Je m'autorise enfin à dénouer mon écharpe lorsque l'on passe toutes les portes du café dans lequel on a l'habitude de se retrouver. Cette journée est spéciale, nous somme le vingt-neuf septembre, et je ne parle pas de mon rendez-vous mensuel mais bien de l'anniversaire de l'une d'entre nous.
—Et si on allait au fond ? suggère d'ailleurs la concernée enthousiasmée, sourire aux lèvres.
La brune n'attend aucune réponse, c'est sa journée, et nous la suivons en une ridicule file indienne ou presque pour se faufiler entre les tables et les chaises, le lieu est plutôt exigu mais l'espace s'agrandit dans l'arrière salle. Je m'installe sur le divan qui longe le mur du fond et Edelgard s'installe à mes côtés dans l'angle qui fait un retour. Les deux autres s'installent en face, sur une banquette assortie à la pièce de style vintage.
—Bon, puisque c'est vous qui réglez la note...
La sagesse est censée venir avec les années mais certaines personnes ne changent pas, et je suppose qu'il en est mieux ainsi.
—Je sais que c'est ton anniversaire, Dorothea, mais n'abuse pas de cette excuse non plus.
Le rire mutin de la susnommée attire mon attention, tout comme le regard qu'elle jette a la blonde qui se veut bien plus sérieuse et raisonnable qu'elle.
—Oh, Ingrid, ma puce, si c'est une question d'argent, ne t'en fais pas ! elle la rassure immédiatement avant de jeter son dévolu ailleurs, Edie est avec nous !
—Me prendrais-tu pour une sorte de portefeuilles ambulant, Dorothea ? s'offusque cette dernière.
—Allons, Edie, c'est mon anniversaire après tout !
La petite lueur qui brûle dans les yeux malachite de la brune change lorsqu'elle pose son menton sur le dessus de sa main dans un geste qui fait danser ses longueurs ondulées et qu'elle fixe plus intensément la plus aisée d'entre nous.
—Et puis, je sais que tu aimes me faire plaisir ! Ou bien aurais-tu un cadeau d'un tout autre genre à m'offrir ? elle ajoute un peu plus gravement. Aïe !
Evidemment, Ingrid n'est guère emballée par l'humeur taquine de celle qui était encore sa petite amie aux dernières nouvelles et je n'aurais pas aimé me prendre le coup de coude qu'elle vient d'envoyer entre les côtes de Dorothea.
—Ho, je plaisantais, vous êtes bien rabat-joies vous toutes !
—Nous ne le serions certainement pas autant si tu étais un tantinet plus sérieuse Dorothea, je fais à mon tour en perdant mes yeux sur la carte du café.
—Tu peux parler, Byleth, corrige immédiatement celle à la voie trop aiguë à mon gout. Prends donc les choses en main si tu as peur qu'on te la vole !
J'ai l'impression de sentir mon estomac se nouer lorsque je comprends le sens de ses paroles et le regard furtif qu'Edelgard et moi échangeons, bien qu'il ne dure qu'une demi seconde tout au plus, ne fait que conforter Dorothea dans son idée abracadabrante. J'aimerais que ce soit le cas du moins, qu'elle soit abracadabrante.
—Je ne vois pas à quoi tu fais allusion, je réponds alors sans lever les yeux.
—Ma chère, ce n'est pas moi qu'il faut essayer de convaincre.
Je préfère garder le silence que prendre le risque de me compromettre un peu plus. La brune aux boucles chocolat n'est somme toute pas dupe et ne s'en laissera quoiqu'il se passe pas compter alors autant ne pas m'opiniâtrer à la convaincre de tout et son contraire.
—Prends ce qui te fait plaisir, je m'adoucis après quelques secondes. D'ailleurs, faites en autant, j'ajoute en m'adressant aux deux autres. C'est moi qui invite ce soir.
—Byleth... commence celle aux longueurs neigeuses.
—Ne discute pas, je la coupe aussitôt. Pour une fois, et ça me fait plaisir.
En d'autres termes : je n'emporterai pas mon argent dans ma tombe et je n'ai personne à qui le léguer. Mais ça, je ne peux évidemment pas lui dire. Ni à elle, ni aux autres. Pas ce soir du moins.
