Alecto appuie longuement sur la sonnette mais, cette fois encore, sans résultat : la porte du numéro 12, Grimmauld Place, ne s'ouvre pas.
Elle recule de quelques pas sur les pavés de l'impasse, jauge les trois étages des briques grisâtres, la peinture de la porte d'entrée et des volets qui s'écaille tristement. Là où les cheminées de toutes les demeures du quartier répandent allègrement, dans l'air glacé, leurs arabesques de fumées, celle-ci fait exception. Avec ses volets fermés au beau milieu du jour, on la croirait presque inhabitée. Si les maisons étaient des gens, celle-ci serait une très vieille douairière ruinée, aux cheveux gris et aux paupières closes, perdue sur le chemin entre la vie et la mort.
Alecto renonce, même si la déception et la frustration affluent en elle en vagues houleuses dont l'écume se répand dans ses veines. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner. Elle reviendra demain, après sa journée de travail.
Les cloches d'une église du quartier carillonnent la fin du service dominical. Les talons d'Alecto claquent précautionneusement sur les pavés recouverts d'une couche de verglas. Soudain, dans son dos, un verrou cède. Elle s'arrête net dans son élan et se retourne. La porte du numéro 12 pivote sur ses gonds, dévoilant d'abord un visage masculin, émacié et blafard, puis un buste étroit noyé dans un pull noir.
« C'est vous ? l'interpelle l'homme. C'est vous qui avez sonné ? Les trois fois ? »
Le ton est loin, très loin d'être aimable, mais Alecto est la seule passante, dans cette rue. Difficile d'accuser quelqu'un d'autre.
« Vous êtes Regulus Black ?
— Je ne crois pas en Dieu ! » aboie-t-il en guise de réponse.
Elle se demande un instant si elle n'a pas affaire à un dément.
« Vous êtes venue pour me parler de qui, cette fois ? Le Christ ? Jéhovah ? Shiva, peut-être ? »
Paupières plissées, il la scrute, hostile. À cinq mètres de là, Alecto reste plantée au milieu de la ruelle, prise au dépourvu. Depuis la veille, elle a eu le temps d'imaginer maintes scénarios à propos de sa rencontre avec Regulus Black, mais aucune de ces phrases d'accroches ne figurait dans le texte.
« Je me suis peut-être trompé, crache Regulus qui, après réflexion, semble ne pas lui trouver l'allure d'une prêcheresse de la bonne parole. Votre religion à vous, c'est le capitalisme, c'est ça ?
— Je… tente Alecto, mais il ne lui laisse pas le temps d'aller plus loin dans sa tentative d'explication.
— … vous pouvez remballez vos gâteaux, vos tupperwares, ou bien vos putain d'aspirateurs ! Pas intéressé. »
Là-dessus, Regulus Black rabat fermement sa porte, prêt à la claquer.
« Attendez ! proteste Alecto en s'élançant vers lui pour l'en empêcher. Je n'ai rien à vous vendre, ni parole divine ni tupperware ! Je suis…»
Elle se tient juste devant lui, à présent. Sur la première marche décrépie du perron. Prête à sacrifier son sac à main dans l'interstice de la porte pour l'empêcher de la fermer. Il l'interrompt à nouveau :
« Je sais qui vous êtes. »
Il vient seulement de la reconnaître. Il est étrange d'avoir sous les yeux quelqu'un dont il n'a connu les traits que sous les coups de pinceaux d'Amycus, mais c'est indéniablement elle.
« Vous êtes Alecto. La soeur d'Amycus Carrow. »
La voix est plus grave d'une octave, moins hostile mais à peine aimable, avec une sorte de question sans point d'interrogation.
De près, Alecto dissimule sa stupeur. À la fois parce qu'elle ne comprend pas comment il a pu deviner son identité, mais surtout parce que le Regulus Black de la photographie est à peine reconnaissable. Le jeune homme qu'elle a devant elle en est une copie blême aux joues creusées et aux yeux éperdus. Toujours beau, mais d'une beauté ravagée, écorchée. Abîmée de ses excès.
« Vous arrivez trop tard.
— Je vous demande pardon ? »
Il ne lui répond pas tout de suite. Il ne la regarde même plus, semble tout entier perdu dans la contemplation de la rue pourtant déserte, comme s'il attendait quelque chose. Comme s'il appréhendait quelque chose, plus exactement.
« Vous arrivez trop tard, répète-t-il finalement, du bout des lèvres. Il n'est plus ici. Amycus. »
Le coeur d'Alecto s'accélère.
« Vous savez où il est parti ? »
Une ombre passe sur le visage de Regulus.
« Non. Allez-vous en. Je ne peux pas vous aider. Je ne sais rien. »
Il claque la porte pour de bon, sans lui laisser le temps de réagir. La seconde suivante, reprenant ses esprits, Alecto se met à tambouriner à la porte. De toutes ses forces.
« Vous mentez, Regulus ! s'égosille-t-elle, sans considération pour les voisins. Je sais que vous mentez, que vous savez quelque chose ! Vous l'aimez ! Ou vous l'avez aimé ! Je sais ! Je sais, pour vous deux ! Vous savez forcément quelque chose ! »
Aucune réponse. L'intérieur de la maison est toujours plongé dans un profond silence immobile. Alecto plonge la main dans la poche de son imperméable, sort la photographie, et la glisse sous le mince interstice de la porte d'entrée. Dans sa tête, elle compte jusqu'à trois. Mais rien ne se passe.
Elle en est rendu à vingt, lorsque Regulus ouvre la porte et recule d'un pas pour la laisser entrer à l'intérieur.
Dès le hall d'entrée, elle est assaillie par l'odeur : celle des vieilles maisons.
L'odeur de renfermé, avec des relents de poussière et, en note de fond, la terrible effluve des secrets de famille dissimulés sous les tapis. Elle reconnaîtrait cette odeur entre toutes, c'est celle de son enfance au Manoir Carrow. Lorsque la maison où elle vivait avec Gideon a commencé à empester cette même flagrance de bienséance, de rêves enterrés et de malheurs, elle a fait ses valises et elle est partie. Elle ne pensait pas la sentir à nouveau, encore moins ici.
« Vous ne pouvez pas rester longtemps, » prévient-il immédiatemment.
Son ton transpire une sorte de crainte informulée mais contagieuse, si bien qu'Alecto n'ose pas lui demander pourquoi.
Elle le suit dans un corridor faiblement éclairé par d'anciennes lampes à gaz, assaillie par un pénible sentiment de malaise qui doit autant à l'odeur de la maison et aux souvenirs d'enfance qu'elle appelle qu'à l'attitude de son hôte, dont le comportement erratique lui rappelle les mauvais jours d'Amycus. Lorsqu'il était en plein manque et la suppliait de lui prêter de l'argent en lui contant de nébuleux mensonges.
Le décor n'arrange rien. La tapisserie, sombre et gondolée d'humidité, se décolle dans les coins. Au-dessus de leur tête, un lustre en forme de serpent, maculé de poussière, dont l'ampoule doit être grillée, semble être le repaire favori des araignées de la maison. Alecto les observe avec appréhension, puis son attention est vite détournées. Les murs sont couverts de portraits inquiétants, par dizaines. Dans leurs cadres dorés, elle jurerait qu'une centaine d'yeux l'observent, que des sourires de Joconde saluent son passage.
« Mes ancêtres, » explique succinctement Regulus en surprenant le regard d'Alecto sur les tableaux encadrés.
Elle frissonne, réalise tout à coup ce que les peintures ont de si dérangeant. Elle leur trouve des airs de vanités. Comme si les modèles n'étaient que des natures mortes, aux seuls yeux vivants, et inquisiteurs.
Ils ne s'attardent pas dans le long corridor, empruntent une porte puis un escalier qui donne sur le premier étage, et arrivent finalement au salon. Du menton, sans dire un mot, Regulus désigne le canapé, et Alecto s'assoit.
« Un thé ? Un café ? propose-t-il avec une sorte de politesse forcée et empruntée, comme si ce genre de civilités étaient exhumées d'un autrefois lointain aux antipodes de sa vie actuelle.
— Comme vous.
— Café, alors, tranche-t-il. Je viens juste de me réveiller. »
Cette précision tient lieu de reproche voilé.
« Désolée, » marmonne Alecto, sans la moindre trace de culpabilité.
Après s'être faite hurler dessus et claquer la porte au nez, elle ne l'est pas vraiment. Tandis qu'il disparaît dans la pièce annexe, elle poursuit son observation des lieux. Son angoisse diffuse ne la quitte pas. Il est des endroits où l'on se sent terriblement mal, et cette maison fait partie de ceux-là. Tout comme Regulus, elle semble avoir connu un passé plus grandiose et plus fastueux avant de sombrer, lentement mais sans opposer de résistance, dans une longue et pénible déchéance.
La pièce est plongée dans une semi pénombre. Les lourds rideaux de velours vert sont tirés, empêchant la clarté du jour de passer, seul un lustre de cristal diffuse sa lumière tamisée. Les armoires vitrées, encadrant la cheminée condamnée, renferment un véritable cabinet de curiosité : ouvrages anciens, insectes sous verre, masques tribaux - vaguement terrifiants -, poignards en argent, crâne de phrénologie, boîtes d'ivoire et bouquets fânés. Le tout maculé d'une épaisse couche de poussière, comme si personne ne s'en était approché depuis le siècle dernier. Les seuls éléments récents sont un carton vide de pizza, sur la table basse, et des cadavres de bouteilles de bière sur un guéridon. Lorsque ses yeux s'habituent à l'obscurité, Alecto distingue, dans les recoins de la pièce, aux pieds des fauteuils, des rideaux, et même sur le buffet, des silhouettes animales. Anormalement immobiles. Elle réalise soudain, avec un mouvement de recul amorti par les coussins, que ce sont des chiens empaillés. Tous des Basset, aux longues oreilles pendantes et aux yeux larmoyants.
