"La vie est mal faite,
Tu es si parfaite,
Dieu merci, j'ai pris de l'âge, combien ont dead avant ?
Tu veux mon coeur, quel coeur ? On va faire comment ?
La vie est mal faite,
Tu es si parfaite,
Dieu merci, j'ai pris de l'âge, combien ont dead avant ?
Tu veux mon coeur, quel coeur ? On va faire comment ?
Je ne les aime vraiment pas, crois-moi, j'ai mille et une raisons,
Ni l'Amérique, ni la France, le sale : mon lieu de prédilection,
Je n'ai pas vu de panneaux chance, d'abord y a trop d'circulation,
Si rien n'a de sens, je vais dans toutes les directions.
La vie est mal faite,
Tu es si parfaite."
- Gato feat Booba, HAÏ
Matin. Elle sort de son lit. Elle sent la pierre glacée sous ses pieds nus. Elle sait qu'elle devrait aller dans la salle de bain. Se préparer, comme chaque jour. Faire comme si de rien n'était. Puis descendre. Aller jusqu'à la Grande Salle. Et tenter d'avaler quelque chose en guise de petit-déjeuner, face à…
Non. Elle ne peut pas. Elle ne veut pas. Elle tire les lourds rideaux, laisse place au jour, et grimpe sur le rebord d'une des fenêtres de son dortoir. Elle se recroqueville, les bras autour de ses genoux. Elle laisse son front reposer sur l'un des carreaux de verre. C'est froid. Ca fait du bien. Elle sent le vent frais qui parvient à saisir le tissu de sa robe de chambre. L'isolation est si mauvaise ici… Mais enfin, actuellement, elle ne peut pas s'en plaindre. Elle voudrait ouvrir la fenêtre en grand, laisser le vent gémir aux quatre coins de la pièce, et puis, le laisser l'emporter, l'emporter loin d'ici. Qu'on n'en parle plus.
Elle entend les filles avec qui elle partage la chambre se lever, et s'activer. Elle ne se retourne pas pour les regarder. Des années de promiscuité lui ont appris par cœur l'exacte routine de chacune de ses camarades. Elle a aussi une connaissance de leurs corps, qui est sans aucun doute plus approfondie que n'importe lequel de leurs petits amis. Elle sait les moindres détails. A quoi ils ressemblent, à la lumière des bougies, ou à la lumière du jour. La texture, et la couleur des cheveux, quand ils sont humides parce qu'elles sortent de la douche. Le matin, au réveil, quand elles ne les ont pas brossés. Elle sait qui enlève ses poils, et qui ne le fait pas. Elle sait qui se vernit les ongles de pieds. Qui porte des bracelets à ses chevilles. Les cicatrices, les grains de beauté, les vergetures. Les seins, tel qu'ils sont, une fois libérés du carcan du soutien-gorge. Elle connaît leurs petites manies, leurs tics de langage. Par la force des choses, et par des heures, et des heures de discussions, qui se sont étalées sur des années et des années de cohabitation, c'est des pans entiers de vies qu'elle a appris.
Et tout d'un coup, elle sort de sa méditation, elle cesse de fixer sans le voir le parc de Poudlard. Elle se tourne vers ses camarades. Son cœur se serre lorsqu'elle voit Diane se casser la tête à lisser ses cheveux bruns avec une potion. Meredith lance un regard dubitatif sur un chemisier qu'elle a tenté de repasser à l'aide d'un sortilège. Dans la douche, Chloe chante une chanson moldue que Ginny n'a jamais entendue chantée que par elle. Marine ne s'est toujours pas levée, elle a la main déployée sur ses yeux pour se protéger de la lumière. Et Ginny regarde tout ça, et une vague de tristesse l'envahit. Que lui servira, pense-t-elle, toutes ces connaissances quand elle s'en ira d'ici ? Que lui servira de savoir à quel point Diane était toujours belle, la nuit, le jour, éveillée, endormie, au réveil et au coucher ? Que Meredith avait de grandes cicatrices de brûlures le long des deux jambes, parce son frère lui avait renversé dessus une casserole d'eau bouillante, enfant ? Que Chloe ne pouvait quasiment rien faire dans sa journée, sans l'accompagner d'un chantonnement ? Que Marine, malgré sa personnalité pétillante, avait des problèmes d'anxiété, était sujette aux crises d'angoisse, et aux insomnies ? Que lui servira d'avoir connu chaque petit geste, chaque sentiment, des tranches entières de leurs enfances, les garçons qui les attiraient ? Que lui servira d'avoir gravés, dans la tête, chaque mot prononcé par elles, chaque discussion ? D'avoir pour toujours, dans l'esprit, et dans le corps, leurs parfums, les modulations de leurs voix, leurs intonations, et leurs rires ? A quoi tout cela servira, quand Ginny aura quitté l'école, que chacune sera partie faire sa vie, et qu'il ne restera rien de ce qui est aujourd'hui leur présent, si ce n'est de lancinants souvenirs ?
Comme toujours, Ginny se retrouvera seule. Seule, avec, en elle, tout un fourmillement d'expériences, mille vécus qui ne sont pas les siens. Elle se retrouvera, comme depuis toujours, gardienne d'histoires qui ne lui appartiennent pas. Et elle avancera comme ça. Avec ces poids morts, rajoutés à d'autres poids morts. Avec ces confessions, rajoutées à d'autres confessions. Avec ces vies en elle, qui devront cohabiter avec d'autres vies.
Elle se sent comme une grande armoire, qui pourrait avoir sa place dans le cachot de Rogue. Un grand meuble, aux étagères remplies des essences de chacun des êtres qui ont croisé sa route, et qui se sont ouverts à elle, qui se sont déversés en elle. Chacun, bien rangé, étiqueté. On sait qui est quoi, qui a dit quoi, qui a vécu telle ou telle chose. Tout est très clair. Elle ne sait pas oublier. Elle se souvient de tout. Absolument tout. Même les détails les plus insignifiants. Et elle doit charrier ça. Traverser la vie avec ça. Avec toutes ces âmes, toutes ces vies, qui ne font, pour la plupart, même plus partie de la sienne. C'est comme ça.
Ginny se détourne des filles, et reporte son attention sur le parc. Le soleil, maintenant, arrive en plein sur leurs fenêtres. Elle doit plisser les yeux pour en supporter l'éclat. Elle n'a plus froid, elle a même trop chaud avec sa robe de chambre. Elle entend Chloe qui tente un solo vertigineux qui se répercute dans toute la salle de bain, et dont les notes semblent ricocher sur la faïence. Elle entend Diane aider gentiment Marine à se lever. Elle entend Meredith se dire tout haut : « Bon ben, tant pis, il y aura des plis encore, hein, mais bon… Ca va, ça fait soigné quand même, non ? »
« Je suis hantée par les autres », pense Ginny.
La jolie Diane est bien allée voir Ginny, après avoir réussi à sortir Marine du lit. Pour savoir ce qui la rendait si pensive.
