Bonjour bonjour,

Avec un chouïa de retard, voici le deuxième chapitre, ou plutôt la deuxième partie du chapitre 1 (c'est ça, d'écrire des pavés...). Tournure plutôt tragique vers la fin, je l'avoue... Mais cela ne saurait durer... Si .

Musique pour ce chapitre :
- Dear Max - Adam Cork (BO du film Genius, 2016)

Bonne lecture ! :)


Ainsi, de cette voix assurée qui caractérisait un Kingsman, Harry reprit.

"Puisque c'est ainsi, le crétin t'invite à boire un whisky."

Il nota le regard quelque peu vitreux de Eggsy, mais cela lui sembla explicable au vu de la réalisation toujours imminente de la "résurrection" de son mentor, si Harry pouvait désigner son retour d'une telle façon. Quoique la ressemblance entre Jésus et lui s'arrêtait à ce point.

Eggsy sembla finalement revenir à la réalité, et offrit alors à l'adulte un sourire radieux. Son visage était détendu, tout simplement heureux.

"Pas de refus ! J'ai plein de questions à te poser."

Eggsy se sentait frémir à l'idée d'avoir une discussion avec son mentor. Une vraie discussion, pas simplement Eggsy buvant seul, dans un silence de mort, perdu dans ses pensées. Cette fois, Harry était bien là, et lui présentait du bras son fauteuil, affairé du sourire de gentleman qui lui seyait si bien.

"Bien… Après toi."

Eggsy ne se fit pas prier, et s'installa, les jambes fébriles, encore flageolantes d'émotions. La perspective d'interroger Harry, et d'avoir des réponses aux questions qui lui tiraillaient l'esprit depuis des mois, ne ménageant jamais son cerveau d'hypothèses plus ou moins plausibles selon son état psychologique, quand il n'était tout simplement pas abattu par l'infernale réalité que les morts ne reviennent pas.

Harry se dirigea vers le mini-bar, et l'ouvrant comme s'il saluait un vieil ami, observa d'un œil professionnel les bouteilles qui étaient classées par année. Le fait que Eggsy ait ainsi veillé sur sa collection pendant tout ce temps le toucha sincèrement. Il haussa un sourcil en apercevant une bouteille remplie de moitié, et tendit le bras pour l'attraper. En se retournant, satisfait de sa trouvaille, il perçut l'air goguenard qu'avait pris Eggsy en l'observant.

"Monsieur a fait son choix ?"

C'était fou à quel point le jeune homme pouvait aller d'un état psychologique à un autre en un laps de temps si restreint. C'était cependant une chose dont Harry ne pouvait réellement se plaindre, étant donné que tout valait mieux qu'un Eggsy en larmes, s'accrochant à Harry comme à une bouée de sauvetage. Alors Harry répondit avec entrain à la moquerie lancée, revenant près de la table basse.

"Tu sais Eggsy, il faut toute une vie pour apprendre à choisir le bon whisky dans la bonne circonstance. Un jour, toi aussi tu sauras, j'en garde le secret espoir.

Son air à la fois sérieux et amusé intensifia le sourire du garçon, s'étendant sur tout son visage. Harry prit son temps pour servir deux verres, tout professionnel qu'il était lorsqu'il s'agissait de whisky de collection, en présenta un à Eggsy, et annonça :

"Cotswolds, 1960."

Il ressemblait à un valet grandiloquent, s'enorgueillissant de présenter un whisky du terroir à son maître, comme il est de tradition dans la famille depuis 500 ans.

Eggsy lui répondit d'un clin d'œil espiègle.

"Une excellente année."

Et Harry le gratifia d'un hochement de tête approbateur, avant de se caler dans son fauteuil. Le silence se fit, et chacun entama son verre.

Eggsy but une gorgée, et laissa le bonheur de sentir le liquide le réchauffer de l'intérieur, mais surtout de pouvoir boire en présence de Harry. Boire cet alcool qui l'avait tant tourmenté. Il sentait comme une ivresse l'envahir, non due à la boisson - d'autant moins en seulement trente secondes -, mais au fait de le boire AVEC son mentor, alors que des mois durant, c'était cet alcool qui l'avait rattaché avec nostalgie à Harry. Son deuil s'était perdu dans des verres de whisky, même si Eggsy n'avait pu réellement s'y laisser sombrer. Il n'avait pu atteindre de telles extrémités. Il se serait trouvé si pathétique, méprisable. Mais il n'avait pas osé penser qu'un même verre aurait pu lui provoquer un sentiment de jouissance si intense, à simplement pouvoir poser son regard sur Harry, qui profitait lui-même de chaque gorgée tourbée.