Regulus revient à cet instant, apportant avec lui un plateau d'argent sur lequel reposent deux tasses, la cafetière pleine et un sucrier. Derrière ses jambes, un petit chien trottine. Un Basset, bien vivant, celui-là, qui se met à grogner sitôt qu'il aperçoit l'imperméable et les bottes d'Alecto.
« Du calme, Kreattur, lui ordonne Regulus, avant de se tourner vers cette dernière : j'ai bien peur qu'il ne soit pas très hospitalier envers les visiteurs. Ses ancêtres sont bien plus civilisés, ajoute-t-il, sarcastique, avec un geste de la main qui englobe l'ensemble des formes empaillées dont les ombres inquiétantes peuplent les recoins de la pièce.
— C'est une… tradition familiale ?
— Les Basset ou la taxidermie ? »
Alecto marque un temps d'arrêt : « Les… Basset, répond-t-elle, incertaine.
— Mh. Oui, » confirme-t-il distraitement.
Regulus dépose le plateau au centre de la table, prend place dans un fauteuil, en face du canapé et attrape un sucre qu'il lance à Kreattur. Son butin entre les dents, le chien s'éclipse hors de la pièce pour aller le déguster en paix.
« Ma famille a toujours eu des Basset. Ils ne vivent jamais très longtemps, malheureusement. Trop de consanguinité. Enfin, nous n'avons pas le temps de parler de tout ça. Et ce n'est pas la raison de votre visite. »
Son buste longiligne s'incline au-dessus de la table basse, l'encolure de son pull dévoile des clavicules osseuses. Du bout des doigts, il fait glisser la photographie pour la rendre à Alecto :
« Où avez-vous eu ça ? »
La manche de son pull se relève, à peine, mais assez, tout de même, pour dévoiler un avant-bras pâle orné d'un dessin à l'encre noire. Du peu qu'elle a pu voir, Alecto trouve que ça ressemble beaucoup à l'un des tatouages d'Evan. Mais la manche retombe prestement sur le poignet anguleux de son propriétaire, et elle chasse ce détail de son esprit.
« Dans les affaires d'Amycus, » résume-t-elle laconiquement.
Regulus attrape la cafetière, se sert une tasse à laquelle il ajoute une quantité de sucre déraisonnable. Puis il tire une flasque plate en argent de la poche de son pantalon et ajoute une rasade d'alcool à son café, imperturbable, en dépit du lourd regard d'Alecto posé sur lui. Il porte la tasse à ses lèvres, sans la boire, et les traits de son visage s'estompent derrière un nuage de vapeur.
« Vous êtes allée chez lui ? Comment avez-vous fait ? Qui vous a… »
Il s'arrête un instant, se tait, et hoche la tête comme si Alecto avait formulé une réponse élaborée. Il boit une longue gorgée avant de reprendre la parole :
« Evan, bien sûr, devine-t-il en répondant à sa propre question. Evan est le seul à avoir la clé. Alors comme ça, vous le connaissez ? C'est lui qui vous a amenée là-bas ? J'imagine que tout ça a un rapport avec le fait qu'il ait emprunté ma voiture l'autre soir ?
— Je pensais que vous m'aviez laissé entrer pour répondre à mes questions. Pas moi aux vôtres, fait observer Alecto.
— Que vous a-t-il dit ? l'ignore Regulus, avec un empressement qui confère à la fébrilité. Evan. Que vous a-t-il dit à propos d'Amycus ?
— Rien, il… Il m'a dit qu'il ne savait rien, finit-elle par avouer. Seulement qu'il était parti dans la précipitation. Il ne m'en a pas dit la raison. Je me suis dit que vous, vous en sauriez plus. »
Le regard de Regulus épingle le sien. Il a les yeux gris, soulignés de cernes violets, et le blanc de l'oeil moucheté de vaisseaux sanguins explosés. Le regard de quelqu'un dont les cauchemars hantent les nuits depuis des semaines. Et probablement les jours, aussi.
« Pourquoi croyez-vous que j'en saurais plus ?
— Parce que vous étiez proches. Très proches, même.
— D'où tenez vous ça ? Ce n'est sûrement pas Evan qui vous l'a dit, tranche-t-il d'avance.
— Personne n'a eu besoin de me le dire, répond impatiemment Alecto. J'ai trouvé la photo. La manière dont vous le regardez. Quand je l'ai vue, j'ai compris ce qu'il y avait entre vous. Et je connais mon frère. Je sais qu'il… j'ai toujours su qui il était. »
Elle baisse les yeux pour ajouter : « Qui il aimait.
— Vraiment ? ricane Regulus. Alors vous saviez qu'il préférait les hommes, mais vous n'avez rien dit quand vos parents l'ont mis à la porte pour cette exacte raison.
— Ça ne s'est pas passé comme ça ! C'est lui… qui est parti, rectifie Alecto en fronçant les sourcils. Et si vous savez ça, reprend-t-elle, bien décidée à ne pas se laisser déstabiliser par les détours de cette conversation, c'est forcément parce que vous êtes proches de mon frère. Comment l'auriez-vous su, sinon ?
— Nous l'étions. Au passé, » corrige-t-il, avant de plonger dans sa tasse pour lapper son café-gin à petites gorgées assoiffées.
Alecto sent la peur qui fait ses noeuds, à l'intérieur d'elle. Dans ses poumons, sa cage thoracique, son estomac, les noeuds apparaissent partout.
« Comment ça ? »
Au passé. Qu'a-t-il voulu dire par-là ? Regulus relève le nez de sa tasse :
« Il m'a quitté. Il y a plusieurs semaines. Trois… Quatre, peut-être. J'ai quelques difficultés à me repérer dans le temps. »
Ce qui n'a rien d'étonnant, pense-t-elle, s'il prend du gin en guise de petit-déjeuner.
« Que s'est-il passé ? »
Il esquisse une sorte de sourire. Difficile de qualifier de sourire quelque chose qui semble si désabusé.
« Vous savez comment il est… Amycus ne pardonne pas. Jamais. Pas de pardon. Pas de seconde chance. Il tire un trait. Vous êtes bien placée pour le savoir, non ?
— Pardon ?
— Je sais qu'Amycus ne vous parlait plus, lui rappelle cruellement Regulus. Vous non plus, il ne vous a pas pardonnée. Je ne sais pas pourquoi, il n'est jamais rentré dans les détails. Mais je sais qu'il ne vous parlait plus. Et depuis un sacré bout de temps. »
Plus de trois ans, songe Alecto. Ça lui paraît une éternité. Trois ans sans échanger le moindre mot avec son frère, trois ans sans savoir ce qu'il fait, où il est. Elle se souvient parfaitement, en revanche, de la dernière fois qu'ils se sont vus. C'était à peu près à la même période, en décembre, juste avant les fêtes de fin d'année. Ils étaient dans un pub de Soho et buvaient des Irish Coffee. Ils s'étaient échangés leurs cadeaux de Noël. Pour lui, l'autobiographie de Peggy Guggenheim et de nouveaux pinceaux en poils de martre rouge. Pour elle, une vieille édition de Peter Pan trouvée au marché aux puces de Portobello. Il avait pris le temps de dessiner sur chaque page, dans chaque marge, parfois même au beau milieu des paragraphes, rendant la lecture impossible. Elle était si contente qu'elle en avait eu les larmes aux yeux, il avait secoué la tête, gêné par cet encombrant déballage d'émotions, l'avait traité d'incorrigible dramaqueen. L'air embaumait la bière et l'odeur des résineux parce qu'ils étaient assis tout près d'un immense sapin où clignotaient des ampoules multicolores. Ils avaient passé une belle fin d'après-midi. Le lendemain, Alecto prenait le train pour rentrer passer les fêtes au Manoir Carrow, sans Amycus, qui n'était plus invité depuis longtemps. Mais ce n'était pas la cause de leur dispute. Il ne lui en a jamais voulu pour cette raison-là.
La dispute a eu lieu plusieurs semaines après ce jour au pub, en janvier. Elle était chez elle quand elle a reçu un coup de téléphone d'Amycus. Il l'appelait depuis une cabine téléphonique, ça s'entendait à la ligne pleine de fritures. Il venait juste d'apprendre la nouvelle de son mariage avec Gideon Prewett en recevant le carton d'invitation à la cérémonie : elle n'avait pas eu le courage de lui annoncer en face la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Il hurlait dans le combiné. Il a encore plus hurlé quand elle lui a appris qu'elle laissait tomber l'université, une année avant d'être diplômée. « Ils t'ont eue, Alecto ! Père et Mère ! Tu es rentrée dans le moule, tu t'es perdue… Tu vas devenir comme elle ! Une femme sans âme, enfermée entre les quatre murs de son manoir, avec son collier de perles et sa vie de merde… Et avant même que tu ne t'en sois aperçue tu seras vieille, et tu n'auras pas vécu… et tu te rendras compte de ce que t'es devenue, une femme creuse, vide, dans son manoir vide, dans sa petite vie vide, avec son coeur vide… comme eux. Bon sang, mais il ne t'aime pas, Alecto, ton Gideon ! Tu as tellement besoin d'être aimée que t'as dit oui au premier pauvre type qui t'a dit trois mots gentils, mais il ne t'aime pas ! Tu coches seulement les critères de sa liste. Jeune. Jolie. Éduquée. Bonne famille. Riche. Ce n'est pas toi qu'il aime, ce sont les critères de sa liste ! Et toi, stupide, tu l'as cru… Tu veux devenir comme eux, et bien soit, gâche ta vie, Alecto, va-y. Deviens comme eux ! » C'est elle qui a raccroché, furieuse, coupant court à la lithanie hargneuse de son frère. Il n'est pas venu au mariage, bien sûr. C'est la dernière fois qu'ils se sont parlé : ces dix minutes de hurlements au téléphone. Elle n'a jamais réussi à le joindre pour lui avouer qu'il avait raison. Et même lorsqu'il a su qu'elle avait réparé son erreur et terminé ses études, puisqu'Evan lui a dit qu'il avait fini par apprendre qu'elle était employée chez Christie's, il n'est pas revenu vers elle.