Après être sortie de la salle de bain, Chloe s'est malicieusement ébrouée près la rouquine, histoire de l'asperger d'eau, tout cela accompagné d'un tonitruant : « I'm siiiiingin' iiiin the raaaaiiiiiin… » C'est vrai que ça a fait du bien à Ginny, mais ça n'a pas été suffisant pour lui donner la force de descendre se confronter à l'Autre.
Alors elle est restée sur son rebord de pierre, pendant que les filles sortaient du dortoir en rang d'oignon. Avant de refermer la porte derrière elles, Diane lui a adressé un sourire d'une douceur désarmante. Comment, après toutes ces années, peut-elle être encore surprise par l'infinie douceur de cette fille ? Comme si elle oubliait régulièrement sa bonté. Comme si elle préférait s'imaginer que personne ne valait rien. Que personne n'en valait la peine. Jusqu'à ce que Diane arrive, et, d'une parole, d'un regard, puisse tout balayer, remettre en question toutes ses certitudes, tout le dégoût que lui inspire le genre humain.
Mais avant que la porte ne se referme, Chloe qui s'était éloignée, rebrousse chemin, et vient laisser juste sa tête dépasser comiquement par l'entrebâillement de la porte.
« Tu viens pas, c'est sûr ?, elle demande.
_ Non… Je vous rejoindrai sans doute plus tard, répond Ginny.
Au fond d'elle-même, elle ne croit qu'à peine à ses propres paroles. Elle ne voit pas comment, en seulement quelques heures, elle pourra trouver la force nécessaire pour affronter chacun des repas avec l'Autre.
Et sans aucune cohérence, Chloe rentre dans le dortoir, prend le premier oreiller qui lui tombe sous la main, et le balance à la figure de Ginny, qui parvient à l'attraper avant d'en subir l'impact. Puis, théâtralement, elle marche en trombe jusqu'au seuil de la porte, se retourne vers sa camarade et lui dit :
_ T'est trop nulle ! J'TE QUITTE ! Et je te préviens… C'EST MOI QUI GARDE LA FIAT PUNTO !
La porte claque derrière elle violemment. Ginny entend Meredith soupirer :
_ Non mais Chloe… »
Ginny éclate de rire, alors même qu'elle n'a pas saisi la blague. Elle ne comprend pas les trois quarts des références de Chloe, puisqu'elles sont essentiellement moldues. Avec une fille comme ça, on s'ennuie pas. Complètement folle.
Enfin, ça ne résout pas son problème, elle réalise, alors qu'elle tient encore le coussin entre ses mains. Bon. Déjà, prendre une douche, histoire de s'éclaircir les idées. On dit que la nuit porte conseil. Et pourtant, depuis qu'elle s'est réveillée, elle ne s'est jamais sentie aussi perdue.
Pendant qu'elle se coiffe, elle tente de se calmer. Elle a l'impression que depuis hier soir, elle n'a pas eu une seule seconde de répit. Elle est, à chaque instant, bouffée par l'angoisse. Ca ne peut pas durer. Elle ne va pas pouvoir tenir comme ça sur le long terme. Il faut qu'elle arrive à se calmer, un tant soit peu. Elle tente de prendre de profondes inspirations, et d'expirer longuement. Devant son reflet dans le miroir, elle est obligée d'admettre que ça n'est pas très concluant. Elle a une mine affreuse. Pâle comme la mort. Cernée. Les yeux injectés de sang. Horrible. Enfin… Le sortilège habituel de maquillage permettra de cacher son trouble.
Elle s'est tout de noir vêtue, ce qui fait ressortir le feu de ses cheveux. Maintenant peignée et maquillée, elle se trouve belle. C'est déjà ça. Ca lui fait du bien. Ca lui apporte de l'assurance. Si elle a suffisamment confiance en elle, elle trouvera la force d'affronter cette journée. Enfin, elle espère…
De toute façon, le petit-déjeuner est maintenant terminé. Elle peut sortir de sa chambre, sans avoir la perspective de voir l'Autre. Elle sait pas trop ce qu'elle va faire. Là, tout de suite, elle devrait être en cours de divination. Est-ce qu'elle va y aller, avec un ostensible retard ? Elle n'a rien contre le professeur Trelawney, pour qui elle a d'ailleurs beaucoup de sympathie. Et puis, ce cours est quand même l'un des plus amusants de l'école. Là, ils ont commencé à se tirer les cartes, c'est plutôt drôle. Et si elle se met à la table d'Arthur, elle est assurée de rire pendant les deux heures de classe. Ca pourrait lui faire du bien. D'un autre côté, elle se sent tellement fragile qu'elle a peur des résultats que pourrait lui apporter la cartomancie. Elle ne veut pas savoir son avenir. Elle ne veut pas entendre parler de l'Autre. Et elle en est sûre. Les cartes ne feront que parler de lui. Elle ne peut pas endurer ça. Elle n'est pas assez forte pour le moment.
Et si elle allait voir Hagrid ? Ils pourraient prendre le thé ensemble, chez lui. Ou encore, elle pourrait l'aider dans ses travaux en plein air. La semaine dernière, il lui a dit qu'il s'était lancé dans l'agrandissement de son potager. Ou même, ils pourraient nourrir tout un tas de bêtes. Oui. C'est exactement ce qu'il lui faut. Une visite chez Hagrid. Rien que d'y penser, elle se sent mieux. Ca y est. Elle a trouvé quoi faire, dans l'immédiat. Ca lui fera beaucoup de bien, elle en est sûre. Qu'est-ce qu'elle aime Hagrid…
Elle attrape son sac de cours, en enlève un ou deux livres qui, de toute façon, ne lui serviront pas. Garde par contre précieusement, toujours à l'intérieur, la dernière pépite qu'elle s'est acheté à Pré-au-Lard. Un livre de psychologie, écrit par un docteur renommé de l'hôpital Sainte-Mangouste. Il y livre des passages entiers d'entretiens avec des patients, aux prises avec de sévères troubles de la personnalité. C'est génial, et ça lui fait beaucoup de bien. Elle aimerait pouvoir dire que ça lui permet de comprendre tout à fait ce qui lui est arrivé en première année. Que ça lui permet de savoir à quel genre d'individu elle a eu affaire. Mais c'est pas tout à fait vrai. Elle a beaucoup lu depuis ses 11 ans, beaucoup cherché. Pour avoir un éclairage, une révélation. Il y a quelque chose qui lui échappe. Quelque chose qu'elle n'arrive pas à percer, ni à comprendre. Quelque chose de mystérieux, et d'opaque, qu'elle ne peut pas saisir. Elle a lu des témoignages, des analyses, des comptes-rendus, des profils psychologiques détaillés qui ont pu, par certains aspects, lui apporter une certaine matière. Mais elle sait pas… Disons que c'est comme avec le professeur Binns. Beaucoup de bla-bla, beaucoup de mots, mais derrière… Peu de nourriture. Quelque chose fait défaut. Quelque chose manque. C'est inabouti. Inachevé. Elle pense pouvoir dire qu'elle a appris, et compris un certain nombre de choses. Mais c'est terriblement insuffisant.
