Le Psychologue – Chapitre 2
Sortir à nouveau avec Jean ou bien perdre son logement.
Cette phrase tournait en boucle dans l'esprit d'Eren depuis quatre jours. Il ne dormait plus, ne mangeait plus beaucoup non plus. De toute façon, le jeune homme avait commencé à sauter des repas dès l'arrivée de Jean au lycée. Autant dire que se son corps avait bien vite commencé à perdre du poids. Ses joues creuses n'avaient pas échappé à ses deux amis, Mikasa et Armin. Naïfs qu'ils étaient, les deux jeunes gens n'avaient pas douté du mensonge sorti par Eren. Le garçon aurait tellement étudié et enchaîné avec son travail à temps partiel qu'il n'avait pas toujours eu le temps de se préparer de bons repas. Il était vrai que ses dernières notes n'étaient pas très correctes, frôlant à peine la moyenne et que son loyer ne se paierait pas tout seul. Cela faisait bien longtemps que son père avait arrêté de l'aider financièrement.
La réalité était pourtant bien loin de ce qu'ils s'imaginaient. Eren était en train de sombrer à nouveau dans des abysses qu'ils ne soupçonnaient pas le moins du monde. Ils avaient eu vent de l'arrivée de Jean au lycée mais ayant vu que cela ne semblait pas affecter Eren, les deux amis n'avaient pas cherché plus loin. Ils croyaient Eren aveuglément. Ils lui accordaient une confiance énorme.
Alors que le premier cours de la journée commençait, Eren avait envie de se pendre. Depuis que Jean lui avait fait sa proposition, il était très difficile pour le lycéen aux yeux verts de suivre la plupart de ses cours. Ses notes en pâtiraient, certes, mais il n'avait pas la tête à cela. Il venait pour faire acte de présence, sachant pertinemment qu'il n'y avait aucun espoir qu'il puisse se concentrer sur autre chose que la proposition qui le déchirait intérieurement. Si l'on ajoutait à cela que l'après-midi serait banalisé mais que les élèves ne pourraient pas rentrer chez eux… Eren soupira à cette pensée. En effet, le harcèlement scolaire persistait et la direction du lycée avait mis en place une mesure pour pousser les lycéens en général à parler : chacun irait voir, pour une séance de quelques minutes, le psychologue du lycée. Peu importe si un élève avait un problème ou non, l'important était que chacun devait apprendre à parler, de manière à prévenir le silence qui survenait durant et après un évènement traumatique. Ce genre de sessions se répèterait chaque trimestre durant une demi-journée ainsi qu'une autre, complète, cette fois. Les lycéens qui le souhaitaient pourraient réitérer leur visite chez le psychologue du lycée dans la limite des places disponibles. Il était clair qu'Eren n'avait pas envie d'y aller, préférant rentrer et s'enfermer chez lui, loin de ses problèmes, loin de Jean, pour encore trois jours…
Quatorze heures et trente-cinq minutes, c'était l'heure indiquée sur la convocation d'Eren qui patientait dans la salle d'attente. C'était son tour. La porte s'ouvrit, une étudiante en sortit et une voix lui signala qu'il pouvait entrer, ajoutant qu'il avait intérêt à refermer la porte derrière lui. Sur le coup, le jeune homme ne reconnut ni cette voix, ni cette façon de parler. Il entra simplement, tel un zombie, un automate sans âme, dans le cabinet. Une fois qu'il eut refermé la porte derrière lui, Eren leva finalement la tête et tomba sur un visage légèrement familier. Il reconnut enfin l'homme qu'il avait bousculé l'autre jour dans le couloir. Sa coupe militaire, sa peau si pâle mise en valeur par sa chemise et son jean noirs, son regard acier si perturbant. C'était bel et bien lui. Eren eut l'air sincèrement surpris : cet homme était réellement psychologue ? Il avait tout, sauf la tête de l'emploi.