Regulus a raison. Amycus n'a jamais été du genre à accorder son pardon.
« Qu'est-ce qu'il ne vous a pas pardonné ? Qu'est-ce qui s'est passé entre vous ? interroge Alecto en repoussant, le plus loin possible, les souvenirs qui l'assaillent.
— Vous ne prenez pas de café, finalement ? » lui lance-t-il tout à coup, comme s'il ne l'avait pas entendue.
Ce revirement la laisse médusée, avec l'impression d'avoir en face d'elle un être encore plus insaisissable, encore plus lunatique que son frère. Les lèvres de Regulus s'arrondissent en une moue étonnée, sa voix prend une inflexion d'hôte courtois où son pur accent londonien semble enfin à sa place, comme si elle avait à faire à une toute autre facette de sa personnalité :
« J'aurais dû vous servir, ce n'était pas très poli de ma part. »
Il replace délicatement sa propre tasse sur sa soucoupe en porcelaine, saisit à nouveau la cafetière qu'il vide généreusement dans la tasse d'Alecto.
« Sucre ? »
Elle secoue négativement la tête.
« Gin ?
— Non, merci. »
La flasque disparaît dans la poche de Regulus. Il lui tend sa tasse, puis s'enfonce à nouveau dans les profondeurs de son fauteuil de velours, en tailleur, dans une position enfantine de repli sur lui-même.
« Je crois que c'était une erreur de vous faire entrer. Vous n'avez pas la moindre idée du danger qu'i être venue ici, » assène-t-il finalement, retrouvant sa voix normale.
La tête rejetée en arrière, il achève sa tasse de café en une longue rasade.
« Qu'est-ce que vous insinuez ? l'interroge-t-elle prudemment.
— Vous ne savez donc rien ? Vous ne savez même pas ce que faisait votre frère, dans ce hangar où vous avez trouvé cette photo ? Vous ne savez pas pour qui il travaillait ?
— Je sais qu'il était faussaire pour le compte de Bellatrix Black, le détrompe Alecto. Où est le rapport avec votre rupture ? »
Regulus sort à nouveau sa flasque, en verse le contenu dans sa tasse jusqu'à la dernière goutte, et termine cette dernière d'une seule traite.
« Ma cousine n'aimerait pas apprendre que vous rôdez sur les traces de votre frère, que vous posez des questions. Ce serait fâcheux que la police s'intéresse à cette affaire et à ses activités. Elle a déjà perdu son meilleur faussaire, elle détesterait d'autant plus que cette histoire lui cause des ennuis. Elle détesterait vraiment ça.
— Je n'ai pas l'intention de causer des ennuis à quiconque. Je veux simplement trouver Amycus. Comprendre pourquoi il est parti si… précipitamment. Ça a quelque chose à voir avec vous ? Ou avec Mrs Black ?
— C'est de ma faute. »
Regulus n'ajoute rien de plus. Il glisse la main au fond de sa poche, pour saisir sa flasque, mais il se rappelle d'un seul coup qu'elle est vide. Sa main retombe sur sa cuisse. Il a l'air terriblement désemparé.
« Votre dispute ? tente de comprendre Alecto, de plus en plus perturbée par sa personnalité fluctuante. Cette chose qu'il ne vous a pas pardonné ?
— Tout. Tout est de ma faute. »
Une pensée secrète voile le regard de Regulus.
« J'ai besoin de comprendre, souffle Alecto, avec la sensation de devoir lui arracher chaque mot pour recueillir la moindre miette d'explication, et d'être encore plus perdue à chaque phrase qu'il prononce. J'ai besoin que vous m'aidiez. C'est à cause de ce qui s'est passé entre vous qu'il est parti ? »
Les yeux égarés de Regulus retrouvent la réalité, remontent le long de la silhouette d'Alecto, de ses bottes éraflées jusqu'à son béret vert perché sur son crâne, et retombent enfin sur son visage implorant. Elle a l'exacte expression dont l'a doté Amycus, lorsqu'il a peint son tableau, cette expression hypnotique de ceux qui sont sur le point de se briser. Il se demande si c'est aussi cette expression qu'il verrait sur son visage, s'il se regardait dans un miroir. Ça fait longtemps qu'il évite le tête-à-tête avec son reflet.
Plus il regarde Alecto, plus il lui semble bien trop cruel de lui révéler la vérité. Il la devine cousue de la même étoffe que lui : elle non plus, elle n'aura pas la force de la supporter. Elle est déjà couverte d'accrocs. S'il lui dit ce qui est arrivé à Amycus, elle finira comme lui. En lambeaux.
Il se lève brusquement du canapé, chancèle à cause du gin qui lui est monté à la tête.
« Vous ne pouvez pas rester plus longtemps. Bellatrix risque d'apprendre que vous êtes venue, et si elle…
— Je n'ai pas l'intention de mêler la police à ça. Je ne veux pas attirer d'ennuis à Amycus, ni à votre cousine, ni à personne. Je veux seulement comprendre, le presse-t-elle. S'il vous plaît. Vous ne m'avez presque rien dit.
— Vous feriez mieux de partir... Je suis désolé. »
Debout, Regulus s'agite, l'air perdu, la voix hachurée d'une panique grandissante. Alecto commence à prendre peur, de lui, pour lui, pour Amycus, par-dessus tout. Elle se lève. Kreattur, alerté par le bruit, rapplique depuis le couloir en aboyant aggressivement. Caché derrière les pieds dorés d'un fauteuil, il demeure toutefois à bonne distance d'Alecto.
« S'il vous plaît, partez. Il ne faut pas revenir ici. Si Bellatrix…
— Mais, pour Amycus… Vous devez me comprendre, vous l'aimez, vous aussi ! Si je le retrouve, ça pourrait s'arranger entre vous et… S'il vous plaît, vous devez bien avoir une idée de l'endroit où il est allé !
— Je ne sais pas. »
Il ne crie pas, contrairement à Alecto, pourtant ces quelques mots semblent le terrasser.
« Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ! »
Elle se rend à l'évidence : elle n'obtiendra rien de plus de lui, quand bien même elle est certaine qu'il en sait bien plus que ce qu'il ne lui a dit. Elle raffle la photographie sur la table basse, se glisse hors du salon, dévale les escaliers. Elle sent la présence de Regulus, dans son dos. Il titube, manque une marche et n'évite la chute qu'en se raccrochant maladroitement au mur, bousculant au passage un cadre qui se met à tanguer.
Au bout du long hall d'entrée, sur le seuil de la porte principale, elle s'immobilise et pivote vers lui. Elle a une toute dernière question, une seule. Si elle ne la lui pose pas, ça la hantera. Il faut qu'elle sache.
« Comment vous m'avez reconnue, tout à l'heure ? Est-ce qu'Amycus a gardé des photos de nous ? »
Il secoue la tête : « Un tableau. Il a fait un portrait de vous. »
Puis sans ajouter un mot, il ouvre la porte, qui résiste un peu. Le vent les surprend tous les deux. Le ciel est d'un blanc neigeux, les nuages, opaques, se tiennent bas et effleurent les cimes des immeubles. Sur le trottoir d'en face, les squelettes nus des pommiers s'agitent dans une danse macabre.
Alecto franchit le seuil, puis les marches du perron, tout en retenant sur sa tête son béret qui menace de s'envoler. Elle n'a pas besoin de se retourner pour deviner que déjà, la porte du numéro 12 s'est refermée. Comme tout à l'heure, elle entend le verrou dans son dos, et elle comprend que Regulus est retourné se noyer dans son gin et ses secrets.
Longtemps, elle erre dans la ville, sans se rendre compte vraiment du chemin que ses pas lui font prendre. Ce n'est qu'au beau milieu d'une rue animée de Soho qu'elle réalise. Au bout de cette rue se trouve le pub irlandais où elle a vu Amycus, la toute dernière fois. Le subconscient est parfois un sale traître sournois, mais cette fois, elle ne se laissera pas piéger aussi facilement. Elle traverse au pas de course un passage piéton en se mêlant à la foule joyeuse des touristes et des passants, gagne une rue perpendiculaire et poursuit sa route. Elle n'a aucune envie de passer devant ce pub. Elle sait d'avance que la vitrine sera couverte de buée. Que dans un coin, dans le fond, exactement comme il y a trois ans, trônera un immense sapin, décoré de boules de Noël aux couleurs du drapeau de l'Irlande et soupoudré de fausse neige. Et qu'elle aura le souffle coupé par la peine, rien qu'en le voyant.
Elle ne peut penser à autre chose qu'aux derniers mots de Regulus. « Il a fait un portrait de vous. » Ça lui semble a cessé de faire des portraits, ou même du figuratif en général depuis longtemps. Bien avant son départ de la maison. Elle se souvient des crises qu'il piquait, enfant, avant d'aller aux cours de dessin auxquels l'avaient inscrit leurs parents. Il détestait ça. Toutes ces règles, ces conventions, les histoires de perspective et de proportion. Jeune adolescent, il a laissé tomber ces cours et, de guerre lasse, les parents ont cédé. Il s'est mis à compulser des ouvrages d'expressionnisme abstrait. Il adorait blasphémer devant leur mère en clamant que la seule illumination mystique de son existence lui venait de Pollock. Il n'avait plus jamais dessiné quoi que ce soit que l'on puisse accuser d'appartenir au réel, à l'exception de quelques gribouillis au stylo-plume que lui réclamait Alecto pour illustrer les pages de ses livres préférés. Alors, un portrait, un portrait d'elle, ça lui semble absurde. D'autant plus qu'elle n'a pas vu le moindre portrait dans le loft qui lui a servis de squat, du côté des docks. Est-ce que ça veut dire qu'il l'a embarqué avec lui, où qu'il soit allé ?