Mais ce livre-là est franchement pas mal. Et puis, elle est loin de l'avoir terminé. On verra bien ce qui en ressortira une fois fini.
Et alors qu'elle franchit la porte du dortoir, et qu'elle s'élance dans les couloirs déserts du château, elle réalise soudainement que ce ne sont peut-être pas les bouquins, ou l'état actuel de la recherche, le problème. Le problème, c'est peut-être elle. Peut-être que tout le matériau pour comprendre, elle l'a. Elle s'est donné les moyens, par la lecture, par sa soif de connaissance, de l'avoir. Mais peut-être que ce dont elle a besoin, c'est de temps. Pour pouvoir intégrer tout ça. Le digérer. Et le comprendre. Après tout, il n'y a encore que quinze jours, alors qu'elle lavait son chaudron à la suite d'un cours de potions, elle avait été comme frappée d'une fulgurance en repensant à certaines des paroles, certaines des attitudes de l'Autre. Alors qu'elle avait les mains savonneuses, et qu'elle laissait son esprit vagabonder, c'était tombé, sur elle, comme ça. Et certains de ses agissements vis-à-vis d'elle avaient pris sens une fois qu'elle les avait placés sous cette perspective-là. Ce prisme-là.
De l'extérieur, toute la conduite de ce type à son égard avait pu paraître insensée, décousue, bizarre. Même en connaissant ses motivations. Mais au-delà des motivations, elle avait compris, enfin, quel rôle il avait cherché à jouer. Quel rôle elle lui avait laissé jouer. Et à ce moment-là, une partie de ses actions étaient devenues compréhensibles. Concouraient, en fait, à jouer ce jeu, parfaitement. Il était entré par effraction dans sa tête, et il avait vu à quel point certaines places étaient anormalement inoccupées. Comment certains meubles avaient été posés à la place d'autres. A quel point cet aménagement n'avait pas de sens. Certaines étagères étaient incroyablement vides, alors qu'elles auraient dû être pleines. Et comme on aurait placé une cuisinière dans une salle de bain, il a vu le meuble « maman » à l'emplacement prévu pour ce qui pourrait être plus tard, dans sa vie de femme, la place d'un enfant. Il a vu le mobilier « papa » là où il y aurait dû avoir le mobilier « petit ami ». Il a vu Ginny. Il lui a parlé. Il est entré. Il a vu ce fatras innommable. Et il s'est sans doute dit qu'il pouvait pas mieux tomber. Il a fait un rapide état des lieux, et il avait déjà tout compris. L'emplacement « parents » était vide. La place idéale, surtout quand on sait à quel point il était plus âgé. L'emplacement « parents » était vide. Il a occupé les lieux.
Enfin. Inutile de ressasser ça maintenant. Le mieux est de se concentrer sur le fait qu'elle va visiter Hagrid dans à peine quelques minutes.
Et alors qu'elle est à présent au deuxième étage, et qu'elle franchit un énième couloir, elle a ce truc bizarre. Elle le sent. Tom. Elle sent qu'il est là. Elle sent qu'elle va le croiser. Le corridor se termine en un grand tournant, et force celui qui y passe à l'emprunter. Et elle a la sensation que c'est là que ça va se passer. Tout au bout de ce qui ressemble à un immense tunnel, tant il y a peu de lumière.
Si elle ne connaissait pas le château aussi bien, elle pourrait penser que ce passage se termine en cul-de-sac. Mais elle sait, avant même de s'approcher, qu'il y a ce tournant, qui va la faire virer à gauche, pour retomber sur un nouveau gigantesque couloir. Et ce nouveau gigantesque couloir se terminera comme le précédent. Un nouveau virage. Un nouveau corridor. Et les murs sembleront les mêmes. Les peintures défileront, et auront l'air d'être identiques. Et au sol, ce tapis rouge, vert, et or, avec des notes de blanc, semblera infini. Comme si c'était toujours le même qui courait sur la pierre, empruntait sans peine chaque tournant. Sans fin. Et il n'y aura pas plus de lumière là-bas qu'il n'y en a ici. Etrangement pareil. Etrangement semblable. Comme si elle était condamnée à refaire sans cesse le même chemin, sans pouvoir trouver une issue. Sans pouvoir sortir. Un labyrinthe. Un labyrinthe dont on n'aurait conçu aucune sortie.
Elle essaye de faire taire ces pensées en elle, parce qu'elle sent déjà une sensation d'étouffement écraser sa poitrine. Elle tente de se raisonner. Non. Ce n'est pas un labyrinthe. Bien sûr qu'elle va réussir à sortir d'ici. Et plus elle s'approche de la fin du couloir, plus elle aperçoit le tournant sortir de l'obscurité. Voilà. Pas de cul-de-sac. Pas d'impasse. Mais voyons, elle le savait. Elle le savait.
Et alors qu'elle presse le pas, elle entend une plainte déchirante, comme échappée d'une tombe. Elle se fige. Oh non. Pitié. Mimi. Mimi qui gémit dans ses toilettes. Comme si Ginny avait besoin de ça. Et le cri continue, et s'étire, long, et lent, avec quelque chose d'étrangement mélodieux. La rouquine ferme les yeux, et inspire un grand coup. Allez. Elle va emprunter ce virage. Ensuite, à seulement quelques mètres, à sa gauche, elle longera les fameuses toilettes des filles du deuxième étage, dans lesquelles personne ne s'aventure. Et pour cause. Puis elle continuera sa course, elle sera rapidement au premier étage. Et les pleurs de Mimi s'évanouiront. Allez.