- Ah, tiens, le gamin de l'autre jour, lâcha-t-il en le regardant, de haut en bas. Je suis Levi Ackerman, le psy de ce putain de lycée. Assieds-toi ici. Allez, dépêche, j'ai pas ton temps. Dans dix minutes je dois prendre le prochain.
Sans répondre, le lycéen aux yeux verts prit place sur la chaise en face du bureau du psychologue sans aucune aisance ni conviction. Le nez dans ses papiers et sans plus regarder Eren une seule fois, il lui demanda :
- Tu sais pourquoi je dois tous vous recevoir un par un ?
Étonné par cette question, Eren mit un peu de temps à répondre.
- Pour… Prévenir le harcèlement scolaire et faire en sorte que ceux qui en sont victimes prennent le réflexe de parler.
Son ton monocorde fit aussitôt réagir le psychologue. Son regard gris acier s'ancra dans celui, vert émeraude, d'Eren. Levi n'avait pas aimé cette façon de parler. Dans la voix du lycéen face à lui, le psychologue n'avait perçu aucune émotion. Ses yeux étaient différents. Loin d'être vides, ils exprimaient tant de choses… Ces cernes… Et puis, le gamin avait-il les joues aussi creuses la dernière fois ? Il y avait beaucoup trop d'éléments à décortiquer en un seul coup. Levi reprit bien vite la parole :
- Je ne te demande pas de ressortir ce qu'on t'a appris, mais de réfléchir un peu. Ces séances me permettent de cerner les élèves potentiellement dans le besoin –quel que soit le domaine– et de savoir qui je vais devoir revoir. La mesure mise en place par ton lycée n'est pas utile que pour le harcèlement scolaire, mets-toi bien ça dans le crâne. Ne te contente pas d'accepter ce que l'on te dit, cherche à voir plus loin.
Eren hocha simplement la tête. Il savait qu'il correspondait parfaitement aux élèves dont Levi parlait. Il était dans le besoin et c'était peu dire. Il se sentait déchiré de part en part, torturé par le retour et la proposition de Jean. Sous la table, il triturait nerveusement ses doigts, cachant ainsi un peu plus le fait qu'il tremblait légèrement.
- Et je pense qu'à voir ta tronche, tu dois en avoir, des choses à dire. Donc vas-y, je t'écoute et je te conseille de te mettre à parler asses vite si tu veux pas qu'on passe ces dix minutes à se regarder comme des cons dans le blanc des yeux.
Cette manière de parler, si brusque pour un adulte, si brut de pomme et paradoxalement si honnête fit presque sourire Eren. Ackerman n'avait pas l'air hypocrite comme la plupart de ses congénères, c'était déjà ça. Le lycéen détourna le regard.
- Qu'est-ce que je suis censé vous raconter ? Demanda distraitement Eren, ayant envie d'en finir au plus vite.
Levi soupira, semblant légèrement agacé.
- Toi, t'as pas l'air d'avoir la lumière à tous les étages. Quand tu vas voir un psy, tu fais quoi ? Tu racontes tes soucis, si tu en as. C'est pas compliqué.
Ces remarques un peu blessantes n'atteignirent paradoxalement pas Eren. Il avait beau être plus sensible que d'ordinaire, il savait que ce n'était rien par rapport à ce qui arriverait sans doute plus tard. Certains mots et souvenirs lui revinrent en mémoire et il ferma les yeux un instant. La dernière fois, de quoi l'avait traité Jean la veille de leur rupture ? Ah oui, de « sous-merde » et de « petite salope ». Les remarques piquantes du psychologue, ce n'était rien à côté du genre d'horreurs qu'avait pu lui dire Jean durant leur relation. Il avait passé plus de temps à le rabaisser et à lui faire comprendre qu'il n'était rien dans ce monde qu'autre chose.
Levi, voyant que son interlocuteur ne répondait pas à sa question, décida de tenter une autre approche :
- Tu sais quoi, gamin ? Tu vas m'écouter attentivement et répondre à une simple question.