Elle a du mal à y croire. Tout laisse à penser qu'il est parti parce qu'il avait de terribles ennuis. Dans ces circonstances, un tableau n'aurait fait que l'encombrer dans sa fuite. Et puis, un tableau d'elle… Elle, à qui il en voulait tellement. À qui il ne parlait plus depuis trois ans. « Gâche ta vie, Alecto, va-y. Deviens comme eux ! » Cette phrase émerge à nouveau de sa mémoire, si irrévocable, avec son allure de malédiction. Elle donnerait cher pour savoir ce qu'est devenu ce tableau. Le voir, en revanche, non. Elle craint trop d'entrevoir la haine d'Amycus dans ses coups de pinceau.
Au bout de la rue, Hyde Park point à l'horizon, aussi saturé de couleurs et fantasque qu'une illustration d'Alice au Pays des Merveilles. Au milieu des hectares de pelouse verdoyante a éclos le marché de Noël annuel, avec ses chalets en rondins, son labyrinthe de loupiotes accrochées d'arbre en arbre, ses manèges étincelants et ses sculptures de glace plantées au milieu des allées. Alecto s'y dirige en se disant que l'ambiance la réconfortera mais, au milieu de toutes ces familles, des éclats de rires et des cris surexcités des jeunes enfants, elle réalise à quel point elle a eu tort. Rien de mieux pour l'étourdir de solitude que l'un de ces dimanche après-midi précédant les fêtes au milieu d'une foule jouant à la perfection la comédie du bonheur familial.
Frigorifiée, elle finit par s'approcher d'un chalet dont l'enseigne, Les Trois Balais, dodeline au gré du vent avec un petit grincement. La patinoire à ciel ouvert est toute proche, envahie de silhouettes évoluant avec une grâce plus ou moins discutable sur la glace. La gérante, une grande blonde aux hanches plantureuses moulées dans un tablier à frous-frous, sert des choppes de bière écumantes à trois hommes avant de se tourner vers Alecto.
« Quelque chose pour te réchauffer, love ? s'enquit-elle familièrement avec un sourire plein de sollicitude devant le nez rougis et les doigts exsangues d'Alecto.
— Un chocolat chaud, s'il vous plaît. »
Sans qu'elle n'ait rien réclamé d'autre, Alecto se voit servir son chocolat avec un supplément de chantilly et un cupcake grassouillet au glaçage en forme de flocon. Elle récupère toute la monnaie qu'elle trouve dans le fond de ses poches pour la poser sur le comptoir et se confond en remerciements.
« Rosmerta ! s'exclame une voix derrière elle. Il te reste de ton hydromel aux épices ? »
Avec un simple clin d'oeil, Rosmerta empoche les seules trois pounds du chocolat chaud, repoussant de la paume le reste de la monnaie subsidiaire vers Alecto, et s'éclipse déjà vers le nouveau client. Alecto récupère monnaie, tasse brûlante et cupcake puis libère les lieux. Elle se trouve une place tranquille non loin de la patinoire et assez proche du stand d'une rôtisserie voisine pour sentir une chaleur bienheureuse lui parcourir le dos. Entre les formes dansantes des patineurs, elle distingue le kiosque à musique. Au centre, l'orchestre joue l'air de Winter Wonderland, si approprié au décor.
Mais rien de tout cela ne la réconforte. La rencontre avec Regulus ne lui a presque rien appris alors qu'elle espérait tant de lui. Elle pensait qu'il saurait où trouver son frère, ou qu'il pourrait au moins l'aider à comprendre la vie qu'il a menée ces dernières années et le pourquoi de son départ. Elle ne s'attendait certainement pas à cet espèce de jeune dandy déchu, alcoolique et incohérent. Elle est repartie de Grimmauld Place avec bien plus de questions. Sur le tableau, sur la relation de son frère avec Regulus, sur le rôle de Bellatrix Black dans cette énigmatique histoire de fuite. Et qui répondra à ces questions ?
Pour ne rien arranger, l'atmosphère festive, tout autour d'elle, appuie exactement là où ça fait mal. Dans les souvenirs des Noëls passés. Dans ceux à venir, où Amycus n'apparaît pas. Quant au Noël présent, elle ne veut même pas y penser. Où es-tu, Amycus ? Elle termine son chocolat chaud, à peine réchauffée, en se disant que les métaphores dickensiennes n'augurent absolument rien de bon sur son état mental. Elle voit d'ici la tête que ferait Remus si elle lui parlait de ça. « T'es pas un peu trop jeune pour te la jouer Ebenezer Scrooge ? » arguerait-il sans doute, avec son flegme habituel. Trop jeune, non. Juste trop pauvre.
Elle emprunte une allée du parc moins fréquentée, laisse le marché de Noël derrière elle. La musique de l'orchestre et le brouhaha de la foule sont rapidement étouffés par le vent qui souffle dans les arbres. Sortie d'Hyde Park, elle retrouve la civilisation urbaine, les feux de signalisation, les klaxons des taxis. Elle n'est plus qu'à quelques pas de chez elle. Dans une minuscule quincaillerie du quartier, elle s'arrête, achète un marteau et un sachet de clous, puis rentre enfin se mettre à l'abri dans son studio. Un courant d'air claque la porte d'entrée dans son dos.
Elle passe le reste de son après-midi, juchée sur la pointe des pieds, en équilibre sur son pouf, à planter des clous dans chaque mur de son appartement. Elle accroche méticuleusement chaque tableau, chaque toile d'Amycus. Il y en a bientôt du sol au plafond. Le studio ressemble à une galerie d'art surchargée. Entre les fenêtres, les couleurs vives du Henry Moret jurent parfaitement avec le reste. Alecto tournoye sur elle-même pour admirer le résultat, marteau à la main, légèrement effrayée par les méandres de son propre comportement. Elle s'arrête, les yeux écarquillés, pour observer une toile qui, à première vue, n'avait pas du tout attiré son attention, mais qui le fait maintenant. Elle est semblable à toutes les autres, ou presque, avec ses éclaboussures intuitives et sombres. Un air de famille, quoiqu'elle soit différente malgré tout, avec le célèbre tableau Full Fathom Five. Et en effet - comment a-t-elle fait pour ne pas le remarquer avant ? comment est-ce que ça a pu échapper à Evan ? — la signature n'est pas celle d'Amycus, mais celle de Jackson Pollock. Une imitation impeccable. Le J acéré, dépourvu de boucle. Les deux L reliés d'un trait. C'est un faux, un faux grandiose, parce qu'Amycus connaît l'oeuvre du maître emblématique de l'action-painting mieux que n'importe qui, après toutes ces années à l'étudier, à l'admirer, à l'imiter. Ce qu'Alecto a devant les yeux, sur un mur de son appartement, est une prouesse que sa commanditaire avait sûrement l'intention de revendre des milliers de livres, des millions, peut-être, en la faisant passer pour un tableau original de Pollock perdu entre les mains d'un collectionneur privé, d'un propriétaire inconscient de sa valeur, puis heureusement retrouvé.
Elle décroche le tableau du mur et le planque sous son canapé, prise de soupçon. Et si Evan l'avait sciemment laissé chez elle, afin de s'assurer de son silence ? Il l'en a menacée, après tout. Elle pourrait sérieusement être accusée de recel si la police trouvait ça dans son studio. Ou pire. Elle pourrait s'attirer les foudres de cette Mrs Black, dont Regulus semble avoir une telle crainte et qui semble être la raison de la disparition d'Amycus, si celle-ci vient à penser qu'Alecto lui a dérobé l'une de ses précieuses contrefaçons.
Il faut qu'elle s'en débarrasse à tout prix. Le plus vite possible.
« Comment se fait-il que tu ne sois pas au bord de l'apoplexie, ce matin ? » s'étonne Remus Lupin en passant une tête soupçonneuse dans l'encadrement de la porte du bureau d'Alecto, en ce lundi après-midi.
Un stylo en suspens dans la main, elle lève le nez du contrat de vente qu'elle tente tant bien que mal de rédiger correctement, même si ses pensées sont toujours accaparées par Regulus, son frère, et le tableau dissimulé sous son canapé.
« À t'entendre, on croirait que je traverse l'existence comme si chaque journée était une catastrophe nucléaire en soit, s'offusque-t-elle.
— Chaque journée, non, proteste Remus. Chaque rendez-vous avec McGonagall, en revanche… J'allais dire comme une crise des missiles, pour être honnête, lance-t-il après une seconde de réflexion. Mais catastrophe nucléaire, ça marche très bien aussi. »
Alecto en lâche son stylo, qui retombe sur le bureau avec un bruit métallique. Toutes les pensées qui l'ont parasitée la journée entière s'évanouissent pour laisser la place à ce nouveau problème.
« Un rendez-vous avec McGonagall ? Elle a avancé notre rendez-vous du 14 ? s'épouvante-t-elle.
— Non, elle ne l'a pas avancé, » répond Lupin en secouant la tête.
Alecto expire tout l'air de ses poumons, soulagée.
« C'est aujourd'hui, on est le 14, annonce-t-il avec une moue contrite, vraisemblablement navré de devoir l'en informer.
— Oh. »
C'est tout ce qu'elle trouve à dire, assommée par la nouvelle. Remus pénètre à l'intérieur du bureau en une enjambée soucieuse.