Une dizaine de minutes plus tard, la table basse qui nous sépare est envahit de gâteaux et sucreries en tout genre disposés dans un nombre indécent d'assiettes. Heureusement, je n'aurai pas à vivre avec un embonpoint certain mais ça, ou le diabète, ne sont pas sources de préoccupations à l'instant.
—Je ne comprends toujours pas comment l'on peut ingérer pareille quantité de sucre, je m'interroge à haute voix.
—C'est en effet ce que je me demande aussi, me rejoint la blonde aux yeux amandes.
—Tu n'es pas mieux lorsqu'il s'agit de viande, Ingrid, je la juge en levant un sourcils faussement sévère.
—C'est différent, je fais beaucoup de sport et j'ai besoin d'autant d'énergie, rétorque-t-elle en croisant les bras.
—Comme nous toutes !
—Dorothea, je ne crois pas que chanter ou se produire sur la scène d'un opéra, aussi prestigieux soit-il, à ne pas en douter, soit considéré comme du sport.
Edelgard et son sens de la précision... je pense soudain. Ceci-dit elle n'a pas tort, étant elle même particulièrement sportive, comme je l'étais autrefois d'ailleurs, elle sait ce que c'est.
—Sache, Edie, que monter sur scène devant un public demande une énergie que tu ne peux soupçonner ! Et puis... elle ajoute malicieusement. Il y a bien d'autres façons de dépenser des calories...
Le clin d'œil qu'elle adresse à Edelgard s'accompagne d'un nouveau coup de coude d'Ingrid qui devrait pourtant avoir l'habitude des humeurs taquines de sa douce.
Lorsque je me lève soudainement, le regard de chacune m'interroge et je me retrouve obligée de leur expliquer que je me rends aux toilettes. Un demi-mensonge cela dit puisque je m'y rends vraiment mais pas pour la raison pensée. Lorsque je rencontre mon propre reflet, je me permets d'enfin souffler, aussi fortement que je le peux, pour me décharger de cette... contrariété ? accumulée. J'ignore si c'est la fatigue, ou bien autre chose mais...
—Byleth ?
La porte de la petite pièce claque et mon regard se perd aussitôt sur les mèches albâtre qui se soulèvent lorsqu'Edelgard descend les quelques marches pour me rejoindre. La promiscuité que sa venue impose rend de nouveau ma respiration difficile.
—Tout va bien ? elle me demande en voyant bien que quelque chose cloche.
Je soupire silencieusement mais mes yeux roulant vers le plafond avant de retrouver mon propre reflet me trahissent. Mon agacement est palpable mais je me ravise avant même de lui en expliquer la raison.
—Aurais-je une raison du contraire ?
—A toi de me le dire.
Je laisse un soupire plus lourd s'échapper de ma bouche cette fois, jette un œil à ma comparse puis me perd dans mon propre regard bleuet de nouveau. Inutile de le nier, je préfère éviter une confrontation visuelle mais c'est sans compter sur Edelgard qui m'attrape le bras pour me forcer à lui faire face.
—Byleth !
—Laisse-moi tranquille et va rejoindre les autres, Edelgard.
Mon ton est bien plus sec que ce que j'avais imaginé mais je n'ai pas envie de discourir des heures à propos de choses futiles, bien que, me cacher dans les toilettes ne soit pas non plus l'idée la plus ingénieuse de l'année. Je suis en train de fuir, et ça, elle en a parfaitement conscience.
—Tu ne changeras jamais, Byleth, elle lâche désagréablement.
Sa remarque force une réponse. Réponse que je n'ai pas envie de donner.
—Pour une fois, tu pourrais me dire ce que tu as dans la tête. Est-ce en rapport avec...
—Edelgard ! je la coupe avant qu'elle ne termine.
—Excuse-moi.
Les muscles de mon visages se crispent puis se relâchent les uns derrière les autres. Ce n'est pas de la colère que je ressens, seulement une intense et très amère déception.
—Je sais que la règle est de ne pas parler d'un examen après un examen mais...
