Milwaukee, février
Tout autour de Peter était sombre. Il lui semblait être dans une sorte de sous-sol, mais il ne s'expliquait pas le bruit d'un cours d'eau rugissant au loin. Sous ses pieds nus, il sentait le béton rugueux et froid à chacun de ses pas hésitants. Pour une raison qui lui échappait, il ne portait que son pantalon de pyjama.
Il sentait qu'il y avait quelque chose d'important lié à cet endroit qu'il était censé savoir, que ce lieu lui était familier, mais sa tête était si douloureuse. À chaque fois qu'il essayait de se concentrer, c'était comme si chaque pièce de souvenir manquant dans son cerveau irradiait. Des aiguilles qui dardaient leurs pointes sur ses tempes.
Il ne vit pas arriver l'attaque. Un coup le propulsa sur un matelas qui s'était subitement matérialisé au milieu de la pièce. Il tomba lourdement sur le dos, le souffle coupé par la chute qui avait chassé toute trace d'air dans ses poumons. Par réflexe, il roula sur le côté, juste à temps pour éviter son assaillant qui se jetait sur lui, un couteau à la main. Il ne parvint pas à suivre le rythme bien longtemps, son adversaire était parfaitement entraîné alors que lui ne savait quoi faire de ses quatre membres.
Une douleur fulgurante irradia dans son flanc avant qu'il ne soit plaqué au sol, sans avoir l'occasion de répliquer, les bras coincés sous les genoux de l'homme, le couteau caressant sa gorge.
La sueur perlait sur le torse nu de Peter. Il ne sentait même plus le béton parsemé de graviers qui s'imprimaient sur sa peau, son esprit était totalement accaparé par sa lutte.
Il n'y avait qu'une silhouette sans visage au-dessus de Peter, mais il aurait parié qu'elle souriait. Il sentait sa satisfaction d'avoir l'ascendant sur lui. Peter avait peur, mais pas seulement. Il se sentait impuissant, faible, ignorant comment se sortir de ce combat inégal. Les issues n'étaient pas nombreuses, et à la pensée de chacune d'entre elles, Peter avait la gorge serrée en déglutissant.
Sous ses mains qu'il agitait en vain, il finit par sentir l'épuisement s'emparer de lui, puis un liquide poisseux sous ses doigts : du sang. Son sang. La flaque s'étendait à vue d'œil, ce qui n'augurait rien de bon. Pourtant, dans l'immédiat, ce n'était pas ce qui l'inquiétait le plus.
La suite lui donna raison. La lame du couteau était froide contre la peau fine de son cou, autant que le béton qui avait glacé ses pieds, mais sa morsure fut brève.
Peter grogna, forçant ses yeux à s'ouvrir. Il ne put réfréner un sursaut. Sa chambre, il était dans sa chambre, seul. Par précaution, il jeta un regard suspicieux à la porte qui resta invariablement fermée avant de soupirer. Bien sûr que non, personne n'allait surgir pour le tuer.
Ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce rêve. Ce n'était jamais exactement le même, mais cette peur de la mort revenait régulièrement. La dernière fois, il était tombé du haut d'un gouffre. Parfois il y avait un public qui les encerclait, une masse indistincte mais bruyante. Dans ces variantes, l'affrontement ne tenait pas tant de la mise à mort que de l'humiliation publique.
Ce sous-sol était le point commun de ces rêves. À chaque fois Peter y retrouvait le sol nu, les murs de pierres, le bruit de l'eau et parfois une lumière. Bleue, toujours bleue. L'endroit était étrangement familier, mais Peter ne comprenait pas pourquoi il aurait mis les pieds dans un endroit sombre et lugubre comme celui-ci.
Cette fois-ci, le sport ne pourrait pas aider. Peter le savait, il le sentait. Il allait devoir trouver autre chose pour se défouler. Rendu devant l'évier de la salle de bain, après s'être abondamment aspergé le visage d'eau, il fixa son reflet dans le miroir. Les yeux plongés dans ceux de son double, il tenta de sonder son âme, de provoquer un déclic, quelque chose. Mais tout ce qui s'offrait à lui était un reflet fade et muet. Des cheveux en pagaille, dont les boucles d'habitude si bien coiffées s'échappaient dans tous les sens. Des yeux noisette aux paupières tombantes, soulignés de cernes qui devenaient de plus en plus visibles. Une cicatrice au coin de la bouche à laquelle il avait imaginé des centaines d'origines. Et tout ce visage suintait le même mélange de fatigue, d'inquiétude et d'incompréhension. Cela allait faire bientôt un an que ces flash étaient apparus, et Peter n'était pas plus avancé qu'au début. Ils avaient apporté dans leur sillage beaucoup de complications, et peu de réponses. Il n'avait rien appris de plus sur lui-même et les recherches sur ses parents étaient également au point mort. Il stagnait.
Une gerbe d'eau envoyée du revers de la main brisa ce contact visuel. Tout ça ne servait à rien. Les rêves, les recherches, les faux espoirs, à croire que cela ne servait qu'à lui faire perdre la tête. Il avait été fou de croire que quelque chose de bon pouvait sortir de cette histoire.
Peter quitta son appartement pour rejoindre les locaux du Milwaukee Journal Sentinel. Il dut se résoudre à attendre le premier bus de la journée, la neige tombait à gros flocons, venant épaissir le tapis blanc qui recouvrait la ville depuis plusieurs jours. Le spectacle de leur chute à travers la vitre de l'autobus était apaisant, il canalisait l'esprit de Peter, lui évitant de repenser en boucle à son rêve. Parfois, il suivait du doigt ceux qui venaient s'écraser sur la vitre pour se transformer en gouttes d'eau, emportées inlassablement en un zig-zag irrégulier par le vent et la vitesse. Peter aurait aimé que cela dure plus longtemps, mais son arrêt était en vue et il avait une journée à commencer.
Son poste de journaliste était son dernier refuge. Là-bas, il était certain d'être utile, efficace, et son travail apprécié. Sa récente collaboration lui avait valu l'approbation de ses supérieurs et il avait même commencé à se rendre sur le terrain. "Un bon élément", entendait-il dire à son propos, et Peter se gonflait de fierté. Peter aimait les compliments, il aimait se savoir apprécié, c'était un sentiment rassurant, réconfortant, qu'il se plaisait à provoquer.
Il profita de l'heure matinale pour mettre en ordre ses affaires et étudier ses mails, à l'affût d'un bon sujet sur lequel écrire. La journée avait peut-être mal commencé, mais elle serait productive, Peter en avait décidé ainsi.
Bientôt, commença à courir la rumeur de la visite de C.J. Bennett, un ancien rédacteur en chef et associé de la direction du Milwaukee Journal Sentinel. Peter ne l'avait jamais vu, mais tous les bruits de couloirs faisaient son éloge. Il semblait être une sorte de célébrité locale, un homme parti de rien pour arriver à la tête de son propre journal. Pendant les discussions avec ses collègues, Peter glanait des informations au compte goutte. Pour l'instant, il avait choisi de réserver son avis sur le personnage, préférant le voir en chair et en os, mais il attendait cette rencontre avec impatience.