« Difficulté d'élocution. Perte de mobilité, relève-t-il. Ça a l'air sévère, comme apoplexie. Tu dirais que tu souffres d'un trouble ou d'une dissociation de la vision ? Les deux, peut-être ? »
Elle le réduit au silence d'une oeillade assassine. L'intéressé en éprouve un soulagement certain : les facultés cérébrales sont intactes.
« Bon sang. Je n'ai rien préparé. Et McGonagall va me poser des questions sur la collection qu'elle m'a envoyé voir vendredi et je ne sais absolument pas quoi faire, se désole Alecto. Quoi que je lui dise, elle voudra en savoir plus et je… »
Elle s'interrompt d'elle-même, ouvre un tiroir brusquement et Remus l'entend remuer tout un bric-à-brac à l'intérieur. Elle extirpe un poudrier qu'elle ouvre d'une rotation experte du poignet pour y vérifier son reflet. L'annulaire aérien, elle retouche son rouge-à-lèvres puis elle referme le tiroir et saute à pieds-joints de sa chaise pour se mettre debout, traquant le moindre pli récalcitrant sur sa robe. Remus observe, de marbre, son manège avec une impression de déjà-vu.
« Ne te mets pas dans tous tes états. N'oublie pas d'expirer. Et essaye d'être raisonnable, McGonagall ne va pas te lapider.
— Mais je ne me suis même pas renseignée sur le collectionneur qu'elle doit me présenter ! s'agite Alecto, la voix chevrotante de désespoir.
— Horace Slughorn. Lord de quelque chose, ou bien vicomte, hésite Remus. Enfin, tu vois le tableau. Vis dans son manoir, dans une campagne perdue… Dans le Hampshire. Ou le Yorkshire. Dans ce coin, là, quoi…
— Le Hampshire et le Yorkshire sont à l'oppo…, relève Alecto d'une petite voix, mais Remus ne l'écoute pas.
— … avec sa vieille mère et une armée de domestiques, comme si on était encore en 1880 sous la Reine Victoria. Collectionneur d'art à ses heures perdues. Faut bien décorer un peu le manoir. McGo' et lui se connaissent depuis l'époque des culottes courtes. Il adore faire semblant qu'ils sont amis, mais la vérité, c'est qu'elle exècre l'air qu'il respire. Enfin bon. C'est tout de même un assez bon client de Christie's, tous les cinq ans, environ, il s'amène et s'achète un tableau qui vaut plus cher que tous les salaires qu'on gagnera, toi et moi, en une vie. Il a des goûts relativement déplorables, voire infâmes, mais c'est un snob fini. Si tu lui dis que ça va impressionner ses amis, il sortira le chéquier.
— Comment se fait-il que tu sois au courant de tout ça ?
— C'était mon client, la dernière fois qu'il est venu il y a quelques années. Trois ans, peut-être. C'était avant que tu travailles ici. Il avait trois tableaux de Sir Edwin Landseer qu'il voulait vendre. »
Le regard de Remus se perd dans le vague tandis qu'il réfléchit : « Des tableaux représentant des chiens, je crois… Il adore les chiens. La chasse à courre, ce genre de trucs d'aristo.
— Des chiens ? soupire Alecto, à la fois dédaigneuse et affolée. Mais pourquoi McGonagall me convoque pour un type qui aime les tableaux de chiens, pour l'amour du ciel ? C'est pas du tout mon rayon, j'ai pas ça sous la main dans les sous-sols, moi ! À la limite, je crois qu'on a une sculpture de Brancusi quelque part, un truc encombrant à mourir, avec des oiseaux, tu crois que… ? »
Remus lui accorde un haussement d'épaules très peu encourageant :
« Aucune idée. On verra bien.
— Tu es convoqué au rendez-vous, toi aussi ?
— Oui. Apparemment, Slughorn m'adore. J'imagine que je vais jouer le rôle de la tapisserie. »
Sa présence au rendez-vous semble rassurer Alecto, qui prend une grande inspiration pour dominer autant que possible sa tendance à l'hystérie, comme à chaque fois qu'il est question de sa patronne.
« Tu crois que j'ai le temps d'aller fumer ? Juste une cigarette. Ou huit.
— Certainement pas. Tiens. »
Remus lui glisse entre les mains un petit emballage en plastique orange sorti de sa poche. Elle devine qu'il s'agit d'une barre chocolatée, et lui offre un sourire reconnaissant.
« Tu mangeras ça dans l'ascenseur. Allez, viens. »
C'est Lily Evans, la secrétaire de McGonagall, qui les précède dans le couloir du deuxième étage et leur ouvre la porte du bureau. La patronne de Christie's est assise, très droite, dans un fauteuil à oreilles dans le coin salon. Elle porte l'un de ses éternels tailleurs à motifs tartan et aux épaulettes vertigineusement hautes dont Alecto se demande parfois si elle est venue au monde avec. Ses lunettes oeil-de-chat sont perchées tout au bout de son nez et, lorsqu'elle incline le visage vers les deux nouveaux venus pour les saluer, elle a l'air si sévère et si suspicieux qu'Alecto est prête à avouer tous les méfaits qu'elle a pu commettre au cours des dix dernières années. Remus, heureusement, s'avance d'une démarche tranquille pour serrer la main de l'homme qui occupe à lui seul la banquette trois places, face à McGonagall.
« Bonjour, Mr Slughorn, c'est un plaisir de vous revoir.
— Moi de même, mon garçon, s'exclame Horace Slughorn en lui secouant chaleureusement la main, un très grand plaisir ! »
Avec son costume trois pièces, sa chemise à plastron rigidifiée par l'amidon et tendue sur son ample ventre, son noeud-papillon à motifs équestres et sa veste ornée de boutons dorés, Alecto l'imagine sans le moindre mal à Buckingam Palace ou à Balmoral, en train de manger du consommé de faisan avec la Reine.
« Je disais à l'instant à ma chère Minerva à quel point j'ai été enchanté de la manière dont vous vous êtes occupé de la vente de mes Landseer, la dernière fois. Enchanté, vraiment. »
À la dérobée, Alecto épie l'expression de McGonagall dont les lèvres pincées trahissent l'irritation qu'elle éprouve à être appellée « ma chère Minerva » en public.
« Et voici Miss Carrow, lance McGonagall lorsqu'Alecto s'avance à son tour pour serrer la main de Slughorn. Ne restez pas plantés là, tous les deux, asseyez-vous, » leur somme-t-elle, à Remus et elle.
Ils obéissent sur le champ, se tassent côte à côte sur la méridienne à pattes de lion.
« Voulez-vous que je demande à Miss Evans de vous apporter du thé ? Non ? s'étonne McGonagall avant de proposer poliment, pince-sans-rire : un fond de liqueur, peut-être ? Je crois savoir que Miss Carrow apprécie l'amaretto…
— Non merci, » refuse l'intéressée avec un sourire légèrement figé, ignorant du mieux qu'elle peut l'air ahuri de Remus, à sa droite.
Horace Slughorn s'éclaircit la gorge : « Pour moi, ce ne serait pas de refus, Minerva. »
Renonçant à déranger sa sécrétaire pour si peu, McGonagall cueille le verre que lui tend Slughorn et s'éloigne vers la desserte qui fait office de bar afin de faire le service.
« Mr Slughorn est actuellement en pleine redécoration de sa propriété qui se trouve dans le Staffordshire, » amorce-t-elle, le dos tourné, en tendant le verre de liqueur vers la lumière du jour qui entre par la fenêtre afin d'en juger la couleur.
Alecto gratifie Remus d'un regard en coin. Le Staffordshire ? articule-t-elle silencieusement. Il a un sourire d'excuse pour ses maigres compétences en géographie.
« Et il est à la recherche de quelque chose… d'exceptionnel, pour sa salle de réception, » poursuit McGonagall en revenant vers eux.
Le parquet proteste sous l'assaut de ses talons de six qui claquent à une cadence déterminée.
« Tout à fait, approuve Slughorn en réquisitionnant son verre dont il se permet une gorgée. Tout simplement exquis, ma chère, » la complimente-t-il dans un semblant d'aparté.
Récupérant sa place dans son fauteuil, McGonagall se borne à l'ignorer :
« Mr Slughorn est à la recherche d'un oeuvre unique. Quelque chose qui… pimenterait sa collection personnelle. Un peu de renouveau.
— Je dois dire que j'ai beaucoup de paysages de la campagne anglaise du XIXème. Quelques jolies scènes de chasse à courre, également, révèle l'intéressé avec une fierté évidente. Et puis j'ai toujours eu un petit faible pour les peintres animaliers…(il croise tout à coup le regard de McGonagall et son enthousiasme se modère) mais ma chère Minerva pense qu'il serait judicieux d'investir dans l'art… disons… un peu plus contemporain.
— Vous ne serez pas déçu de votre entrée au vingtième siècle, je vous l'assure, acquiesce celle-ci, piquante. Toutefois je ne voudrais surtout pas vous forcer la main. Si vous ne vous sentez pas prêt, je pense que Mr Lupin trouvera quelque chose à votre goût dans son catalogue.
— Nous aurons un Alfred Munnings aux enchères le mois prochain, confirme Remus d'un simple hochement de tête.
— Oh, vraiment ? Munnings, dites-vous ? s'éclaire Slughorn avant de se reprendre d'un raclement de gorge. Je veux dire, je suis tout à fait prêt pour le vingtième siècle, Minerva.
— Dans ce cas, j'ai toute confiance en Miss Carrow pour trouver ce qu'il vous faut. Elle a un oeil excellent. Savez-vous qu'elle a écrit sa thèse de fin d'études sur la poétique de l'expressionnisme abstrait ? Un mouvement résolument passionnant, n'est-ce-pas ?
