Je viens de passer la semaine à sortir des affaires pour les ranger ensuite, encore et encore. J'essaie de faire du tri dans tout ce que je possède, tout ce qui pourrait être utile et donné, tout ce qui est bon à jeter ou bien tout ce que mes proches souhaiteraient garder. Au décès de mon père, il y a deux ans, j'ai hérité de cet appartement. Je me demande qui y vivra demain.
Les cartons sont de plus en plus nombreux et s'accumulent dans le couloir mais je suis tellement concentrée dans ma tâche et le vent des souvenirs est si fort que je n'entends pas lorsque la porte s'ouvre et que l'une des boites s'écrasent au sol. Je ne fais d'ailleurs pas plus attention aux bruits de pas qui s'approchent jusqu'au salon dans lequel je me demande comment j'ai pu accumuler autant de petites babioles. Chacune a son histoire, et toutes ont créé la mienne.
—Tu pourrais décrocher quand je t'appelle.
Je lève les yeux au ciel - enfin au plafond - un instant avant de jeter de nouveau mon regard sur le carton poussiéreux que j'ai ramené tout à l'heure de ma chambre. Il était caché sous le lit.
—J'ai posé mon téléphone quelque part, je ne sais plus où, je réponds sans regarder mon amie. Comment es-tu entrée ?
—J'ai utilisé ma clef.
Il n'y a aucune idée à se faire. Edelgard et moi nous connaissons depuis de nombreuses années et c'est mon père qui lui a offert cette clef lorsqu'il a compris qu'elle passait le plus clair de son temps avec moi et non chez elle.
Ma main couvre ma bouche lorsque je tousse lourdement sur le nuage de poussière qui se soulève lorsque je balaye le dessus du carton jaunit par le temps. D'un coup de cutter précis, je découpe le ruban adhésif qui le scellait et redécouvre tout un pan de ma vie.
—Dis, tu n'es pas censé fermer tes cartons, et non pas les ouvrir ?
Un sourire esquisse mes lèvres quand je pense à ce carton en particulier et j'ose à peine en découvrir le contenu.
—D'ailleurs, pourquoi faire ça maintenant ? ajoute ma camarade en s'accroupissant au dessus d'une autre boite que je n'ai pas encore close.
—Car je ne suis pas certaine d'en être encore capable demain. Je me demande d'ailleurs pourquoi je n'ai pas fait ça bien plus tôt.
—Parce que tu y croyais.
Et je me fige un instant. Nous n'avons que très peu reparlé de ma visite chez Manuela la semaine passée, il n'y avait de toute manière pas grand chose à en dire, la nouvelle ne change rien au quotidien que je mène depuis quelques années maintenant. Je sais depuis longtemps que je vais mourir jeune, je n'ai pas envie que la pression s'installe et que ces dernières journées s'accélèrent pour la simple raison que ce sont réellement les dernières.
Edelgard est venue m'aider aujourd'hui et je n'ai pas refusé son aide, cela aurait été seulement stupide. La première année a été difficile pour elle, et la seconde encore plus mais elle aussi, s'est faite à cette idée. Ce détachement que je lui ai réclamé était ma condition pour qu'elle puisse rester à mes côtés et aujourd'hui, elle sait rester presque parfaitement inexpressive. Son caractère aide dans cette tâche, elle a toujours été un peu hautaine, et beaucoup pense que c'est seulement une fille froide. En d'autres mots, les élans affectifs et autres débordements d'émotions n'ont jamais été ce qui la caractérisaient. Enfin, il n'en a pas toujours été ainsi.
—Je n'arrive toujours pas à comprendre comment ton état a pu se détériorer aussi vite, lâche soudain Edelgard comme si elle me demandait seulement ce que nous allions manger le soir même.
—Maladie évolutive et agressive, ça te rappelle quelque chose ?
—Ne soit pas condescendante avec moi, Byleth, elle m'ordonne presque en croisant ses bras sur sa poitrine.
—Pourquoi, ce privilège t'es réservé ? je lève un sourcils interrogateur, presque accusateur, en sortant enfin mon nez de ma boite.
Mon agacement à peine naissant s'estompe aussitôt que je remarque le creux formé à la commissure de ses lèvres à cause de l'expression qu'elle arbore. Elle est faussement contrariée, elle sait que j'ai raison.
—Ca fait deux semaines que prendre les escaliers pour monter au troisième est inenvisageable, et je ne peux plus dormir sans assistance respiratoire, je lui apprends le plus calmement possible.
—Depuis quand ? elle m'interroge aussitôt
—Une dizaine de jours.
Elle n'en montre rien mais elle n'a jamais cessé de s'inquiéter pour moi. Bien qu'on sache toutes les deux qu'il me reste peu de temps, elle souhaite que ce temps précieux se passe dans les meilleures conditions pour moi. Elle est d'ailleurs encore plus maniaque que moi pour ce qui concerne les papiers médicaux, elle a failli me tuer elle-même lorsque j'ai perdu ma dernière ordonnance et qu'il a fallu retourner en chercher une d'urgence. Edelgard s'est toujours montrée très impliquée dans ma maladie, et c'est bien pour cela que je ne peux pas lui infliger tout ce que je ressens.
