Sugawara réparait une platine. Certes, la théorie voulait que les platines disponibles dans son magasin soit garanties par leur fabricant, mais le fait était que celle-ci était une édition limitée, un modèle de collection, aussi ne pouvait-elle être renvoyée à l'usine dont elle provenait pour une petite modification.

Sugawara se retrouvait donc assis au comptoir de son commerce, ayant étalé devant lui l'un des casse-tête les plus complexes qu'il lui ait été donné de résoudre.

Il parcourait d'un regard scrutateur la moindre pièce du mécanisme de cet antique phonographe, analysant minutieusement chaque détail afin de comprendre pourquoi il refusait de fonctionner.

Cela faisait déjà cinq fois qu'il le démontait, le nettoyait, en vérifiait l'agencement des composantes, puis le remontait: cet objet de malheur refusait de laisser sortir de son pavillon insolemment démesuré la moindre note un tant soit peu juste.

Trois options étaient possibles: soit la malheureuse platine était possédée, auquel cas fallait-il l'exorciser sans plus attendre; soit elle agissait de la sorte délibérément dans l'unique but de mettre ses nerfs à rude épreuve; soit il manquait de compétences dans le domaine de la construction des phonographes et un détail lui échappait.

Sugawara prit une grande inspiration et adresse à la platine un sourire lourd de menace. La simple conscience professionnelle qui l'animait initialement s'était muée en une determination glaciale à triompher de ce satané phonographe, qu'il considérait désormais comme un ennemi et qu'il se ferait une joie de décortiquer impitoyablement.

Alors qu'il s'armait une nouvelle fois de son tournevis le plus pointu avec la ferme volonté de faire souffrir quelque vis qui osait ralentir l'achèvement de sa tâche, la porte de la boutique s'ouvrit sur un client.

Sugawara tourna sa tête vers lui et s'efforça de masquer le sadisme de ses traits pour afficher un sourire doux, sans pour autant cesser de maudire mentalement le fabricant de sa platine. Il remarqua alors que le nouvel arrivant n'était autre que celui qui lui avait acheté un album en guise de menace de mort pas plus tard que la veille.

« - Bonjour, lança-t-il. Cette fois vous venez chercher un message de condoléances pour la famille de votre ami? » Il avait glissé une pointe d'espièglerie dans sa question.

Alors qu'il regardait son client avec un brin de malice, il fut frappé par sa prestance. Cet homme, bien que simplement vêtu d'un jean et d'un sweat blanc, se tenait droit et dégageait une impression de force calme et de sécurité. Il semblait infiniment puissant et pour autant n'était absolument pas effrayant. Sa présence était juste rassurante. Il était beau, également. Ses cheveux bruns étaient coupés assez courts, son léger sourire et son regard calme lui donnaient une physionomie agréable et une musculature développée se devinait sous ses vêtements.

Il rit un peu.

« - Non, cette fois je viens plutôt pour profiter de l'ambiance. Sauf si ma présence est de trop si je n'achète rien? S'inquiéta-t-il soudainement? »

Sugawara ne rechignait absolument pas à un peu de compagnie: il n'y avait pas beaucoup de clients à cet heure et s'il restait seul à s'acharner sur sa platine il en finirait fou.

« - Au contraire, répondit-il d'une voix douce. Avoir quelqu'un avec qui parler est toujours réconfortant. »

- C'est vrai, approuva l'autre. Il sembla alors remarquer le cadavres de la platine sur le comptoir. Vous étiez en train de la réparer?

- Je ne sais pas si ce que je faisais avait une quelconque utilité, mais en effet j'essayais, avoua Sugawara avec un rire discret.

- Je vois, fit son client en s'approchant de la dépouille du malheureux phonographe. Vous permettez? »

Sugawara hocha la tête. L'homme lui prit délicatement le tournevis des mains et entreprit de démonter une pièce précise. Il y oeuvra durant quelques minutes, dans un silence concentré, sous le regard curieux et un tantinet admiratif du vendeur, qui aurait eu bien du mal à expliquer ce qu'il faisait.

Une fois qu'il eut effectué une série d'actions manifestement très précises mais dont Sugawara ne parviendrait pas à justifier l'utilité, il commença à remonter la platine. Ses mouvements étaient calculés au millimètre près, sans geste superflu, sans empressement mais efficaces.

En un rien de temps la platine fut en un seul morceau, et Sugawara y posa un vinyle au hasard pour en tester les performances. Pas la moindre dissonance: le calvaire était terminé. Certes il avait eu recours à un allié autrement plus puissant que lui-même, mais il avait triomphé de l'objet possédé.

Il en poussa un soupir de soulagement.

« - Merci beaucoup, je crois que sans votre aide cette malheureuse platine aurait finit en crumble, le remercia-t-il. Au fait, vous êtes monsieur...?

- Sawamura, répondit la voix chaude de l'homme.

- Sugawara, enchanté, se présenta-t-il en retour. En tout cas, merci de votre aide.

- Pas de soucis, assura son client et sauveur. J'ai l'habitude de réparer les platines de mes amis, et certaines sont bien plus récalcitrantes que celle-ci.

- Je vous croie sur parole, sourit Sugawara. Personnellement je n'ai jamais été très doué avec la mécanique sous toutes ses formes.

- Vous n'avez pas un collègue pour vous aider avec les réparations? » S'enquit Sawamura.

Sugawara se retint de pouffer en imaginant Nishinoya tenter de comprendre le fonctionnement d'un phonographe, après avoir sans doute cherché un tournevis pendant un demi-siècle. Il ne tiendrait sûrement pas bien longtemps avant d'abandonner son sang-froid et de taper avec acharnement sur le pauvre appareil, espérant sans doute que ce dernier se déciderait à fonctionner sous la menace. Lui-même n'était pas particulièrement doué, mais il avait au moins l'avantage de la patience.

« - Je pense qu'il vaut mieux que ça soit moi qui m'en charge, répondit-il simplement. »

Sawamura lui sourit alors, et fit une chose à laquelle il ne se serait jamais attendu. Une chose que lui-même n'aurait jamais osé faire. Mais une chose qui ne lui déplut pas pour autant.

L'homme tira de sa poche un papier qu'il lui tendit en lui faisant un clin d'oeil, lançant en guise d'explication:

« - Dans ce cas je pourrais me charger de retaper les platines. »

Suite à cette phrase, il quitta la boutique d'un pas tranquille. Sugawara baissa les yeux vers le papier qu'il venait de lui remettre.

C'était son numéro de téléphone.