Eggsy laissa la joie l'envahir pendant quelques minutes. Harry le laissait savourer ce moment, il le savait. Lorsqu'il eut profité de ce bien-être silencieux, il reporta son regard sur l'aîné, et lui sourit, lui exprimant tacitement qu'il pouvait entamer la discussion.

"J'ai quelques idées concernant tes questions, nombreuses, je le crains. Mais je suppose que nous avons tout le temps devant nous afin de pallier cette lacune."

L'aîné avait touché juste. Eggsy avait tout un florilège de questions qui bouillonnait dans sa tête, et celles-ci allaient enfin recevoir des réponses. Mais comment pouvait-il entamer le sujet ? Par où pouvait-il commencer ? Il y avait tant de points qu'il souhaitait éclaircir. Désormais, il savait que ses craintes et ses espoirs allaient trouver réponse, et il se sentit pris d'un vertige à cette idée. Alors, il choisit de commencer par le début, l'origine de tous ses maux.

"J'ai vu le pistolet pointé sur toi, Valentine te viser. J'ai entendu la détonation, j'ai hurlé quand la balle t'a traversé et quand tes lunettes se sont éteintes."

Ce n'était d'abord pas une question, pas même un reproche, mais simplement une information froide, que Eggsy tenta de présenter d'un ton maîtrisé.

"Alors… comment est-ce que tu as pu survivre ?"

A vrai dire, il aurait souhaité en dire plus, bien plus sur ce qu'il avait pu ressentir, mais il était certain qu'il était plus facile de répondre à une question factuelle que d'y mêler les émotions qui allaient avec. En tant que gentleman, il ne pouvait gêner plus longtemps Harry avec ses souffrances ; s'être effondré dans ses bras lui semblait amplement suffisant. Il pouvait se contrôler et était bien décidé à le montrer. Et plus que tout, il brûlait d'entendre Harry parler, écouter sa voix lui narrer l'impensable.

Il ancra son regard dans celui de son mentor, avant que celui-ci n'entame.

"Le fait est que j'étais bel et bien sur mon lit de mort, et ce pendant plusieurs minutes. Valentine avait beau tenir en horreur la moindre goutte de sang, on peut difficilement rater sa cible à une distance si réduite. J'ai donc été atteint en pleine tête, chose dont l'on ressort rarement indemne, quoique je ne puisse pas me vanter d'avoir encore mon ancienne habileté…"

Les yeux de Eggsy s'assombrirent, ses poings se serrèrent.

"Ce salaud ne t'a même pas regardé dans les yeux en t'abattant.

- Je ne pense pas qu'on doive y voir quelque chose de personnel. Si la vue du sang l'horripilait, tuer n'était décemment pas plus agréable pour lui."

La réplique révoltée que Eggsy comptait asséner mourut dans l'œuf sous le regard grave que lui lança l'ainé. Il était sans doute préférable de garder pour lui-même les insultes qui florissaient dans son esprit. Cependant, il ne parvenait pas à comprendre comment son mentor pouvait encore légitimer l'action d'un pareil fumier. Comment pouvait-il parler si calmement, prenant presque parti de son ennemi, alors que ce dernier lui avait refusé jusqu'à une mort digne, juste après l'avoir humilié dans un déchaînement de violence, lui faisant perdre tout contrôle ? Si le bâtard n'était pas déjà mort, Eggsy se serait fait un plaisir de l'achever d'une fin lente et douloureuse, à l'image de toute la haine qu'il nourrissait contre lui. Il aurait défiguré celui qui avait osé abattre son mentor, sans vergogne, sans honneur.

Harry reprit du même ton calme, récitant les faits comme on rapporterait une mission achevée sur un compte-rendu.