Alors elle va pour tourner. Elle s'engage, comme au ralenti, elle se laisse happer par ce petit coin d'obscurité qui la fera déboucher sur un passage faiblement éclairé. Mais il est là. Il est bien là. A peine elle y va, elle lui rentre presque dedans. Elle doit lever la tête pour regarder son visage, quand lui doit la baisser pour la contempler. Et ils sont là, à se regarder, dans ce non-lieu, dans cet espace qui n'est ni un chemin, ni un cul-de-sac. Il lui barre la route, elle lui barre la sienne. Et toute l'obscurité qui les entoure semble émaner de lui, de sa grande forme, semble être une prolongation de ce magnifique costume qu'il porte. Elle ne distingue qu'à peine le détail de ses vêtements. Mais elle sait que ce ne sont pas ceux d'hier. Et que ceux ne seront pas ceux de demain. Mais elle aussi, elle est tout en noir, elle réalise, et elle a l'impression que ses pensées ont la consistance de la fumée. Elle aussi, elle est tout en noir. Peut-être qu'il a exactement la même sensation qu'elle, alors qu'il la regarde. Que l'obscurité n'est qu'une extension de son corps à elle. Que c'est son milieu. Elle sait pas. Elle en doute malgré tout. Elle se sent happée par lui, comme si toute cette obscurité se refermait sur elle. Mimi continue de pleurer au loin, et ses sanglots sont à la fois beaux et insupportables. « Toi aussi, tu pleures, pense Ginny. Toi aussi tu pleures pour lui. »
La cadette des Weasley trouve en elle une force qu'elle ne s'explique pas, mais qui est bien là. Elle ne baisse pas les yeux. Elle arrive à sentir qu'elle a peur. Mais passée la surprise de sa rencontre avec lui, qui l'a terrorisée, maintenant, elle ne sent sa frayeur que de très loin. Elle a cette image de sa mère, en cuisine, baissant le son de la radio avec sa baguette, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un léger bruit de fond, à peine perceptible. C'est ça. C'est la sensation qu'elle a pour sa peur. Elle l'a comme mise en sourdine. Et au fond, elle sent que sa peur est à deux doigts de se taire. Elle voit sa mère les bras chargés, pousser du pied la porte du four pour le fermer. Poser une assiette sur l'évier, pour libérer sa main, et faire un geste en direction de la radio. Elle est maintenant éteinte. C'est ça. C'est exactement ça. Elle ne ressent plus rien. Mais enfin, si on y réfléchit. La radio continue d'émettre, pas vrai ? C'est ton choix de ne pas l'écouter. Mais ailleurs, loin, sur un autre poste, une autre fréquence, la musique se déverse. Et à fond.
Elle essaye de lire son expression. Mais il n'y a rien à lire. Elle arrive à percevoir, sur ses traits, la même dureté qu'hier. Mais ça ne lui apprend pas grand-chose de plus par rapport à ce qu'elle sait déjà. Tout d'un coup, un sourire mauvais se dessine sur son visage. Et là, la radio émet soudainement plus fort, et elle en sent les ondes la parcourir jusque dans ses jambes, qui se mettent à trembler. Imperceptiblement. Pourvu qu'il ne voie rien. Pourvu qu'il ne sente rien.
Il dit :
« Saluer un professeur, lorsqu'on le croise, me semble relever de la courtoisie, dans ce qu'elle a de plus élémentaire. Votre maman ne vous l'a-t-elle pas appris ?
Dans un premier temps, elle se retrouve juste abasourdie, et incapable de répondre à ça. Il sourit plus fort, et c'est tellement horrible. Il penche la tête sur le côté, sans jamais lâcher son regard.
_ Mmmmm, il fait, comme s'il venait de comprendre. Maman était trop occupée avec tous les autres qui étaient venus avant. Donc Maman ne t'a rien appris, pas même les bonnes manières.
Elle perd pied devant l'absurdité de ses paroles. Cette façon de l'infantiliser, et ce passage du vouvoiement au tutoiement, sans aucune cohérence. De « votre maman », qui était déjà puéril, à « Maman », qui est une manière de parler qui conviendrait pour s'adresser à une enfant de quatre ans.
Elle a ce mouvement de tête qu'elle ne contrôle pas, de gauche à droite, très rapide, et très court, pour s'éclaircir les idées. Comme si elle n'en revenait pas de ce qui était en train de se passer. Comme si elle essayait d'injecter du sens à ce qui n'en a aucun.
A moins que ce soit une manière inconsciente d'hocher la tête, de rejeter, de nier en bloc tout ce qu'il vient de dire ?
Il a relevé la tête.
_ Tu ne m'embrasses même pas ?, il fait. Donne-moi un câlin.
Et il ne bouge pas, il a simplement écarté les bras. Elle a ce réflexe de reculer légèrement. Elle arrive enfin à parler :
_ Non.
Certes, ce n'est pas un refus très vaillant. Mais enfin, c'est déjà ça. Elle a retrouvé la parole. Elle le regarde. Il laisse retomber ses bras, et il a l'air extrêmement contrarié. Mais il ne s'énerve pas.
_ Bon, il se contente de faire.
Et puis, de nouveau, l'amusement mauvais reparaît sur ses traits.
_ Tu sèches la divination ?, il fait. Tu doutes des compétences du professeur Trelawney ?
Et il a cette façon tellement ignoble de prononcer ces deux derniers mots que Ginny se sent blessée pour la pauvre femme. Elle a honte, comme s'il venait de l'insulter, de la mépriser elle, et non pas son enseignante.
_ Moi, je peux te tirer les cartes, il continue, d'une façon étonnamment affable tout d'un coup. Mais il y a des manières plus élaborées, et plus sûres, de connaître son avenir. Et je peux toutes les performer. Qu'est-ce que tu en penses ?
Et encore une fois, tout ce qu'elle peut répondre, dans un souffle, c'est :
_ Non.
Et en le disant, elle a hoché la tête avec force. Elle a baissé les yeux.
_ Eh bien, eh bien, elle l'entend dire moqueusement, après un court silence, alors qu'elle fixe un point au sol. Où est passée la babillarde, l'ouverte petite Ginevra que j'ai connue ? Autrefois, c'était impossible de te faire taire. Tu me disais tout, tout ce qui te passait par la tête. Tu te jetais à mon cou, tu ne pouvais pas passer une seconde en ma présence sans me toucher.
Elle entend, comme si elle reprenait contact avec les éléments autour, les pleurs, incessants et à fendre l'âme, de Mimi. Elle redresse la tête, elle le regarde bien en face. Elle a des larmes dans les yeux.
_ Comment peux-tu supporter d'entendre cette fille hurler par ta faute ?
Elle l'a dit bas, et ça avait quelque chose du grognement sourd d'un animal. Et lui, avec cette même affabilité que tout à l'heure, il lui répond simplement :
_ C'est que j'y ai ma part de joie.
Elle se sent tellement dégoûtée par lui. Et elle a tellement peur, elle en prend conscience, ça la heurte de plein fouet. Elle se voit être traînée par lui, forcée à entrer dans les toilettes du deuxième étage. Elle le voit l'emmener jusque dans la Chambre des Secrets dans les fins fonds du château. Là où il n'y a pas âme qui vive. Là où personne ne pourra l'entendre. Où il pourra disposer d'elle, comme bon lui semble. Tout ce qu'il veut.
Elle a un sursaut d'instinct de survie. Elle parvient à s'animer, elle bouge, elle marche vite, elle le dépasse, mais tout d'un coup, elle se retrouve comme clouée au sol. Il est dans son dos, il n'a pas bougé. Elle essaye d'avancer, en vain. Il s'approche, jusqu'à ce qu'elle puisse sentir son souffle sur sa nuque. Il penche la tête jusqu'à son oreille, et, pensivement, laisse ses confidences glisser en elle, chatouiller sa peau, et procurer à Ginny un plaisir coupable :
_ Je ne m'explique pas vraiment pourquoi mon sortilège n'opère pas sur toi. Qu'est-ce qui fait que tout le monde me voit avec l'apparence que j'ai créée pour Simon Cipher, et toi non. Je t'avoue qu'hier, ça m'a beaucoup énervé. Mais finalement… Je crois que ça commence à me plaire.
