paupières se ferment à nouveau, toutes seules, ce qui arrache à Evan un sourire qu'elle ne peut voir : elle n'a, de toute évidence, pas du tout l'habitude des nuits blanches. Il se lève, enfile cette fois son caleçon, et file à la cuisine. Le frigo fait grise mine, il n'y trouve qu'un pot de moutarde entamé et deux bouteilles d'eau pétillante. Les placards sont tout aussi esseulés : un sachet de riz, un paquet de café en poudre, une bouteille de vinaigre, des produits ménagers. Elle ne plaisantait pas.
« Tu n'as même pas… des oeufs, quelque part ? l'interpelle-t-il.
— Pourquoi faire ? marmonne-t-elle, un peu grognon d'être dérangée.
— Une omelette. Des oeufs brouillés. N'importe quoi, en fait.
— Tu me donnes faim, arrête, » gémit-elle.
Il prend ça pour un non. Tandis qu'elle sombre à nouveau dans un état de demi-sommeil comateux, il allume le gaz et fait chauffer la cafetière italienne. L'odeur qui s'échappe de la tasse qu'il pose sur l'accoudoir, près d'elle, quelques minutes plus tard, l'arrache à sa torpeur. Elle a soudain un éclair de lucidité et s'élance, emmitouflée dans la couverture, vers l'entrée. Lorsqu'elle réapparaît, elle brandit, triomphante, un filet de clémentines.
« Le type de Sainsbury's à côté du boulot me les a données l'autre jour, quand je suis passée. Ils allaient fermer. Elles n'étaient plus vendables, apparemment. »
Evan manifeste un enthousiasme modéré, ce qu'elle ne peut lui reprocher. Ce n'est qu'une livre de clémentines ramollies qui traînent depuis Dieu-seul-sait-quand dans un sac de course dans l'entrée, pas un brunch au Savoy.
Mais puisqu'ils n'ont guère d'autre choix et qu'ils aussi affamés l'un que l'autre, ils finissent par faire un festin de clémentines et de café. Leur parfum sucré, qui se répand dans l'appartement entier, dissipe avec lui tout doute, toute interrogation, le temps d'un pique-nique improvisé sur le canapé.
Elle s'est endormie. Pour de bon, cette fois.
Evan repêche ses vêtements dans les quatre coins de la pièce et se rhabille, sans un bruit. Il a un dernier regard pour la forme tapie sous la couverture dont la poitrine se soulève à peine, au rythme de sa respiration régulière, et pour la nuque si délicate que dévoile des mèches désordonnées par les écarts de leur matinée.
« Bonne nuit, Alecto. »
Il peine à s'arracher à l'appartement, à mettre fin aux dernières heures qui se sont écoulées, irréelles. Il n'aurait jamais du rester, il n'aurait jamais du l'embrasser. Il n'aurait jamais du la contacter, tout simplement. Qu'y-a-t-il gagné ? Quelques parties de jambes en l'air, des heures volées. Mais d'elle, il ne sait rien de plus, si ce n'est qu'il connait désormais l'intérieur de son studio, sa passion secrète pour les impressionnistes, l'expression que prend son visage dans le plaisir. Presque rien. Surtout en comparaison des interminables ennuis que cette seule nuit et cette seule matinée peuvent lui coûter. Sur le pallier, il s'en fait la promesse. Il ne cherchera pas à la revoir. Il brûlera le portrait qu'il garde dans sa penderie. Il oubliera tout ça. Tout ce presque rien.
Le crépuscule la surprend au réveil, hagarde d'avoir dormi tout l'après-midi. Seule.
Elle émerge avec une insoutenable lenteur, son attention paralysée par des détails. Deux tasses à café vides sur la table, des pelures de clémentines oubliées sur le bout-de-canapé. Ses vêtements semés sur le parquet avec indécence. La couverture qui garde l'empreinte d'un autre corps. Le cendrier plein de Virginia Slims qu'elle n'a pas fumé.