"Je suis donc resté à terre pendant une dizaine de minutes, possiblement, puis il s'avère que j'ai été secouru par des agents de Statesman."

Eggsy leva un sourcil. Il n'avait jamais entendu un pareil nom, et Harry fit une pause, visiblement attentif à la réaction de son protégé, qu'il avait prévue.

"Statesman ?" questionna Eggsy.

Non, même dans ses souvenirs lointains, aucune appellation semblable ne lui revenait à l'esprit. Harry eut vite fait de l'informer.

"Ce sont nos cousins américains. Il apparaît que nous ne sommes pas les seuls à pouvoir nous enorgueillir de travailler dans l'ombre pour la paix.

- Et pourquoi personne ne semble être au courant de leur existence ?"

Vraiment, si la cause de la justice et de la paix était si importante, il semblait déraisonné de ne pas se liguer entre agences secrètes. La révélation de l'existence d'une version américaine des Kingsmen lui donna comme une sensation de vertige. Ainsi, ils n'étaient pas les seuls… Quoiqu'il devait l'avouer, il semblait plutôt naïf d'imaginer que le Royaume-Uni était réellement l'unique contrée à se parer d'agents secrets. Désormais, Eggsy se demandait même comment il avait pu supposer que seuls les Kingsmen veillaient à la sécurité du monde. Après tout, au milieu de toutes les cachotteries gouvernementales, les Russes devaient eux-mêmes avoir leur gang des Sovietmen – même si la mafia semblait plutôt plausible.

"Une césure a été faite il y a plusieurs dizaines d'années, et ainsi, bien peu d'agents sont au courant de l'existence de l'autre camp. Les Statesmen étaient tout aussi étonnés de trouver un gentleman anglais laissé pour mort."

Le sujet promettait d'être riche en discussions, mais curieusement, la première question qui lui vint à l'esprit fut :

"Est-ce qu'ils ont la même classe que nous ?"

A bas les menaces internationales, il se devait de rentrer dans le vif du sujet ! Un Kingsman, c'était avant tout un costume trois pièces, un parapluie, et des proverbes respirant l'élégance - quoique terriblement désuets, si Eggsy était honnête. Un Kingsman se gardait de toute déchéance, au moins dans l'apparence, et Dieu, que cela claquait ! Si l'on souhaitait raccourcir la définition du parfait gentleman, on pouvait désigner un Kingsman, ou plus simplement, Harry Hart. Alors honnêtement, comment les Statesmen pouvaient-ils atteindre pareil niveau ? La vision d'un Harry Hart affublé d'un apparat complet de cow-boy traversa l'esprit du garçon, et il ne put s'empêcher d'élargir son sourire, alors qu'il lançait un regard goguenard à son mentor. Lequel souriait à la question qui était à l'image de son protégé, gentiment provocatrice.

"Si tu considères les Oxfords comme l'élégance suprême, alors… non, ils n'ont pas la même classe que nous.

- C'est sans doute parce qu'ils n'ont pas un Harry Hart dans leurs rangs. Sérieusement, ça réhausserait foutrement leur niveau." Il ne pouvait empêcher le sourire d'éclairer son visage. "Tu ne leur a pas reproché leur manque de style ?

- Cela va peut-être te paraître étrange, Eggsy, mais nous n'avons pas réellement eu le temps, ni la présence d'esprit d'aborder la question.

- Cela va de soi."

Harry ne se laissa pas déstabiliser plus longtemps par le ricanement du plus jeune, et recentra son esprit sur le sujet.

"Donc… Nos cousins n'ayant peut-être pas notre égal en termes d'accoutrement, il est cependant évident que leurs systèmes de soins sont à la pointe de l'avancement. Pour preuve, je suis ici à te parler. En vérité, je leur dois la vie, Eggsy. Je suis resté un mois dans le coma, sous respirateur artificiel, intubé à chaque instant. Une certaine Ginger Ale a veillé sur moi, jour et nuit.

- Attends une minute… Ginger Ale ? Genre… Comme le cocktail ?

- Exact. Alors que Kingsman est avant tout une agence de tailleurs, Statesman s'est spécialisé dans la production d'alcool. Ils produisent du whisky, entre autres. Chaque agent porte le nom d'un alcool spécifique : Whisky, Tequila, Champagne, par exemple."