Et il a cette voix, si douce, si basse, si tranquille, qui est tellement en décalage avec toute sa personne. A moins qu'elle lui aille à la perfection ? Cette voix, qui fait tellement d'effet à Ginny. Et sa proximité aussi.
Elle sent sa bouche s'entrouvrir, ses paupières s'alourdir. Elle veut laisser reposer sa tête en arrière, contre lui. Et même au niveau de sa chatte elle sent des trucs. Non. Ce n'est pas possible. Elle peut pas avoir envie de lui comme ça. Ca n'a pas de sens. Ca n'a pas de sens. Et comme s'il sentait tout, comme s'il ressentait tout ce qu'elle peut ressentir, il éclate de rire.
_ Allez va, il fait, et elle sent qu'elle peut de nouveau bouger. Pars avant que je t'attrape, et que je réponde à ton moindre signe. »
Elle s'enfuit. Elle se sent ridicule, mais elle court pour s'éloigner. Elle a le cœur battant, elle sait pas si elle a peur, si elle est excitée… Elle en sait rien. Elle est juste complètement perdue. Elle passe à côté des toilettes, et les gémissements de Mimi lui perce les tympans. Hagarde, elle sort du château, en trombe. Elle traverse le parc, avec l'allure d'une marathonienne. Elle se poste devant la cahute d'Hagrid. Elle frappe de toutes ses forces contre la porte. Elle entend ses lourds pas dans la maison. Les aboiements de Crockdur. Le garde-chasse ouvre grand sa porte, et quand il voit que c'est elle, un énorme sourire fend son visage.
« Oh ! Ginny ! »
Mais il n'a même pas le temps de finir son exclamation de surprise joyeuse qu'elle se jette à son cou, et éclate en sanglots.
Elle se retrouve, hoquetante, et pleine de morve, sur un fauteuil dans lequel elle peut se blottir à sa guise tant il est immense. Il y a Hagrid qui est en train de s'activer. Il lui prépare une tasse de thé. Crockdur, qui sent sa détresse, ne l'a pas lâchée d'une semelle. Il restait sagement à ses pieds, mais là, il vient de sauter sur le fauteuil. Elle se cale contre sa grande forme, et ne bouge plus. Lui, il reste assis, bien droit, dans une station de gardien. Ginny est sûre que Cerbère doit ressembler à ça. Avoir la même posture.
« Mais où étais-tu, pense-t-elle en regardant le chien, où étais-tu quand il fallait garder la porte des Enfers ? »
Elle est soulevée au rythme de la respiration de l'animal. Elle sent ses poils terriblement doux, et l'une des oreilles de Crockdur, chaude et molle, repose sur le sommet de la tête de Ginny. Elle se sent bien. Elle commence lentement à se calmer.
Hagrid s'approche d'elle avec une petite tasse remplie de thé. Et la tasse paraît d'autant plus délicate, et fine, dans sa grande main rude. Elle le voit faire d'immenses efforts pour ne pas la briser. Elle a l'image d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. C'est touchant, cette façon qu'il a de devoir sans cesse surveiller ses gestes, pour pouvoir préserver tout ce qui l'entoure. Elle saisit la tasse entre ses mains, elle regarde l'unique motif qui la décore. Une fleur bleue, une pensée, sans doute peinte à la main. Elle est traversée d'une grande fissure en son centre. Pauvre Hagrid… Elle est sûre que le jour où il a endommagé cette tasse, il en a été très chagriné.
Rien que de voir le breuvage brun, et fumant, lui fait déjà beaucoup de bien. Les effluves la pénètrent, et la chaleur qui s'en dégage caresse la peau de son visage. Pour en profiter davantage, elle approche son minois de la surface du thé. Elle aimerait y plonger tout entière, y prendre un bain brûlant. Elle sent ses mains, autour de la tasse, devenir incandescentes. Comme si c'était un feu qu'elle avait là, entre les doigts. C'est vraiment le thé du réconfort, elle pense. Thé spécial « chagrin d'amour ». Enfin chagrin d'amour… Comment appeler ce qu'elle vit actuellement ? Thé spécial « j'ai eu une relation dysfonctionnelle avec le plus puissant mage noir de tous les temps et aujourd'hui, il est de retour dans ma vie, au secours, que faire ». Ouais… Quelque chose comme ça.
Hagrid lui tend un gigantesque mouchoir, qu'elle pourrait utiliser comme serviette pour ses cheveux. Elle pose à contrecœur sa tasse sur un petit guéridon, à sa droite. Elle se mouche, et s'essuie, même si elle est bien forcée d'admettre que la plupart de son mucus a déjà été enlevé quelques minutes avant, et s'est retrouvé sur l'une des manches de son pull d'écolière.
Elle laisse la serviette reposer sur ses cuisses. Ses jambes sont repliées sous elle. Elle reprend sa tasse, et se cale à nouveau contre Crockdur, qui n'a pas bougé, et qui semble prendre sa mission de pilier très au sérieux. Hagrid a pris place sur un fauteuil en face d'elle. Avec son parapluie, il allume un grand feu dans la cheminée. Puis, il reporte son attention sur Ginny.
« Ma pauvre Ginny, qu'est-ce qui t'arrive ?, il lui demande, avec douceur et sollicitude.
Lui aussi prend son rôle d'ami très au sérieux. Il a les mains croisées entre ses genoux, il est penché en avant vers elle, et il ne la lâche pas des yeux. Il veut savoir. Il veut l'aider. Et, elle le sent, il est inquiet. Qu'avoir un ami est une douce chose...
Maintenant, le truc c'est : quoi répondre ? Elle se réfugie dans sa tasse, essaye de boire une gorgée, mais c'est encore beaucoup trop chaud. Elle soupire longuement, le nez au-dessus de la tasse. Et la surface du thé se plisse, soucieuse.
_ C'est Dean, pas vrai ?, il dit soudain.
Oh… Qu'est-ce qu'elle aimerait que ce soit juste ça. Il est pas si loin de la vérité. C'est une bien une histoire de garçon. Après…
Et sans trop savoir pourquoi, parce qu'il lui a tendu cette perche et qu'elle a besoin de parler, et que la vérité, elle ne peut pas la dire telle qu'elle, brute, nue, horrible, elle veut d'abord s'engouffrer dans cette brèche. Raconter une partie de ses tourments, en prétendant qu'ils ont été causés par Dean. Mais c'est une très mauvaise idée, elle se met à penser rapidement. Une très mauvaise idée. Hagrid est professeur. Il a Dean comme élève. Il risquerait d'aller voir le garçon, et peut-être même pire, d'alerter jusqu'à Dumbledore de la situation, s'il estime qu'il y a eu maltraitance psychologique. Non. Elle ne peut pas impliquer Dean là-dedans. Il va falloir détourner son histoire, sur quelqu'un qu'elle va inventer de toutes pièces.