Une fois debout, elle attrape dans son armoire et enfile à la hâte un pantalon à pinces et un pull en laine kitschissime que Lupin lui a offert à Noël dernier. Elle ramasse ses vêtements de la veille et les abandonne en tas informe derrière la porte de la salle de bain, rince les tasses dans l'évier, balance à la poubelle les épluchures et les mégots, puis contemple - sans en ressentir la moindre satisfaction - sa scène de crime nettoyée.
Elle ouvre l'une des fenêtres. Le vent glacial de décembre s'engouffre à l'intérieur de l'appartement avec violence, gonfle les rideaux comme des fantômes et lui fouette les joues. Elle a l'illusion enfantine que la bourrasque emporte avec elle tous ses péchés. Sitôt la pensée formulée dans son esprit, elle se trouve ridicule et ferme la fenêtre. Elle ne pensait pas que les cours de catéchisme lui avaient laissé tant de séquelles.
Dans le miroir de l'entrée, elle rit de son reflet. Sa coiffure tient davantage de Margaret Thatcher que de Twiggy, mais qu'importe, elle enfonce son bonnet jusqu'aux oreilles et sort en n'emportant avec elle qu'un billet de dix livres dans la poche de son imperméable. À l'extérieur, le vent sème le trouble parmi les feuilles mortes sur le trottoir. Tout là-haut, dans le ciel, la lune s'adonne à son rituel effeuillage du soir, chassant un par un les nuages, et Alecto prend brutalement conscience que deux tours d'horloge ont filé, presque sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle pourrait presque se convaincre avoir rêvé les dernières vingt-quatre heures. Si ce n'était tous ces tableaux entassés dans son entrée. Si ce n'était sa peau qui garde le souvenir troublant d'une autre contre la sienne.
À quelques rues seulement de chez elle, elle s'engouffre dans un minuscule restaurant vietnamien où elle a ses habitudes. Il n'y a pas grand monde. Sur la dizaine de tables qui sont agglutinées dans la salle étroite, seulement trois sont occupées. Derrière le comptoir, une jeune femme arborant une permanente peroxydée et des ongles manucurés plus affutés que des lames prend une commande au téléphone, le combiné coincé entre son épaule et son oreille, main droite griffonnant du bout de son stylo, main gauche accaparée par une cigarette presque achevée.
«… un Gỏi tôm, d'accord. Non le canard au curry n'est pas trop épicé, monsieur. Oui, c'est noté. Oui ? Ça se prononce Mì xào gà. »
Échangeant un regard de connivence avec Alecto, la jeune serveuse s'autorise un soupir discret, inaudible pour son interlocuteur.
« Mì xào gà, répète-t-elle distinctement. Oui. Je n'en ai plus, désolée. Mh ? Et bien, pourquoi pas des Bánh ít nhân dừa ? Ce sont des bouchées de riz gluant à la noix de coco. Paaarfait. Ce sera prêt dans une demi-heure. Ça vous fera vingt-et-une livres. Oui, merci… À tout à l'heure. »
Avec un nouveau soupir agacé, la jeune femme raccroche et écrase son mégot dans le cendrier devant elle d'un geste assassin, mais ses lèvres rouge carmin s'étirent en un grand sourire destiné à Alecto.
« Hello, Rita, la salue l'intéressée.
— Alecto ! Tu n'es pas venue de toute la semaine, je me suis fait un sang d'encre. Un peu plus et j'envoyais le commis défoncer ta porte !
— Heureuse que tu ne l'aies pas fait, cette porte doit coûter un rein. Et je ne suis pas sûre de tirer grand chose des miens.
— Tu as tort, glousse Rita. Le nouveau commis est très mignon. »
Derrière ses grandes lunettes rectangulaires aux verres subtilement fumé, elle lui décoche un clin d'oeil évocateur.
« Telle que je te connais, lance Alecto en baissant la voix, tu vas vite trouver le moyen de l'envoyer défoncer ta porte.
— Alecto ! » s'exclame Rita, faussement choquée par l'allusion à peine voilée.
Mais elle éclate d'un grand rire qui lui vaut une oeillade courroucée du vieux couple attablé non loin.
« Tu prends comme d'habitude ? se reprend-t-elle, dans un raclement de gorge qui se veut plus professionnel.