Eggsy resta interdit, le sourcil arqué, la moue clairement moqueuse. On aurait dit une mauvaise blague. Des agents secrets ne pouvaient pas être crédibles avec des noms pareils. Mais Harry ne mentait pas. Ces 'hommes d'état' se prenaient donc au sérieux… Le jeune ne put s'empêcher un commentaire sarcastique.

"Champagne ? Paie ton charisme ! Pourquoi pas Champomy ou Diabolo Fraise, tant qu'ils y sont ? Ils sont payés pour animer des anniversaires à McDo ?"

Harry rigola, le regard pétillant, mais se reprit rapidement.

"Eggsy, il ne sied pas à un gentleman d'être aussi moqueur. Crois-le ou non, mais ils ont réagi d'une manière semblable en apprenant nos noms de code.

Alors là, il se devait de contester !

"Je trouve que Galahad sonne plutôt bien ! Du style, "Hola, preux chevaliers, amenez le bourbon ! Taïaut ! Allons guerroyer pour le Saint Graal, sus aux ennemis du Roi !".

Eggsy se mit à tonitruer en levant le bras, d'un air de guerrier fier, mimant une imaginaire chevauchée fantastique. La mélodie de l'ouverture de Guillaume Tell raisonna dans la pièce.

Harry observa le jeune homme galoper sur son fauteuil, partagé entre profonde perplexité et amusement devant le ridicule de la prestation qui se déroulait sous ses yeux, contre son gré. Son sourire se transforma en un rire léger, puis il rit plus sincèrement, de bon cœur. Au fond de lui, il réalisa à quel point l'insouciance et la gaieté d'esprit de Eggsy lui avaient manqué. Alors il laissa la bonne humeur du garçon le contaminer, le dérider.

"Merci Eggsy pour ce splendide moment d'amitié et de respect entre les peuples." finit-il par dire, un sourire accroché à ses traits.

Eggsy finalisa sa cavale, retrouvant un peu de son sérieux, et se rassit. Ses yeux pétillaient toujours, regardant Harry. Il reprit, comme si de rien n'était - quoique Harry n'était pas près d'oublier une telle chorégraphie ; jamais.

"Alors comme ça, nous avons des cousins américains ?"

Harry acquiesça, et but une petite gorgée de whisky. Eggsy se recula dans son fauteuil, les mains posées sur les accoudoirs, reprenant les attitudes sérieuses et concentrées de son mentor.

"Effectivement. Ils se sont donc occupés de me remettre en forme. J'ai été transporté dans leur base, située dans le Kentucky, dans le sous-sol de leur distillerie, et je suis resté en convalescence pendant plusieurs semaines. Ils connaissaient mon appartenance à Kingsman, ainsi que leur lien avec notre agence, mais un problème s'est imposé à eux. La balle avait laissé des séquelles dans mon système neurologique : j'étais amnésique."

Eggsy haussa les sourcils, la bouche s'entrouvrant, laissé pantois par la nouvelle.

"Amnésique… ?

- Je me souvenais plus de qui j'étais. Du moins, j'avais souvenir d'être Harry Hart, mais ma mémoire s'était arrêtée avant mon entrée chez les Kingsman. J'étais Harry Hart, le lépidoptériste.

Eggsy resta bouche bée. Il n'avait absolument aucune idée de ce que pouvait être un lépidoptitruc - peut-être un médecin des champs de blé ? - mais l'idée de son mentor ayant oublié tout ce qui était en rapport avec Kingsman ne parvenait pas à s'imprimer dans son esprit.

"Attention aux mouches, Eggsy."

Eggsy retint un sourire en s'entendant rappelé gentiment à l'ordre sur une attitude jugée peu digne d'un gentleman. Harry Hart ne changerait décidément jamais sur cette exigence.

Il referma la bouche, puis la rouvrit pour laisser échapper un :

"Oh putain…"

L'aîné lui lança un regard désabusé.

"Eggsy.

- La vache ?

C'était presque affligeant. Harry laissa un soupir désespéré s'échapper.