— L'expressionnisme abstrait ? répète Slughorn du bout des lèvres, vaguement effrayé.
— L'expressionnisme abstrait, confirme McGonagall, autoritaire. Ça rendra magnifiquement dans votre salle de réception. »
Slughorn plonge sa main libre dans le pot à biscuits, au centre de la table basse, et en extirpe une pleine poignée de shortbread au chocolat dont la seule vision semble l'aider à accepter la nouvelle.
« Je serais ravie de faire des recherches pour trouver une oeuvre qui vous conviendra, Mr Slughorn, intervient Alecto. Avez-vous… enfin, peut-être… un artiste de prédilection ? se hasarde-t-elle.
— Je crains d'être assez novice en matière d'art abstrait, admet-il, mais si c'est ce que préconise ma chère Minerva… J'ai toute confiance en son jugement…
— C'est ce que tout le monde s'arrache en ce moment, réplique, un brin courroucée, la « chère Minerva ».
— C'est le meilleur moment pour investir, l'appuie Alecto. Et vos invités n'en reviendront pas. Ce sont des oeuvres parfaites pour lancer la conversation lors d'une soirée mondaine, vous savez.
— Bien, bien, bien, cède Slughorn en enfournant un biscuit, qu'il fait passer d'une gorgée de liqueur. Va pour l'expressionnisme abstrait… puisque c'est ce qui ce fait de mieux en ce moment… »
Les minutes suivantes sont consacrées aux détails. Couleurs, taille, délais, budget. Slughorn prend finalement congé, non sans demander à Remus de le raccompagner jusqu'à la sortie. Officiellement pour lui éviter de se perdre dans le labyrithe qu'est Christie's. Officieusement pour en apprendre un peu plus sur le fameux Munnings inscrit à la vente du mois prochain.
« Une minute, Miss Carrow, ne vous enfuyez pas si vite. »
Alecto, qui s'apprêtait à regagner son bureau du sous-sol, s'immobilise sur le pas de la porte et pivote lentement vers McGonagall.
« Oui ?
— Nous n'avons pas pu parler de votre rendez-vous de vendredi. La collection anonyme. Et bien ? Quelque chose à faire pâlir Sotheby's de jalousie, j'espère ?
— Je… C'est assez… difficile à dire, en fait, s'enlise maladroitement Alecto qui regrette instantanément de ne pas avoir simplement répondu par la négative, quitte à décevoir McGonagall. J'étudie encore la question.
— Vous allez vous en sortir ? Ce nouveau rôle est peut-être au-dessus de vos capacités..
— Je vais m'en sortir, se reprend-t-elle d'un ton vif. Vous aurez mon compte-rendu avant la fin de la semaine.
— Jeudi. Au plus tard. »
McGonagall se fend d'un infime oscillement de tête qui n'a d'autre signification que « vous pouvez disposer ». Alecto s'éloigne à grands pas, enfin délivrée, et appuie vigoureusement sur le bouton d'appel de l'ascenseur, pressée de s'enterrer dans ses quartiers. Les portes métalliques s'ouvrent avec leur note musicale habituelle. À l'intérieur, se trouve Narcissa Malfoy. Blondeur sans fin qui boucle sur ses épaules. Cardigan rose boutonné jusqu'au dernier bouton. Ras-de-cou en diamant sur sa gorge laiteuse. Alecto monte dans l'ascenseur en maudissant cette journée. Les trois mètres carrés exhalent l'odeur capiteuse, glamour et définitivement expensive du parfum de Narcissa.
« Bonjour, Alecto.
— Bonjour, » répond l'intéressée, vaguement surprise : elles n'ont guère pour habitude d'échanger des politesses, encore moins de s'appeller par leurs prénoms respectifs.
L'ascenseur entame sa descente.
« J'avais l'espoir de vous croiser, continue Narcissa.
— Dans quel but ? »
Après tout, elles se sont soigneusement évitées les deux dernières années, aussi conscientes l'une que l'autre de leur viscérale incompatibilité professionnelle et personnelle.
« J'ai peu de temps pour vous expliquer, répond Narcissa. C'est à propos de Regulus. Mon cousin. Il m'a fait écho de votre… visite. Ça ne me regarde aucunement mais je m'en voudrais de ne pas vous donner ce conseil. N'y retournez pas, Alecto. Si votre frère a eu des ennuis avec Bellatrix, je vous conseille de ne pas vous en mêler. Ma soeur n'est quelqu'un que je qualifierai de recommandable.
— Vous savez quelque chose ? souffle Alecto.
— Rien. La seule chose que je sais, c'est que vous devriez faire comme moi. Vous tenir à bonne distance de tout ça. Bellatrix ne supporte pas que l'on mette le nez dans ses affaires. »
Les portes s'ouvrent sur le niveau -2 et, dans le clac clac des hauts talons de Narcissa qui s'éloignent, résonne longtemps cette mise en garde inattendue.
Quelques notes de musique s'échappent par la porte d'entrée. Une courte mélodie au piano, jolie, douce, triste, étrangement familière, suivie d'un bref silence. Le même air, à nouveau, imperceptiblement différent, sauf pour une oreille attentive. Trois faux accords plaqués avec impatience. Un juron. Le silence, encore, qu'Alecto chasse en frappant trois coups.
La porte s'ouvre sur Wilkes, qui la toise de toute sa hauteur. S'il est surpris, il n'en laisse rien paraître.
« Je m'en doutais, » maugrée-t-il.
Dans son dos, le piano reprend. Une autre variante de la même mélodie, inlassablement. Un air qui n'est ni vraiment une berçeuse ni vraiment une musique funèbre, mais qui est un peu les deux à la fois. Une berceuse funèbre.
« Vous vivez ici, avec Evan ? lance Alecto, qui n'avait pas songé, avant de lui rendre visite, qu'Evan puisse avoir de la compagnie, ou pire, un colocataire.
— Malheureusement oui. Dix ans que ses problèmes squattent mon paillasson, » réplique Wilkes.
Alecto hausse les sourcils, mais juge préférable de ne pas se formaliser de l'analogie.
« Je savais que j'allais finir par vous trouver sur le pallier. On n'entendra plus jamais parler d'elle, bougonne Wilkes, singeant la voix d'Evan. Bien sûr, ouais, la preuve, vous êtes là. Règle numéro un, ne jamais. Ja-mais. Se fier à ce que dit Rosier. Je devrais me la faire tatouer quelque part, celle-là. »
Alecto, qui sent bien que tout ce monologue ne lui est pas destiné, ne sait pas sur quel pied danser.
« Il est dans le coin ?
— Piano, répond Wilkes. Dix ans que je me coltine son foutu piano. Dix ans qu'il joue la même chose. Il essaye de jouer une musique qu'il a entendu quand il était petit, précise-t-il. Il n'a jamais réussi à retrouver l'air. Evan adore les causes perdues. »
Cette pique-là également, Alecto devine sans mal qu'elle lui est personnellement adressée. Quelque part dans l'appartement, dont elle n'aperçoit qu'un hall encombré et un fragment de la cuisine depuis l'endroit où elle se tient, le piano cesse.
« Rosier ! s'époumone Wilkes, profitant de ce silence opportun. Ton problème est devant la porte !
— Mon problème ? répète distraitement la voix d'Evan, un peu lointaine.
— Tu sais. Celui dont j'étais censé ne plus jamais entendre parler, » complète Wilkes, sardonique.
Puis, afin d'abolir le moindre doute qui pourrait persister, il conclut d'une voix forte : « Blondie ! »
Alecto croise les bras, toujours sur le pallier. Wilkes a pour elle un dernier regard torve.
« J'espère vraiment ne plus entendre parler de vous, après ça, lui lance-t-il. Pour vous, comme pour moi. »
Il tourne les talons, disparaît dans la cuisine au moment où Evan apparaît dans le hall, une cigarette intacte coincée entre les lèvres, des lunettes de rat de bibliothèque sur le nez qu'il enlève prestement et fourre dans sa poche avec un petit air embarrassé dès qu'il réalise que c'est Alecto qui se tient sur le seuil. Des images foudroyantes de l'autre nuit émaillent ses pensées, sulfureusement troublantes.
« Qu'est-ce qui t'amène ? » lui lance-t-il sans s'embarrasser d'un bonjour.
C'est à croire, décidément, que personne ne sait ouvrir une porte en faisant preuve d'un minimum de politesse, dans cette ville. Mais son intonation est toutefois bien différente de celle, méfiante et courroucée, de son colocataire.
« Besoin de te voir, » réplique-t-elle, sans développer.
L'ambiguité de sa phrase fait plâner une certaine tension. Pourtant, il ne lui demande pas la moindre précision sur ses intentions. Heureusement. Elle serait bien incapable de répondre. Elle a beau se répéter depuis la veille qu'elle doit le revoir pour élucider les trous dans l'histoire de Regulus, une part d'elle-même, plus lucide, sait que la vérité est bien moins avouable. Son désir de voir Evan est un désir tout court.
« J'imagine que le dragon qui garde ces lieux n'a pas du être ravi de te trouver là, commente-t-il à la place, avec un vague mouvement de tête en direction de la porte close où s'est engouffré Wilkes un peu plus tôt.
— Il a crâché quelques flammes, admet Alecto à mi-voix, amusée. Tu vas te faire sermonner. »
Evan hausse une épaule nonchalante : « J'ai l'habitude. Personne ne m'a plus sermonné que lui. Dans une autre vie, il a du être prêtre. Ou chef de l'état-major général. Ou mère de famille. »
Alecto se demande si, derrière la porte, Wilkes écoute leur conversation.