—Edelgard... j'insiste une nouvelle fois.
Ses lèvres se ferment aussitôt les miennes ouvertes. Si elle savait... Si seulement elle savait que tout cela n'a rien à voir avec mon rendez-vous médical. Quelle ironie, j'apprends qu'il ne me reste que quelques mois mais tout ce qui m'importe, c'est... Elle.
—Tu devrais remonter, les autres vont s'inquiéter, je lâche en reculant d'un pas pour me libérer de son emprise.
Elle est têtue, mais je n'ai rien à lui envier et personne ne sait laquelle de nous deux remporterait un concours dans ce genre là si ce genre existait.
—Dorothea va finir par s'ennuyer, je crache presque pour finir.
—Pardon ? Dorothea ? s'offusque ma camarade. Qu'est-ce que Dorothea vient faire là dedans ?!
—Je ne sais pas, Edelgard, à toi de me le dire ?
—Qu'est-ce que tu... commences la jeune femme avant de se raviser. Byleth, sache que je ne rentrerai pas dans ce jeu là avec toi.
Ses doigts redessinent ses sourcils avant de se rejoindre sur l'arrête de son nez. Elle a fermé les yeux, signe qu'elle réfléchit à ce qu'elle s'apprête à dire. Je la connais maintenant assez bien pour interpréter ses gestes.
—Ta jalousie est déplacée, Byleth, poursuit lentement mon amie. Dorothea est avec Ingrid et elle ne fait que plaisanter.
Jalousie ? Elle essaie de me faire piquer un fard ? Sa remarque m'agace et il m'est difficile de garder mon sang froid. Je sais que j'exagère, je sais que je n'ai pas le droit de lui dire, de lui reprocher sa proximité avec la chanteuse, ni même les plaisanteries desquelles elle n'est pas responsable mais malgré cela, je n'arrive pas à me contenir quand je vois quelqu'un d'autre la charmer, même si ce n'est qu'une taquinerie. Cela me rend dingue, car lorsque les plaisanteries cesseront, lorsqu'Edelgard rencontrera quelqu'un, moi... Je ne serai déjà plus.
—Justement ! Puisqu'elle est avec Ingrid, ses plaisanteries sont déplacées, et je n'ai pas envie d'être témoin de ce flirt entre vous pendant les trois mois qu'il me reste !
La détonation silencieuse de la bombe que je viens de lâcher reste en suspens quelques secondes, le temps se fige, avant de redémarrer au ralenti sur les yeux parme d'Edelgard qui s'écarquillent lentement devant mon expression grave.
—Tr... balbutie la blanche avant de déglutir. Depuis quand es-tu au courant ?
—Depuis tout à l'heure.
—Et tu comptais me le dire, au moins ?
—Oui, après la soirée, j'affirme avec plus de détachement que jamais.
—Byleth... elle soupire à peine tandis que je m'approche.
A peine plus grande qu'elle, j'ai pourtant l'impression qu'elle est toute petite, coincée contre le mur, mon corps comme ultime rempart entre elle et la cruelle réalité à laquelle elle doit maintenant faire face. Réalité que je lui impose.
A cette distance, j'ai l'impression que son parfum brûle mes narines. J'ai l'impression qu'il neige dans les toilettes de ce café ridiculement petit. J'ai l'impression d'y entendre les battements de son cœur résonner avec les miens, et les sentir me priver de mon souffle lorsque mes doigts effleurent sa joue et que les siens la rejoignent.
—Tu n'as pas le droit d'être jalouse, Byleth... elle chuchote chaudement à quelques centimètres de mon visage. C'est toi qui a préféré prendre tes distances à l'époque.
—C'est exact.
Mes mots sont la gifle violente dont j'avais besoin pour recouvrer mes esprits. Les minutes s'éternisent et Ingrid et Dorothea vont finir par réellement s'inquiéter, ou pire encore, s'imaginer quelque chose que je ne peux et ne pourrai jamais espérer vivre. De plus, je suis certaine qu'un gâteau est déjà arrivé et les vingt-et-unes bougies allumées. A défaut d'en manger une part, j'ai hâte de voir Dorothea les souffler...