Eren leva finalement le regard vers le psychologue. Levi savait que le lycéen avait perdu sa mère et qu'il vivait seul depuis un moment, mais il était inutile selon lui d'aborder le sujet. Le problème du gamin se trouvait ailleurs, il en était certain et remuer le couteau dans la plaie juste pour confirmer les éléments présents dans son dossier n'aurait sans doute pour effet que de le braquer inutilement. Il sentait qu'Eren n'était pas si fermé que ça à la discussion. Le jeune homme aux yeux verts avait beau être sur la défensive et faire comme si de rien n'était, Levi voyait clair en lui. Le gamin ne semblait pas avoir beaucoup de volonté, actuellement. Il fallait dire qu'il avait plus l'air d'un robot qu'autre chose. Ackerman reconnaissait cette fragilité dans son regard vert émeraude. S'il forçait un peu, il obtiendrait sans doute quelques informations sur le cas du jeune Jaeger.
Eren attendait que l'homme aux chemisier noir se décide à ouvrir la bouche, ce qui arriva bien vite :
- Est-ce que tu vas bien ?
Cette question eut l'effet d'une bombe sur le jeune homme dont les yeux s'écarquillèrent soudainement. Ce n'était pas seulement la surprise qui l'assaillait. Il y avait la peur, la douleur, l'émotion, aussi. Il était rare que l'on lui pose cette question. Même Mikasa et Armin ne s'étaient pas enquis de cela récemment, s'étant contentés de lui demander pourquoi il avait mauvaise mine. Le pire, pour Eren, c'était sans doute de voir à quel point ils étaient crédules, ne cherchant pas plus loin. À ce moment précis, une phrase prononcée par Levi un peu plus tôt lui revint en mémoire : « Ne te contente pas d'accepter ce que l'on te dit, cherche à voir plus loin. » Eren tilta et ancra son regard dans celui du psychologue. Il l'avait cerné depuis le début.
- Pourquoi me posez-vous la question alors que vous connaissez la réponse ?
Ce ton de reproche surprit légèrement Levi, qui ne s'attendait pas du tout à ce que le gamin soit aussi vif d'esprit. Néanmoins, il n'en montra rien, il fallait rester professionnel.
- Parce que c'est à toi de le formuler, pas à moi. Tu sais, l'avantage d'un psy, c'est que tu peux lui dire des choses dont tu ne peux pas parler à ta famille ou tes amis. Rien ne sortira de ce cabinet. C'est tout bénéf' pour toi. Bien évidemment, je ne te force à rien, c'est toi qui choisis, mais rappelle-toi que je suis pas payé pour rien et que toi, tu ne viens pas ici pour rien. Le secret médical est parfois très utile.
Ce fut au tour d'Eren de soupirer. Bien sûr qu'il voulait parler. Il en crevait d'envie. Néanmoins, cela ne changerait rien à sa situation actuelle. Une pensée particulière traversa l'esprit d'Eren. Il était vrai que parler à cet homme ne l'aiderait pas vraiment à arranger ses problèmes actuels. Cependant, cela ne lui permettrait-il pas de vivre un peu mieux les choses ? Avoir un peu moins le poids du silence sur son cœur, ne pas le sentir écrasé en permanence. C'était si tentant… Et réalisable. Levi avait raison. S'il ne pouvait pas en parler à ses amis, ce qui était effectivement le cas, il avait la possibilité de se confier à quelqu'un. Autre avantage, ce quelqu'un n'aurait pas pitié de lui et ne le jugerait pas. Monsieur Ackerman était un psychologue. Comme la plupart de ses congénères, il ne se souciait pas réellement des détails de l'histoire de ses patients. Autrement dit, il s'en fichait certainement. Du moins, c'était ce qu'Eren pensait.
Et cette pensée lui fit ouvrir la bouche.
- En ce moment, c'est juste un peu dur.
Une lueur triomphante mais non malsaine fut visible l'espace d'une seconde dans le regard acier de Levi. Il avait déjà gagné une bataille. Le petit n'était pas bête, loin de là, et le psychologue à la langue bien pendue avait su trouver les mots pour le faire parler au moins un peu.