_ Il ne s'agit pas de Dean, répond Ginny, les yeux au fond de sa tasse.
Elle réalise qu'elle peut respirer à sa guise, parler sans encombre. Elle ne hoquette plus depuis un moment. Elle se sent encore crispée, mais elle est de nouveau maîtresse d'elle-même. Elle peut parler. Espérons que débloquer la parole ne la fasse pas fondre en larmes à nouveau.
Elle lève les yeux. Regarde Hagrid, qui est suspendu à ses lèvres.
_ C'est… En fait, il s'agit d'un autre garçon. Il n'est pas à l'école !
Elle a dit cette dernière phrase très vite quand elle a vu Hagrid commencer à remuer dans son fauteuil, et, déjà, nourrir une haine intense à l'égard de ce mec qui lui a fait du mal. Ce mec qu'il ne connaît même pas. Qu'il n'a pas besoin de connaître pour le détester.
_ Il n'est pas à l'école, elle répète. C'est très bizarre… Je sais pas comment expliquer. Je ne l'ai raconté à personne, et je ne sais même pas si c'est compréhensible pour qui que ce soit. Je sais pas comment tourner les choses. Je dirais que c'est quelqu'un qui est répugnant de méchanceté. J'ai fini par voir son vrai visage, et il m'a fait horreur. Mais pour mon malheur, il était déjà trop tard. Je… Il m'a trompée. Il m'a fait croire à quelque chose qui n'existait pas. Et moi je l'ai suivi, je l'ai cru. Aujourd'hui, je me sens tellement bête mais… Il a su se refermer sur moi. Comme un piège, tu vois ?
Et en disant ça, elle mime, avec ses deux mains, après avoir posé sa tasse, le mouvement des mâchoires d'un piège se refermant d'un coup sec. Elle poursuit :
_ Ca peut paraître incroyable, de se faire berner à ce point. Mais je sais pas… Quand il est dans une pièce, tout le monde le regarde. Et pourtant, il ne fait rien de particulier. Il a ce truc que je ne m'explique pas, qui fait qu'il se retrouve systématiquement avec tout un tas de personnes qui gravitent autour de lui. On le bouffe des yeux, on boit ses paroles. Il sait parler, il sait interpeller, il sait attirer l'attention. Et il est beau, si tu savais… Il est tellement beau… Moi, à chaque fois qu'il apparaissait, j'étais comme prise de vertiges. J'avais l'impression que mon esprit basculait, tout au fond de ma tête. Je me sentais prête à tomber, ou à devenir folle. Je sais même pas si je l'ai aimé. Je le lui ai dit, mais je sais pas en fait. Je sais pas. Je sais juste que je voulais tout lui donner. Je me suis surprise à le regarder, à le servir, et à vouloir être son esclave. Je… Je pensais que j'en avais fini avec lui. Que je n'aurais pas à être confrontée à lui, à nouveau. Mais depuis quelques temps, il… Il est revenu. Et il a repris contact avec moi. Du coup, je suis tellement déstabilisée... Je pensais que je n'aurais plus à l'affronter qu'en pensées, ou dans mes cauchemars. Et le revoilà, en chair, et en os. A vouloir je ne sais trop quoi, d'ailleurs. Et moi j'ai tellement peur. Je sais même pas ce que je ressens pour lui. J'ai des sentiments contradictoires. Je sais pas si j'ai peur de lui, ou si j'ai peur de moi. De mes propres réactions. J'ai peur de retomber pour lui. Je sais pas quoi faire. Je suis complètement paumée.
Elle s'arrête, et tente de se concentrer sur sa respiration. Elle a terminé en étant bien essoufflée. Elle a cru, un moment, qu'elle allait de nouveau pleurer, parce qu'elle avait commencé à parler d'une voix étranglée. Mais en poursuivant son récit, elle a réalisé qu'elle ne pouvait pas. Y avait rien. Rien à pleurer. Tout était déjà parti apparemment.
Elle boit son thé, presque d'une traite, maintenant qu'il est presque froid. Hagrid reste un moment interdit. Il fixe un point en l'air, il s'est calé dans son fauteuil. Il semble réfléchir sérieusement, mais à quoi ?
_ Ce qui est étonnant, et une bonne nouvelle pour toi, il finit par dire, c'est que tout ce que tu viens de me raconter, eh bien ça me parle.
Ginny reste un moment sous le choc face à cette révélation. Elle s'attendait à tout, sauf à ça. Son cœur se met à battre, très fort.
_ En fait, pour être honnête, j'ai un exemple en tête, qui me rappelle ce que tu viens de me raconter. Quand j'étais encore élève, il y avait un garçon dans l'école. Il avait deux ans de plus que moi. Et il collait parfaitement à la description que tu viens de me faire de ton copain. Très beau. Très séduisant. Toujours entouré d'un petit groupe d'admirateurs. Il arrivait à avoir tout le monde, qui il voulait. Les professeurs l'adoraient, les élèves aussi, et pas que ceux de sa maison ! C'était un Serpentard. Moi, je regardais ça de très loin, tu me connais… Mais c'est vrai que c'était assez fascinant, de voir l'effet qu'il produisait juste en passant dans un couloir. Ce qu'il pouvait susciter, juste en posant une demi-seconde le regard sur toi. Comme s'il pouvait te donner de l'importance, ou te réduire à néant, par un simple coup d'œil, jeté, comme ça. Dispensé, selon son bon vouloir, son humeur... Tout le monde voulait être avec lui, être dans son cercle. Les filles pleuraient presque à son passage, elles désespéraient d'être un jour sa moitié. Certains garçons, aussi, bien sûr. Il y avait ce gars, il était comme son bras droit. Abraxas Malefoy. Le grand-père de Drago. Ecoute, j'ai toujours eu la sensation qu'Abraxas était amoureux de ce garçon dont je te parle. Apparemment, j'étais le seul à le penser, je n'ai jamais entendu personne parler de ça. Et bien que je n'aime pas les Malefoy, je peux t'assurer que ça me faisait malgré tout de la peine pour ce pauvre Abraxas. Oh, il est bien sorti avec des filles, et puis, il s'est marié. Il a eu Lucius, qui est fils unique. Mais enfin, je reste persuadé qu'il était fou amoureux de Tom.
Ginny a la sensation qu'une pierre vient de tomber au fond de son ventre. Elle se fige à l'entente de son nom. Bien sûr, que son récit est compréhensible pour Hagrid. Ils sont en train de parler de la même personne. Ils sont en train de parler de la même personne.
_ Oui Ginny… Je parle de Tom Riddle. Que tu as sans doute connu bien plus intimement que moi, poursuit doucement Hagrid. Tu sais ce qui m'est arrivé à cause de lui.
Il écarte les bras, et regarde tout autour de lui le salon, pour signifier son statut de garde-chasse depuis lors.