"Ne connaissant que mon appartenance à la filière Kingsman, ils supposaient donc que j'étais un agent, hypothèse qui fut d'ailleurs validée par la présence de mes équipements dissimulés. Le parapluie, en particulier, a dû leur réserver de bonnes surprises.

- Mais alors, comment t'as pu retrouver la mémoire ?

On ne guérissait pas si facilement d'une amnésie, nul besoin d'être docteur en médecine pour le savoir.

- Je ne me souviens plus en détail de cela, mais du moins je suppose qu'ils ont tenté de recréer des traumatismes supposés, ou des habitudes liées à l'état d'agent secret. C'est possiblement de cette façon que je suis parvenu à retrouver ma mémoire, et les réflexes qui vont avec. Cependant, comme tu as pu le constater, ils n'ont rien pu faire pour mon œil gauche : blessure trop importante, et ainsi irrémédiable, même pour leur technologie.

- J'suis désolé…"

Eggsy eut une moue peinée. Il n'avait même pas à s'excuser, il le savait, mais les remords lui faisaient penser que s'il avait accompagné Harry, il aurait peut-être pu éviter tout cela. Du moins, il aurait tenté. La simple vue du bandeau le mettait mal à l'aise.

"Est-ce que c'est encore douloureux ?

- La cicatrisation s'est plutôt bien effectuée, je n'en ai gardé que peu de douleur.

- ça t'handicape pas trop ?

Harry lui fit un sourire entendu, qui sembla tristement résigné.

- Je suppose que c'est une habitude à prendre.

Harry allait sans aucun doute se conformer à la situation qui s'était imposée à lui, mais il n'empêche… Eggsy se sentait coupable. Il mordilla nerveusement sa lèvre inférieure.

"Quand as-tu retrouvé ta mémoire ?

- Cela fera bientôt deux mois. dit Harry

Mais au lieu de rejoindre le plus vieux dans sa quiétude, celle-ci lui sembla étrange, presque inconvenante. Deux mois ?! S'entendre prononcer un tel laps de temps, une telle éternité, de la voix calme et sereine de son aîné produisit chez Eggsy l'effet inverse. Il en était presque meurtri. Deux mois lui semblait une durée bien trop grande pour que Harry l'annonce d'un ton si neutre. Il déglutit, ne pouvant empêcher d'être blessé. Deux mois, c'était beaucoup trop. Il espérait cependant que Harry avait une explication à ce que Eggsy vivait, malgré lui, comme une trahison. Il releva son regard, où luisait un reflet de douleur.

"Et qu'as-tu fait pendant ces deux mois ?"

Sa voix était fébrile, ce que perçut immédiatement Harry. Pourtant, il continua ses explications d'une voix singulièrement calme.

"J'ai apporté mon aide à Statesman. Ils avaient besoin de mes conseils pour une affaire privée."

Eggsy le fixa, les sourcils affaissés, mais Harry soutint son regard, les traits indubitablement apaisés, sa voix beaucoup trop tranquille. Comment pouvait-il rester si flegmatique, le ton si plat, comme s'il était en train de faire un compte-rendu de mission à Merlin. Mais Eggsy n'était pas Merlin. Eggsy souffrait d'entendre ces deux phrases si cruelles, prononcées d'un ton si nonchalant, l'œil de l'aîné fixé sur les siens. Car pour lui, ces affirmations sonnaient comme une trahison. La pire de toutes. Avec ces mots, Harry confirmait l'avoir abandonné à son propre sort, deux mois. Deux mois pendant lesquels il aurait pu joindre Eggsy. Deux mois sans le moindre signe. Deux mois de souffrances supplémentaires, alors que quelque part à l'autre bout de la planète, Harry Hart vivait.

La voix de Eggsy s'éleva en un murmure.

"Une affaire privée ?"

Une voix presque sifflante.

"Une affaire dont tu ne pouvais pas me parler, donc. Une affaire dont tu ne voulais pas me parler, de toute évidence."

Harry ne le quittait pas des yeux, le visage impassible. Eggsy ne pouvait voir cet homme le regarder comme ça, si impassiblement. Comment pouvait-il soutenir son regard, alors que son protégé - comme cela sonnait amèrement faux, désormais - sentait son cœur s'effriter.