— S'il te plaît, » acquiesce Alecto.
Munie du post-it sur lequel elle a inscrit la commande téléphonique de son écriture pleine de boucles, Rita disparaît par la porte qui donne sur la cuisine. Alecto l'entend crier quelques phrases en vietnamien au cuisinier et propriétaire du restaurant, un vieux monsieur originaire du delta du Mékong installé à Londres depuis un demi-siècle, désormais quasiment sourd.
Elles se connaissent depuis l'université, mais leur relation a toujours stagné dans un abysse quelque peu inconfortable : elles sont plus que des connaissances, mais pas tout à fait des copines. Lorsque Alecto est revenue à Londres pour sa dernière année à King's, elle a sous-loué sa chambre à Rita, partie cette année-là au Vietnam. Elles ont continué à se croiser de temps en temps après ça, grâce aux autres filles de la colocation, d'abord, puis grâce à ce restaurant, situé pas loin du nouveau studio d'Alecto, où Rita effectue le service du soir pour compléter son salaire de pigiste au Daily Mirror - « à ce niveau ce n'est pas un salaire, c'est du bénévolat, » aime-t-elle se plaindre à qui veut bien l'entendre. À une certaine et modique dose, proportionnelle à l'alcool qu'elles ont dans le sang, elles s'apprécient, bien qu'elles soient trop différentes pour devenir réellement amies.
« Alors, s'enquiert Rita à son retour de la cuisine. Comment ça va, au royaume des Van Gogh et des diamants ? Des nouvelles croustillantes ? »
Lorsqu'elle se lance dans l'une de ses croisades en quête de ragots et de scandales, son accent scouse, d'ordinaire si bien étouffé, contamine ses voyelles. Derrière ses verres fumés, ses prunelles scintillent d'une lueur avide.
« Pas vraiment… élude Alecto. Tu sais, ce n'est pas aussi exaltant que ça en a l'air. Je passe mes journées enfermée dans un bureau sans fenêtre du sous-sol. »
Rita penche la tête avec une moue déçue. Le mouvement, pas plus que la gravité, n'ont le moindre effet sur ses ondulations blondes savamment rigidifiées par l'équivalent d'une bombe entière de laque.
« Et comment ça se passe, avec ton charmant collègue ? Celui avec qui tu étais venu manger, une fois. Avec cette cicatrice si sexy, précise-t-elle d'un ton langoureux qui encourage aux confidences.
— Remus ? décode Alecto. Il va bien. On est amis, insiste-t-elle en appuyant les deux syllabes du dernier mot.
— Mh… Je ne sais pas si c'est l'abstinence ou le manque de luminosité, mais je te trouve une petite mine, déplore Rita.
— Et bien toi, tu es radieuse, réplique Alecto, avec une ironie à peine détectable.
— Deux séances d'UV par semaine. Et c'est plutôt en bonne voie avec le commis ! »
Depuis l'intérieur de la cuisine, une sonnette retentit et Rita s'éclipse aussitôt. Elle rapporte le Bánh mì végétarien d'Alecto, soigneusement emballé, et le lui tend, avant de lui rendre sa monnaie sur son billet de dix livres. Elles se saluent joyeusement sur le pas de la porte, avec un brin d'hypocrisie du côté de Rita, et une indéniable sincérité du côté d'Alecto, bien trop heureuse de fuir.
Elle dévore le sandwich, assise en tailleur sur un banc dans le parc sur lequel donnent les fenêtres de son appartement. À cette heure-ci, il n'y a plus d'enfants qui jouent, le portique est désert, et les allées aussi. C'est l'heure des repas en famille. L'heure où les gens normaux se racontent leur journée, devant une table bien dressée. Il n'y a qu'elle, et une dame à la cinquantaine distinguée qui promène son lévrier. Alecto s'amuse de leur évidente ressemblance : figure allongée, fourrure blanche, ventre creusé - la dame porte son vison ceinturé à s'en étrangler la taille -. Il ne manque au chien que le même carré de soie Hermès à la place du collier. Alecto perd son sourire, néanmoins, voyant la dame approcher.