_ Oh, je m'en sors bien !, il dit, avec cette joie bourrue et communicative. Tu sais, le temps a passé. Ce que j'ai d'abord vécu comme une injustice constitue peut-être, en fait, la plus grande chance de ma vie. Mais ça n'empêche que ce qu'il m'a fait est odieux. Répugnant. Et qui pouvait soupçonner le magnifique, le si gentil, le si séduisant, l'assidu Tom Riddle d'une telle infamie ? Personne. Il m'a accusé à tort, et j'ai cru qu'il n'avait pas cherché à voir plus loin que le bout de ses certitudes. Ce n'est que plus tard que j'ai appris qu'il s'agissait d'un coup monté, destiné non seulement à le blanchir, mais à trouver un coupable, pour que l'école ne ferme pas ses portes. Il a arrêté ses agissements après qu'on m'ait soi-disant confondu, et empêché de nuire. Le plan parfait…
Ginny se sent si triste, et si en colère face aux propos de son ami. Elle réalise pleinement à quel point ce type a gâché des vies, détruit des personnes, et laissé des cadavres exsangues derrière lui. Toutes ces existences, qu'il a déformées pour toujours, froissées, comme s'il ne s'agissait que de vulgaires parchemins sans importance. Toutes ces victimes… Elle pense à Harry, bien sûr, en premier lieu. Mais il y a eu aussi Mimi. Elle, Ginny. Hagrid. Abraxas, si elle se fie aux dires du garde-chasse. Et combien d'autres encore ? Combien d'autres ?
Il a commis toutes ces horreurs, et il avance, libre, sans entrave, de cette démarche gracieuse qui n'a pas de sens. Délicat, et soigné. Sa marche est tellement belle, on dirait une danse. Elle peut l'imaginer avec précision, dans les moindres détails. Tout à l'heure, quand il arrivait vers elle, dans le tournant. Cette danse. Elle sent son cœur se briser en le revoyant dans sa tête. Il est une punition pour quiconque croise son chemin. Il fait mal, il fait du bien. Face à lui, elle ressent un plaisir, et une souffrance aigus. Elle se voit tomber à genoux devant lui, et l'implorer, mais de quoi ? Il n'y a rien à implorer, rien à attendre de lui. Pourquoi a-t-il fait toutes ces choses ignobles ?
_ Ce que je veux te dire, reprend finalement Hagrid, c'est que ce garçon dont tu me parles ne me semble pas être une fréquentation intéressante. Mais tu le sais déjà. Garde-le en tête. Ne le laisse pas s'approcher de toi. Mets des limites. Ne le laisse pas revenir dans ta vie. Ce qui est bien pour toi, c'est qu'il n'est pas à l'école. Déjà, ça facilite les choses pour ne pas le voir.
Ginny fait mine d'acquiescer. A l'intérieur, elle panique. Il est à l'école. Et elle aura des tête-à-tête privilégiés avec lui à raison de six heures par semaine. Sans compter les heures de repas, et les rencontres accidentelles dans les couloirs du château. Puisqu'apparemment, Poudlard n'est pas assez grand pour eux deux. Mais quelle était la probabilité que leurs chemins se croisent tout à l'heure ? Comment expliquer ça ? Est-ce qu'il s'amuse à lire dans ses pensées, et a provoqué cette rencontre parce qu'il savait exactement où elle était, et où elle comptait aller ? Il a eu l'air sincèrement surpris en la voyant surgir de l'ombre. Mais bon… C'était peut-être joué. C'était peut-être faux. Peut-être qu'il savait. Impossible à dire. Mais enfin, c'est quand même curieux. Est-ce qu'il y a vraiment une part de hasard qui entre en jeu, quand il s'agit de lui ? Lui qui semble toujours tout calculer, tout prévoir, préméditer, anticiper ?
_ Tu as l'air d'encore beaucoup tenir à ce garçon, poursuit Hagrid. Ou en tout cas, tu sembles particulièrement sensible à ce qu'il dégage. Moi, je n'ai connu qu'une personne de ce genre-là. Et regarde ce qu'elle est devenue. Je ne dis pas que ton type est aussi diabolique que Tu-Sais-Qui. Mais enfin, ils partagent certains traits de personnalité. Et, dans un cas comme dans l'autre, je crois qu'il s'agit de personnes qui n'ont pas d'autre objectif que de se servir des autres. Pour servir un but. Je ne connais pas le but de ton copain, en ce qui te concerne. Quels sont ses intérêts. Pourquoi il cherche à t'atteindre, à te faire « retomber », pour reprendre un de tes termes. Mais tu le sens bien que ce n'est pas bon pour toi. Tu as tout à y perdre Ginny. Regarde dans quel état tu es venue jusqu'à moi. Ne te laisse pas charmer. Ne te laisse pas…
Il s'arrête brusquement, comme s'il était en train d'avoir une fulgurance.
_ Tu sais ce que ça m'évoque, ton histoire ? Tu me rappelles ces beaux papillons de nuit, qui ont faim de lumière. Tu sais ? Tu laisses une lumière allumée, tu peux être sûre qu'ils vont tourner autour. Et c'est bizarre, ils ont une façon frénétique de voler autour de la lampe, comme s'ils étaient en transe. Et par intermittence, ils se jettent contre, brutalement. Et puis ils s'éloignent un peu, et ils reviennent à la charge. Et ils vont comme ça… D'avant, en arrière, d'avant, en arrière... Comme s'ils pouvaient pas s'en empêcher. Alors même qu'ils doivent sentir la brûlure sur leurs corps, dès qu'ils entrent en contact avec la lampe. Mais ça n'a pas l'air d'être un problème. Ils continuent. Ils continuent sans relâche. Ils sont éblouis. Ils n'ont plus conscience du danger. Tout ce qu'ils voient c'est cette lumière, et ils n'en saisissent que la beauté, le pouvoir d'attraction. Moi, je suis persuadé que ce ne sont pas des insectes idiots. Simplement, ils se laissent séduire. Ils se laissent abuser. Ils ne réfléchissent plus.
Il se lève de son fauteuil, sort de la maison un instant. Quand il revient, il a entre les mains une lampe tempête, qui repose habituellement sur une dalle de pierre, dans son jardin. Il s'approche doucement de Ginny. Il s'accroupit face à elle, et lui laisse avoir une vue imprenable sur le fond de la lampe, là où brille la flamme d'une bougie, la nuit. Au début, elle ne voit rien. Juste le fond de la lampe, qui est un mélange de noir et de brun. Mais à force de le regarder, elle arrive à percevoir des formes. Des silhouettes. Elle réprime difficilement un cri d'horreur, elle plaque sa main sur sa bouche, ses yeux s'écarquillent, elle recule dans le fauteuil. Crockdur tourne la tête vers elle, surpris.
Elle croyait voir le fond de la lampe. Il est impossible à distinguer. Ce qui le tapisse, ce sont des cadavres de papillons.