- Et qu'est-ce qui est dur ? Lui demanda-t-il d'un ton neutre, ne voulant pas trahir une quelconque émotion.
- Le… Disons… L'illusion d'avoir le choix. C'est difficile parce que… On se demande quel choix pourrait nous préserver au mieux. On se torture l'esprit avant de se rendre compte qu'en fait, les deux auront des répercussions négatives sur nos vies.
Levi écoutait religieusement le plus jeune, assez étonné de ses propos. Sa manière d'exprimer son ressenti sans trop en dire était fascinante.
Eren se mit à regarder dans le vide.
- Jusqu'à il y a peu, je pensais que ma vie serait linéaire et voilà que du jour au lendemain, on me demande de faire un choix qui n'en est pas un. Au début, je ne savais pas quoi faire. J'étais persuadé que je pouvais choisir et suivre mes convictions, mes besoins. Je voulais… Me protéger. Aujourd'hui, je me rends compte que ce n'est pas possible. Parce qu'en réalité, je n'ai pas réellement le luxe de choisir.
Les prunelles acier de Levi détaillaient le visage d'Eren, analysant chaque élément qui pourrait lui servir. Pourquoi le gamin semblait-il si abîmé ? Si… Las ? Les yeux émeraude du lycéen s'ancrèrent dans ceux du plus âgé.
- Monsieur Ackerman, savez-vous ce que c'est ? C'est de la résignation. Je sais que je ne peux pas échapper à ce dilemme, que ces deux choix ne sont qu'une manière dissimulée de m'obliger à faire quelque chose. Peu importe ce que je dirai, peu importe ce que je choisirai, la finalité sera plus ou moins la même. Je vais me perdre.
Cette dernière phrase résonna dans le cœur de Levi. Alors qu'il allait ouvrir la bouche pour poser une question, une alarme provenant de son téléphone retentit. Déjà ? Les dix minutes s'étaient écoulées bien plus vite qu'il ne l'aurait imaginé. Ce gamin était fascinant et en même temps… Le mot échappait à Levi. Néanmoins, il griffonna quelque chose sur son carnet, avant de relever les yeux vers Eren, qui semblait franchement peiné. Il n'était guère difficile de comprendre pourquoi. Le lycéen devait se taire alors qu'il avait à peine commencé à parler. Cependant, le peu qu'il avait pu dire suffisait pour le moment. Que ce soir pour lui ou Levi.
- La séance est finie. Je suis désolé, elle a été plutôt courte.
Eren se leva et se racla la gorge, tentant de faire comme si cela ne l'affectait pas trop alors que l'envie de pleurer se faisait forte. Dieu sait à quel point il était frustré. Pourquoi n'avait-il pas plus de temps ? En réalité, il en connaissait la raison : durant ces deux jours, la majorité du lycée devait passer. Néanmoins, il avait tant envie de rester, tant envie de parler. Heureusement, il avait pu en dire un peu, mais aurait-il seulement l'occasion de pouvoir compléter son récit ?
- Ce n'est pas grave, dit-il d'une voix légèrement enrouée.
Levi voyait bien l'expression qu'arborait le plus jeune. Il n'hésita donc pas une seconde avant de lui tendre un petit papier et de lui dire ceci :
- Je t'ai pris un rendez-vous avec moi pour le début de semaine prochaine, donc… Pour dans quatre jours. Cette fois, on aura beaucoup plus de temps, une heure. Reviens me voir, si tu en as envie.
Pour une fois, l'on vit de l'humanité et de l'inquiétude dans le regard d'ordinaire si froid et impénétrable de Levi. Eren prit le papier et le rangea dans son sac avant de sourire et de remercier le plus vieux. Ce sourire certes sincère brisa le cœur du jeune adulte. Parce que ce sourire était accompagné de deux prunelles émeraudes légèrement embuées, qu'Eren cacha bien vite en se retournant.