—Je comprends mieux pourquoi tu as annulé notre soirée films d'horreur la semaine dernière, elle finit par souffler avec un certain agacement tout de même.
—Je n'avais pas envie que tu me vois ainsi.
—Te voir ainsi ? elle répète peu sûre de contraire.
—Branchée à une machine.
—Byleth...
—Ha ! je la coupe immédiatement quand mes yeux se perdent dans mon petit carton. Regarde ça !
Je n'ai même pas à regarder Edelgard pour sentir sa curiosité piquée à vif et ses yeux pétillants sur les quelques feuilles froissées que je sors du carton. Les pliures sont les seuls endroit où le papier n'a pas jauni tant il est vieux. Ce sont des lettres que nous nous échangions quand nous étions petites même si l'on se trouvait dans la même pièce, à deux mètres l'une de l'autre. Je me demande comment l'on pouvait trouver cela amusant, à l'époque, mais mon cœur se gonfle sur ces souvenirs. Et puis, la seconde d'après, c'est tout mon corps qui se fige, et une certaine nostalgie qui m'éprouve.
—Tu t'en souviens ?
La blanche s'approche et se penche sur la petite boite en plastique bon marché que je tire du vieux carton. J'entends un soupire presque inaudible s'échapper d'entre ses lèvres lorsque je l'ouvre et que je découvre non sans surprise, un autre morceau de plastique rose et de forme douteuse.
—Vaguement.
Je ne lui fais pas la remarque mais sa réponse me vexe passablement. J'en fais alors fi et décide de moi même lui rappeler.
—C'est la bague que j'ai eu au distributeur de la boulangerie à l'angle de la rue et que je t'ai offerte. Pourquoi est-ce moi qui l'est, d'ailleurs ?
—Peut-être parce que je perdais toujours mes affaires.
—Alors tu t'en souviens ! je relève en l'accusant presque de m'avoir franchement mentie.
—De la bague, non, mais je me souviens avoir été longtemps tête en l'air en effet.
Et ce n'est pas peu dire. Un jour, elle a même égaré l'un de ses gants et ne s'en est rendue compte qu'une fois rentrée. Les choses sont aujourd'hui évidemment très différentes. Tout l'est, depuis ma maladie. J'imagine que c'est mieux pour elle.
—Prince Byleth... elle murmure alors soudainement prise de nostalgie.
Mes yeux ont beaucoup de mal à se détacher d'elle, de ses magnifiques cheveux blancs, de sa peau éternellement diaphane, éburnée, parfaite. Des ses yeux parme, de la profondeur de son regard ainsi que de tout ce qui s'y trouve. Tout ce qu'elle m'offre et tout ce que je lui ai interdit de m'offrir. Le temps semble s'être suspendu à ses lèvres.
Edelgard et moi avons toujours été attirées l'une par l'autre et nous ne nous le sommes jamais cachées. Lorsque ma fibrose pulmonaire est apparue, nous avons toutes les deux décidé de ne jamais passer le cap de l'amitié cependant, cela n'aurait été que bien trop douloureux. Les sentiments que j'entretiens pour elle, et ceux qui brûlent pour moi, ne nous ont quoiqu'il en soit jamais quitté et lutter contre une évidence est probablement plus dur que lutter contre la maladie. Déjà petites, et encore aujourd'hui.
—Je rêvais d'épouser ce prince si mystérieux apparu du jour au lendemain, aux longs cheveux bleus et désordonnés, poursuivit Edelgard avec une pointe de tristesse mais aussi de bonheur dans la voix.
—Dire que tu pensais que j'étais un garçon, je ris en me rappelant.
—Ho, je ne l'ai pensé qu'une petite journée à peine, rétorque la blanche vexée de mon éclat de rire.
—Pour toi, il n'y avait aucun doutes possibles, surtout avec tes gros rubans mauves dans les cheveux et cet énorme ours en peluche que tu trimbalais partout !
—Je ne vois pas ce que mon ours a à voir là-dedans.
Tant de souvenirs sont ramenés à moi que j'ai du mal à tous les visualiser correctement, mais cette expression boudeuse sur le visage d'Edelgard est certainement de celles que je n'avais pas revues depuis cette époque.
—Le jour où un groupe de garçon a tenté de me le voler, tu n'as pas hésité à intervenir et à jouer au chevalier servant, me sourit tendrement mon amie.
—Une époque où tu étais encore toute douce, je lui souffle d'humeur taquine ce qui fait son petit effet.
—Comment ça, était ? elle répète en haussant vivement la voix.
Mon rire s'estompe pour laisser place à un très lourd silence dans lequel elle me rejoint quand ses pensées font leur petit bonhomme de chemin. C'est lorsque nous avons découvert ma maladie qu'Edelgard est devenue froide et distante, ou du moins, que je lui ai imposé le devenir.
—Peu importe, je fais alors sèchement en me levant avant de taper sur mes vêtements pour secouer la poussière et saleté installées.
Une douleur vive me prend quand le nuage m'arrache une toux dont j'aurais voulu me passer et je rassure la jeune femme qui se lève a son tour avant même qu'elle n'ait le temps de s'inquiéter, puis je poursuis :
—Allons boire un verre.