_ N'est-ce pas, appuie Hagrid, n'est-ce pas que c'est horrible ? »
Il fallait bien se résoudre à reprendre le chemin de la Grande Salle aux heures des repas. Elle n'avait pas spécialement envie de mourir de faim. Ca a été un grand soulagement de constater qu'il ne siégeait pas à la table des professeurs. Et en remarquant son absence, elle s'est dit qu'il était dans la Forêt interdite. Elle ne peut pas expliquer cette pensée. Elle l'a eue. C'est tout.
Par les discussions animées de ses convives, elle a appris qu'elle aurait, vendredi, son premier cours renforcé de Défense contre les forces du Mal avec Cipher. Ca arrivait trop vite à son goût, mais ça lui laissait quand même un peu de temps pour souffler un peu.
Le repas se termine, et elle ne veut pas regagner son dortoir. Elle traîne dans les couloirs du château, en prenant garde d'éviter les préfets, ou les fantômes délateurs tels que Peeves. Il y a bien des personnages peints, dans les tableaux, qui lui lancent des regards surpris, voire clairement désapprobateurs. Mais bon… Qu'on la laisse vivre, un peu.
Elle hésite à sortir dans le parc. Après tout, elle est plus à ça près. Elle viole déjà le couvre-feu. Mais ça semble pas être l'idée du siècle, même si c'est tentant. Ses pas la portent, sans qu'elle en ait vraiment conscience, jusqu'à la tour d'astronomie. Normalement, l'accès en est formellement interdit en dehors des heures de cours. Mais les interdits sont si faciles à franchir ici. Elle a l'impression, en tout cas, de les avoir tous franchi. Il n'y a plus de barrière, plus de garde-fou. Elle a tout percé, tout pénétré. Toutes ses années de scolarité l'ont faite aller plus loin, et rien ne lui a jamais vraiment résisté. Elle n'a jamais compris comment les sortilèges censés empêcher les élèves de faire des bêtises ont pu avoir un effet sur la plupart de ceux qui ont tenté de les désamorcer. Elle, elle a toujours réussi. C'est simple. D'une stupidité alarmante, au vu de l'école, de sa réputation, et de sa direction. Elle ne s'explique pas qu'on entende, tous les quatre matins, des histoires d'élèves pris en flagrant délit de violation du règlement, pris dans les pièges d'un enchantement, alors qu'il voulait sécher, se balader la nuit dans le château… Elle, elle fait ça depuis sa deuxième année. Depuis ses 12 ans. Et elle n'a jamais été attrapée. Toute la magie du château, censée la canaliser, elle la désactive à sa guise. Elle la fait taire. Et c'est simple. Naturel. Elle ne s'est jamais posé la question de comment parvenir à telle partie du château, la nuit, sans se faire prendre. Elle n'a jamais étudié les sortilèges mis en place, leur façon de fonctionner, et les possibilités de les désactiver. Non. Elle arrive dans un lieu. Elle ressent la magie qui y habite. Et elle arrive à la faire taire. Et elle passe. Et c'est comme si le château n'était pas protégé. Comme s'il relâchait sa vigilance autour d'elle. Comme s'il ployait, comme s'il se soumettait. Elle ne peut pas expliquer comment elle fait. C'est en elle. C'est rapide, comme une pensée. Elle arrive. Il y a une sorte de mouvement en elle. Et à ce mouvement, le château se laisse faire. C'est tout. C'est même pas conscient.
Elle sait pas si elle peut parler de don. Mais dans la mesure où la forme de magie qui protège le château est censée être extrêmement puissante, et parvient à confondre tous les élèves, même les plus âgés, elle imagine que dans son cas, on peut parler d'une certaine aptitude. Maintenant, c'est toujours pareil. Elle pourrait se dire : « J'ai un don. Qu'est-ce que j'en fais ? » Comment je l'utilise. Dans quel but, à quelle fin ? Et au service de quoi, ou de qui ? Mais en fait, elle est bien forcée d'admettre qu'elle ne médite pas là-dessus. Déjà, elle sait même pas si on peut parler de don. C'est comme ça. Elle a cette facilité. De là à réfléchir à quoi en faire…
Au sommet de la plus haute tour du château, elle inspire une grande bouffée d'air frais. Elle peut tout voir, de là. Elle a une vue incroyable sur le parc de Poudlard. Elle voit la maison d'Hagrid, au fond. Elle arrive à voir un tout petit loin lumineux devant sa hutte. La lampe tempête. Elle peut voir une bonne partie de la Forêt interdite. Il est là. Elle en est sûre.
Elle sait pas combien de temps elle est restée là, dans le rayon de Lune. Baignée de lumière. Toute l'obscurité, autour d'elle, luisait d'un reflet bleu, et argent, avec des nuances de blanc. Mais tout d'un coup, il y a quelque chose qui a attiré son attention, plus bas. Un mouvement, une sensation. Elle a regardé les arbres de la lisière de la forêt s'agiter étrangement. Puis, tout d'un coup, en est sortie une silhouette. Lui. Mais même de là où elle est, elle peut voir qu'il n'a pas ce vernis de civilisation que tout le monde lui connaît. On dirait une bête. Il porte le costume qu'elle lui a vu tout à l'heure, mais ses pieds sont nus. Elle le voit s'essuyer le visage avec son avant-bras, avec quelque chose de frénétique, de primitif. Elle ne peut pas le voir d'ici, mais elle en est sûre. Il y a de la terre. De la terre, et du sang. Sur lui. Elle peut le sentir, comme si c'était elle qui était là, en bas. Comme si elle était dans son corps, ou dans sa tête. Elle sent que les ongles de Tom sont encombrés de boue, que dans sa bouche, ça crisse, comme s'il avait avalé du sable. Il est en tension. Comme un animal prêt à bondir. Et dans cet état, elle sent qu'il est plus fort. Qu'il peut courir plus vite. Tout voir, tout sentir. Sa magie est boostée par son adrénaline. Elle se dévisse le cou pour ne rien louper de lui, elle a les mains crispées sur le rebord crénelé de la tour.
« Mais d'où viens-tu, elle pense, et qu'as-tu fait ? »
Et exactement comme hier, comme si elle l'avait interpellé, il lève la tête dans sa direction, avec une vivacité qui l'effraye. Avec cette célérité qui rappelle le serpent. Ils restent un moment comme ça, à se regarder. Et contrairement à la veille, c'est elle qui est en hauteur par rapport à lui. Mais c'est bizarre. Elle n'a pas la sensation que sa position lui apporte un réel pouvoir vis-à-vis de lui.
Elle ne sait pas ce qui passe sur son visage, ou dans sa tête. Elle est trop loin. Et elle n'arrive pas à sentir quoi que ce soit là-dessus.
Finalement, il rompt le contact. Il cesse de la regarder. Il avance vers l'entrée du château. Et en le voyant regagner l'école, elle a l'image d'un loup qui trottine. Elle ne peut pas s'empêcher de frissonner à cette pensée. Une bête. Une bête qui a ses quartiers dans Poudlard. Qui peut rôder, comme bon lui semble, dans les couloirs. Assoiffée de chair et de sang.