« Vous ne le savez peut-être pas, mais ces jardins sont strictement réservés aux résidents du quartier, l'apostrophe-t-elle d'un ton terriblement condescendant en la détaillant de bas en haut, depuis son affreux pull de Noël jusqu'aux cernes qui logent sous ses yeux, en passant par son sandwich bon marché et les miettes sur son pantalon.
— J'habite ici, » l'informe Alecto en la foudroyant de son regard noir, et, ce faisant, elle a l'impression de retrouver un morceau d'elle-même.
La dame a l'air coquettement étonnée, et surtout sceptique. Alecto serait prête à parier toute la monnaie qu'il lui reste qu'elle la prend pour une sans-abri. Dommage qu'aucun bookmaker ne soit dans les parages. Le lévrier, manifestement moins soucieux des apparences, ou bien peut-être encarté au Labour Party et plus ouvert à la mixité sociale, approche sa truffe du genou d'Alecto, ses grands yeux clairs fixés avec convoitise sur son sandwich.
« Allons, allons, viens par-là, Edward VIII, s'agace sa maîtresse en tirant sur sa laisse. On y va. »
Alecto les regarde s'éloigner avec une pointe de regret. Elle aurait bien offert à l'ex roi d'Angleterre son quignon de pain.
Le Bánh mì engloutit, elle remonte quatre à quatre en direction de son studio. Dans l'entrée, alors qu'elle n'a même pas pris la peine d'enlever manteau ou bonnet, elle commence à fouiller parmi les tableaux. Elle veut retrouver celui qui l'a interpellée, la veille au soir. Celui qui n'évoquait rien à Evan, puisque c'était bien l'une des peintures d'Amycus, pas l'un des faux. Le style de son frère n'est pas des plus variés, mais parmi toutes ces étendues abstraites et tourmentées de couleurs sombres qui finissent par se ressembler, elle parvient à mettre la main sur celui qu'elle cherchait. Elle ne s'attarde pas une seule seconde sur le côté toile, recouvert de gouttelettes et de traînées en transparence dans les tons de gris bleuté, mais le retourne à la hâte. Ce qui l'intéresse, c'est le dos. Côté châssis. Là, se trouve ce qui a épinglé son regard, hier, sans qu'elle n'ait pu s'y attarder. Il eut été trop imprudent qu'Evan tombe dessus.
C'est une photographie argentique en couleur, coincée derrière l'ossature du tableau. Un cliché d'amateur, avec une maladresse touchante. Le grain est gros, la luminosité mal maîtrisée sature un peu l'image, mais les deux visages pris en gros plan sont malgré tout identifiables.
L'un de ces deux visages est celui d'Amycus. Son regard bleu, qui contemple l'objectif, luit de l'éblouissement éthéré des meilleurs moments de montée que lui procure la cocaïne.
Le second visage, Alecto ne l'a jamais vu. C'est un jeune homme, de profil, tourné vers Amycus, sourire aux lèvres. Ses longs cils presque féminins se déploient, très noirs, contrastant avec la clarté de l'arrière-plan. Ses cheveux sombrent bouclent sur ses tempes. Il est imberbe, ou rasé de très près. Elle n'a sous les yeux qu'un profil et une photographie granuleuse, mais c'est suffisant pour déduire son évidente beauté. Sauf que ce n'est pas tant le visage de cet inconnu qui l'intéresse, mais plutôt ce qu'il porte autour du cou. Une écharpe de soie violette comme celle aperçue sur le siège passager de la voiture que conduisait Evan. Ça ne peut pas être une coïncidence. Cet homme, c'est Regulus Black, elle en est certaine. Il connaissait Amycus, elle en a la preuve, et peut-être saura-t-il où le trouver. Elle se permet d'espérer.
Sauf gros retournement de situation et/ou inspiration soudaine, Argentique ne fera pas plus de 4 chapitres, donc vous voilà à la moitié ! J'espère que cette suite vous plaît ! Merci Louvrine, feufollet, jane9699 et Baccarat V pour vos reviews sur la première partie.