"Pourquoi ne m'as-tu rien dit, ni à moi, ni aux Kingsmen ? Nous t'avons cherché, longtemps, inlassablement. Tu aurais pu nous envoyer des signes, des indices. Rien qu'un seul signe…"

Sa propre voix sonnait comme un gémissement de douleur. Il sentait au fond de lui l'instabilité le gagner.

"Est-ce que c'était trop te demander ? Un signe, pour nous dire qu'il restait encore de l'espoir ?

- Je ne pouvais pas. Dit Harry d'un air très calme, qui fit encore un peu plus exploser le cœur de Eggsy.

- Et pourquoi ça ? Pourquoi est-ce que tu reviens maintenant, en débarquant comme si de rien n'était, alors que ça fait des mois que je perds pied dans un deuil dont je n'arrive pas à percevoir la fin !

La fin de sa phrase s'éleva, haute et amère. Eggsy s'était levé pendant ses paroles, ne pouvant rester assis un instant de plus. Il se plaça derrière son fauteuil, dont il empoigna le dossier boisé. Ses mains glissèrent, moites. Il tremblait, fixant l'aîné, qui restait sans un mot, ne le lâchant pas du regard. Il avait les mains jointes, et Eggsy se sentit comme un rat de laboratoire en pleine expérience, analysé par un chercheur peu scrupuleux.

Il avait été laissé sur la touche, laissé pour naufragé alors qu'il se noyait dans son deuil.

Au fur et à mesure que les questions s'accumulaient, sa peine se transformait peu à peu en un sentiment plus âcre. Sa douleur le rongeait, et déformait sa détresse en une amertume. Une amertume qui enflait, devenant rage, colère.

"Pourquoi est-ce que tu m'as fait ça, Harry ? T'avais pas confiance en moi ? Je ne mérite pas ta confiance ? J'suis trop jeune, pas assez mature ? Pas assez putain de snob pour toi, pour tes cuillères à huître et tes boutons de manchette ?! Je ne mérite pas ton putain de monde, c'est ça ?

- Je sais, Eggsy."

La réponse de Harry, prononcé dans toute sa quiétude, claqua comme un coup de fouet. Eggsy sentait ses émotions jaillir, exposées à vif.

Pourquoi Harry ne lâchait-il pas son regard ? Comment pouvait-il rester assis, comme à discuter sans aucune prise de tête ? Eggsy avait envie de lui hurler de se lever, de voir ce masque de marbre s'effriter, tomber en morceaux.

"Non tu ne sais pas ! Est-ce que tu as la moindre idée de ce que j'ai pu traverser sans toi ? Toutes les fois où je suis rentré à la maison, vide de ta présence, vide de sens. Toutes les fois où j'ai vu ta chambre sans toi, ton foutu chien empaillé sans toi, bu ton whisky de merde sans toi, regardé tes unes du Sun à chier sans toi, alors que Monsieur prenait du bon temps chez les américains, avec Tequila, Whisky et Champagne !

- Je sais, Eggsy.

La voix du mentor s'entendait à peine, comme un souffle fragile face à l'orage qui éclatait. Eggsy hurlait désormais, sa voix résonnant dans le salon si chaleureux, tandis que lui, brûlait de l'intérieur, consumé par le feu ardent du chagrin.

- "Ah oui, tu sais ?! Comme si tu savais toutes ces missions où j'ai prié, moi, pour que tu m'aides, où j'aurais eu besoin de toi, de tes conseils, de tes techniques. Comme si tu savais tous ces débriefings où j'aurais eu besoin de ton réconfort, de ton expérience pendant que Merlin me pourrissait parce que je n'arrivais pas à me putain de concentrer, parce que mon esprit était trop occupé à faire un putain de deuil INUTILE ! Comme si tu savais ce que ça fait de perdre quelqu'un ! T'étais la personne qui comptait le plus pour moi ! Un mentor, un ami, un second père ! Le remplaçant de celui que tu avais tellement bien protégé dans ta fameuse mission suicide ! Celui que tu m'avais enlevé, et que ta putain de conscience voulait racheter. Parce que c'est que je suis pour toi Harry : une putain de dette que tu voulais éponger, C'EST ÇA ?!

- JE SAIS, EGGSY !"


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