« On pourrait peut-être… aller marcher ? suggère-t-elle. Je voudrais te parler. »
Il acquiesce, attrape sa Barbour pendue au porte-manteau voisin par la capuche, repêche dans les abysses d'une de ses poches un vieux briquet oublié et allume enfin sa cigarette d'une main, refermant de l'autre la porte d'entrée derrière eux.
Ils marchent un moment sans prononcer un seul mot, sans destination précise. Les docks de Wapping, tout en monochrome de gris, laissent bientôt place aux ruelles qui bordent la Tour de Londres. Toutes les échoppes environnantes sont des attrape-touristes qui vendent des parapluies aux couleurs de l'Union Jack, des cartes postales kitsch et des tasses commémoratives du récent mariage du Prince Charles et de Lady Di.
« Je t'ai entendu jouer du piano, » lance-t-elle soudain.
Ils contournent un vendeur ambulant de jellied eels devant lequel s'amoncelle une masse de badauds affamés.
« Pas sûr que jouer soit le terme correct, nuance Evan avec un sourire bancal. Mais… Oui, ça m'arrive. Parfois.
— Wilkes m'a parlé du morceau que tu essayes de retrouver. »
Il n'est pas certain de comprendre pourquoi elle aborde ce sujet, tout à coup, alors qu'il est évident qu'elle est venue lui parler de tout autre chose. Mais qu'importe, à quoi bon la brusquer ? Il finira bien par comprendre la raison de sa venue. Et rien ne l'empêche de profiter, en attendant, de cette promenade inattendue. Du coin de l'oeil, il l'observe. Elle a les yeux rivés au sol, elle regarde où elle met les pieds. Il s'amuse de la voir caracoler parmi les pavés, enjamber les flaques d'eau verglacées d'un pas de danse maladroit afin d'épargner glissade et noyade à ses bottes en cuir.
« On monte ? » propose-t-il en désignant d'un geste la volée de marche, face à eux, qui donne accès au Tower Bridge.
Elle approuve d'un léger signe de tête. Là-haut, ils font quelques pas sur la passerelle piétonne. Les touristes sont rares, en ce lundi soir. Le pont est presque à eux. Quelque part, entre les deux tours, ils s'arrêtent, s'accoudent à la rembarde bleue. L'heure du five o'clock tea est à peine dépassée que déjà, la nuit se referme doucement sur la ville, se pare de la lumière pâle des réverbères comme d'un collier de perles. De l'autre côté du pont, au-dessus de la rive sud, une constellation de lueurs rouges s'éparpille contre le ciel, là où l'ossature des grues se confond avec l'obscurité.
« Ça ressemblait au début d'une sonate de Beethoven, » reprend Alecto.
Ainsi, elle en est toujours à cette histoire de piano.
« Moonlight Sonata, opine Evan. Je sais. Mais ce n'est pas vraiment l'air que je cherche. C'est… Quand j'étais enfant, ma soeur jouait quelque chose qui ressemblait un peu à ça. Je crois que c'est une mélodie qu'elle avait composé elle-même.
— Tu ne lui as pas demandé de te l'apprendre ?
— Je n'ai pas eu le temps. »
Dans le silence qui les enveloppe, il devine qu'elle a compris.
« Et puis après… je n'ai jamais réussi à trouver la moindre partition dans ses affaires. Je crois qu'elle jouait ça de tête. »
Une navette fluviale aux fenêtres illuminées arrive droit vers eux, passe sous leurs pieds, se fait avaler tout rond par le pont.
« Je suis allé voir Regulus Black, hier, » annonce finalement Alecto de but en blanc, en fixant l'horizon qui s'étale devant eux.
Evan tourne la tête vers elle brusquement, incrédule.
« J'ai trouvé une photo de lui avec Amycus, coincée derrière un tableau, explique-t-elle avant qu'il ne lui pose la moindre question. Et j'ai réussi à trouver son adresse. »
Elle passe sous silence les détails de sa fouille dans la boîte à gants de la Triumph.
« Pourquoi ?
— J'ai pensé qu'il en saurait plus, puisqu'ils étaient ensemble, lui et Amycus. »
Evan n'a pas l'air d'être surpris. Elle ne lui apprend rien.
« Alors, qu'est-ce qu'il t'a dit ? » l'interroge-t-il, d'un ton trop calme pour l'être sincèrement.
Elle s'arrache enfin à la contemplation de la Tamise. Heurte son regard contre le sien. Un pli furieux lézarde son front, entre ses sourcils.
« Tu me demandes ça parce que tu as peur qu'il m'ait donné une version différente de la tienne ?
— Regulus n'est pas en état pour quoi que ce soit, argue-t-il avec une agitation contenue. Quoi qu'il ait pu te dire, je peux t'assurer que c'est sûrement très loin de la vérité.
— Tout ce qu'il m'a dit, c'est que mon frère l'a quitté. Peu de temps avant son départ. C'est très loin de la vérité, alors ? riposte-t-elle en le défiant du regard. Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas parlé de ça ? de Regulus ? Qu'est-ce que t'essayes de me cacher ? »
Il secoue la tête, se compose une expression neutre pour ne pas laisser transparaître le soulagement qui le traverse. Il n'a rien dit, Regulus n'a rien dit. Elle ne serait pas là, sur ce pont, à discuter avec lui, sinon. Elle serait chez les flics pour les dénoncer.
« Rien. Je ne te cache absolument rien. Qu'est-ce que ça aurait changé, que je te parle de Regulus ? lâche-t-il, d'un ton qui imite l'indifférence. Quand ton frère est parti, ils n'étaient plus ensemble. Et je ne me suis jamais mêlé de leurs histoires !
— Qu'est-ce qui s'est passé entre eux ? Regulus a dit que tout était de sa faute.
— Regulus n'est rien qu'un gosse, Alecto. Un gosse complètement instable ! Et si tu l'as rencontré, tu ne peux pas faire semblant de ne pas l'avoir remarqué. T'as vu ses bras ? Il s'est tellement piqué que ses veines ressemblent à des passoires ! Il picole du matin au soir, il est juste… »
Evan s'interrompt, soupire, puis baisse d'un ton.
« Arrête de remuer le passé de ton frère. Il t'aurait contacté, s'il l'avait voulu. Il sait où tu travailles, après tout. Mais il l'a pas fait. Et maintenant, il est parti. Alors cesse de lui courir après, ça ne sert à rien. Il ne veut pas que tu le retrouves. »
Elle est impassible, mais ses yeux la trahissent. Il peut y voir à quel point elle accuse ses paroles. Il baisse la tête, incapable de soutenir ce regard. Tout ce qu'il parvient à se dire, pour se justifier, c'est qu'il n'a pas eu le choix. Il devait lui dire ça. La blesser, lui rappeler qu'Amycus ne voulait pas d'elle dans sa vie, c'est bien la dernière carte qu'il lui reste à jouer.
« Evan. »
C'est presque un murmure. Il relève la tête. La dernière fois qu'elle a prononcé son prénom, c'était pour obtenir des réponses à ses questions. Peut-être, finalement, qu'ils se valent l'un l'autre. Qu'elle est aussi calculatrice que lui. Sa carte maîtresse, à elle, c'est celle-ci : l'intonation que prend sa voix quand elle prononce les deux syllabes de son prénom. Et à ce jeu, elle gagnera toujours.
« Tout ce que je veux, c'est comprendre. Je te promets que je te foutrais la paix avec mes questions, après ça. Et je te promets que tu n'entendras plus parler de moi,» promet-elle, reprenant la phrase que Wilkes lui a jeté au visage, cette promesse qu'Evan a faite en espérant de jamais avoir à la tenir.
Elle se tait lorsqu'une passante très pressée, aux bras couverts de paquets de chez Harrods, passe près d'eux en les frôlant, mais elle ne le lâche pas des yeux et reprend, lorsque cette dernière s'est suffisamment éloignée :
« Puisque tu me dit que tu n'as rien à me cacher, puisqu'Amycus est simplement parti, tu pourrais juste me dire… ce que j'ai besoin d'entendre. Tu pourrais m'aider à comprendre. S'il est parti à cause d'une banale rupture, qu'est-ce que tu risques à me le dire ? Pourquoi tu as si peur de ce que je pourrai découvrir sur mon frère ? »
Elle l'a piégé. Dans les règles de l'art. S'il ne répond pas à cette question-là, c'est un aveu.
« Donc c'est pour ça que tu avais besoin de me voir ? Parce que Regulus n'a pas su répondre à tes questions. »
Pour ça et rien d'autre ? Mais il refuse de poser cette question à haute-voix. Comme à chaque fois, ce qui importe, c'est ce qu'il ne dit pas.
Le dos appuyé contre la rembarde, ses cheveux malmenés par le vent qui souffle à contre-sens, elle lève le visage vers lui, dans l'attente. Et dans ces traits éperdus d'espérance, il comprend que ses questions, ses recherches, c'est en fait tout ce qui lui reste. Il cède. Que peut-il faire d'autre ?
« Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé entre ton frère et Regulus, je te l'ai dit. Ils se sont connus… il y a un an, peut-être un peu plus, quand Bellatrix a ramené Amycus aux docks afin qu'il travaille pour elle. Ne me demande pas comment Bella et Amycus se sont rencontrés, anticipe-t-il en la voyant arrondir la bouche, je ne sais pas. J'imagine que d'une manière ou d'une autre, elle l'a sauvé, elle l'a aidé. Qu'il lui était redevable. C'est comme ça qu'elle fonctionne, elle ramasse les chats errants. Ceux qui n'ont personne. C'est sa manière à elle de s'assurer qu'on lui sera fidèle. Enfin bref, Amycus… il ne sortait jamais vraiment de chez lui, sauf pour aller chercher ses doses à Whitechapel. Parfois pour aller chez Regulus. Sinon, il restait enfermé. Il peignait tout le temps, du matin au soir. Des nuits entières, parfois. C'est Regulus ou moi qui allions chez lui récupérer les toiles qu'il faisait pour Bella, donc ça doit être comme ça qu'ils se sont rencontrés. Ils se ressemblent un peu, à leur manière. Déconnectés de la réalité, même si c'est pas pour les mêmes raisons. Ils se défonçaient ensemble, Amycus testaient toutes sortes de trucs hallucinogènes, pour stimuler sa créativité, soit-disant. Mais ils étaient pas du genre à s'afficher ensemble, évidemment, ça n'aurait pas été prudent. Personne d'autre n'était au courant, en dehors de Wilkes et moi. Je ne les ai vus ensemble qu'une seule fois. J'étais venu chercher un tableau que Bellatrix avait vendu quand je les ai vus se disputer, alors je suis reparti avant qu'ils ne s'aperçoivent de ma présence. Et puis ça s'est terminé entre eux pas longtemps après, je ne connais pas les détails. Je te l'ai dit, Regulus est instable, alors… Peut-être que oui, ça a un rapport avec le départ d'Amycus.
— Ils se disputaient à propos de quoi ?
— Comment tu veux que je le sache ? Je suis même pas resté une minute. Je n'essayais pas d'écouter ce qu'ils disaient.
— Et pourquoi ça n'aurait pas été prudent, qu'ils s'affichent ensemble ? »
Evan la contemple, sans savoir s'il doit rire de sa naïveté ou la diagnostiquer folle.
« Tu crois vraiment que ce serait passé inaperçu, dans ce milieu ? Tu connais beaucoup de criminels qui font la gay-pride ?
— Tu es le seul criminel que je connaisse. Mes statistiques ne sont pas fiables. »
Elle hausse une épaule, comme pour balayer ce qu'elle vient de dire, et reprend : « Ce que je voulais dire c'est… Est-ce que des gens auraient pu en vouloir à Amycus, s'ils avaient su ce qu'il y avait entre eux ? Bellatrix Black, par exemple ? Après tout, Regulus est son cousin… peut-être qu'elle n'a pas apprécié. Peut-être qu'il avait reçu des menaces, et que c'est pour ça qu'il est parti ?»
Evan rejette l'hypothèse, catégorique.
« Bellatrix se fiche bien de ce genre de chose. Tant que le travail est fait, que l'argent rentre et que la police regarde ailleurs, ça ne l'intéresse pas de savoir qui couche avec qui. »
Il garde pour lui qu'ils sont l'exception à la règle. Si Bellatrix apprend ce qu'il a fait - contacter Alecto, lui refiler les tableaux d'Amycus, faire l'amour avec elle - elle ne s'en fichera pas : c'est évident. Avec une seconde de retard, il se corrige. Quand elle l'apprendra. Maintenant que Regulus est au courant, il est impossible qu'elle ne le sache pas.
S'il veut limiter les dégâts, il faut qu'il cesse de voir Alecto. Et il faut qu'il l'empêche de poursuivre ses recherches, elle en sait déjà bien assez. Ça n'apportera que du malheur. Et beaucoup d'emmerdes.
« Le fait est que ton frère n'est plus là, Alecto. C'est tout. Peu importe la raison de son départ, ça ne change rien. Il est parti. Et il ne veut pas que tu le retrouves, répète-t-il avec insistance. Alors tu devrais passer à autre chose. »
Puis il fait demi-tour, s'éloigne sans regarder par-dessus son épaule. Sans se retourner lorsqu'elle prononce à nouveau son prénom, ni lorsqu'elle s'élance derrière lui.
« Mais qu'est-ce que tu fais ?!
— Je rentre, » réplique-t-il sans s'arrêter.
Il traverse la passerelle, dévale les escaliers d'un pas rapide. Elle le rattrape par la manche de son imperméable au niveau de la dernière marche et cette fois, il est bien obligé de s'arrêter.
« Que veux-tu de plus, Alecto ? Je t'ai dit ce que je savais, c'est bien pour ça que tu avais besoin de me voir, non ?
L'intonation, bien que distante, est dépourvue d'animosité. Seulement amère de toutes les désillusions qui affleurent à la surface des mots, tranchantes. Comment a-t-il pu croire une seule seconde qu'elle est venue pour autre chose que ses sempiternelles questions ?
« Non, rétorque-t-elle, sans lâcher sa manche. Ce n'est pas la seule raison.
— Alors pour quelle autre raison ? la défie-t-il.
— J'avais envie... de te revoir. »
Elle décide sur l'instant de taire l'histoire du faux Pollock. Quelque chose lui laisse à penser que ce n'est pas de son fait. Qu'il n'a pas essayé de la piéger. Elle ne sait pas exactement d'où cette certitude lui vient. Peut-être à cause de l'instant fugace où il s'est débarrassé de ses lunettes, lorsqu'il l'a aperçue sur le pas de la porte, tout à l'heure. Peut-être à cause de cette histoire à propos de la sonate de sa soeur, et de la manière dont il lui en a parlé. Peut-être à cause de la façon qu'il a de la regarder. Comme si elle était une cause perdue particulièrement fascinante.
« Mais il y a quand même une dernière chose dont je voulais te parler… ne peut-elle s'empêcher d'ajouter. Quelque chose que m'a dit Regulus. Ce n'est pas à propos de mon frère, précise-t-elle en sentant Evan se dérober et sa manche lui glisser entre les doigts. Enfin, pas directement. Il m'a dit qu'Amycus avait fait un portrait. De moi. »
Evan tressaille. Alecto libère son bras, certaine qu'il va s'éloigner encore une fois, mais il reste immobile, face à elle qui le surplombe, sur la marche supérieure des escaliers.
« Il n'était pas au hangar, poursuit-elle. Sinon je l'aurai vu. Je me suis demandé où il est passé, j'ai eu le temps d'y réfléchir, toute la journée. Et j'ai pensé… »
Elle baisse la voix dans un chuchoti, ses yeux posés sur lui avec gravité, comme si elle s'apprêtait à lui soutirer un terrible secret.
«… j'ai pensé que c'est toi qui l'avais récupéré. Et que tu l'as gardé. »
Il sourit. Un sourire désarmant, parfaitement inattendu. À quoi bon lui mentir ? Il peut bien lui accorder cette réponse là. Dire la vérité, pour une fois.
« Je n'ai pas l'intention de te le rendre, lance-t-il.
— Parfait. Je ne veux surtout pas le voir. »
Dans l'air froid se heurtent leurs souffles. Ni l'un ni l'autre n'ose bouger.
Puis Alecto lui rend son sourire, coup pour coup. Un air inédit transforme ses traits. Comme si elle avait tout compris. Il ne peut s'empêcher d'être dérouté, avant de se souvenir des mots qu'elle a prononcé, lorsqu'ils roulaient le long de la Tamise endormie, dans la Triumph de Regulus, quelques nuits plutôt. « Ça m'échappe complètement. La raison qui vous a poussé à me contacter. La vraie, je veux dire. La raison pour laquelle vous avez accepté de m'aider, fixé ce rendez-vous, celle qui vous a entraîné jusqu'ici, là, maintenant, dans cette voiture pleine à craquer des peintures de mon frère que vous conduisez jusqu'à chez moi. Je ne vous connais pas. Pourtant je devine que ça ne vous ressemble pas, de faire ça. »
Le tableau, c'est la pièce manquante. Et si le mystère d'Amycus lui échappe toujours autant, Evan se rend compte, lui, qu'elle a tout compris du sien.
« On a fait le tour, cette fois ? » conclut-il.
Elle secoue la tête.
« De ce dont je voulais te parler ? Oui. Du reste ? À toi de voir. »
Son ton est mi-enjôleur, mi-moqueur. Une proposition indécente déguisée en vaste blague.
« Du reste, c'est évasif, sourcille-t-il sur le même ton. Pour ce que j'en sais, c'est peut-être un code pour dire 'te retenir en otage dans un coffre blindé de chez Christie's afin de te faire subir un interrogatoire avec simulacre de noyade compris'.
— Non. C'est un code pour dire que l'interrogatoire est terminé. Momentanément, précise-t-elle, honnête. Et qu'on pourrait aller quelque part où on ne parlera surtout pas de tout ça. Je t'ai dit que j'avais envie de te revoir, Evan. Ne m'oblige pas à le répéter une troisième fois. »
Elle le dépasse sans rien ajouter, l'effleure sciemment d'une épaule joueuse, et remonte la rue sur une dizaine de mètres, avec pour point de chute l'arrêt de bus tout proche. Au milieu de l'avenue, immobilisé parmi le trafic, Evan aperçoit un bus rouge à double impériale. Au-dessus du pare-brise, sa destination est annoncée en lettres lumineuses. C'est le 381, qui va jusqu'à Belgravia. Le quartier d'Alecto.
Il l'observe s'éloigner, sans la suivre. Sa démarche sautillante sur les pavés verglacés. Son béret vert en oblique sur ses mèches folles. Sa taille judicieusement ceinturée dans son imperméable. Deux mots d'elle, et il prêt à envoyer valser tous ses principes. Sa promesse de ne plus la revoir - la dernière en date, celle d'il y a cinq minutes - peut bien aller au diable. Wilkes n'a jamais eu autant raison qu'en prononçant cette phrase, ne jamais se fier à ce que dit Rosier. Parce qu'il est pathologiquement incapable de tenir la moindre de ses résolutions.
Parce qu'un jour, dans pas si longtemps, Alecto le détestera. Quand elle saura la vérité, quand elle comprendra ce qu'elle refuse si résolument d'accepter malgré les évidences, quand elle réalisera que son frère ne reviendra jamais, alors elle le haïera de tout son être et, à ce moment-là, il est certain qu'il ne le reverra pas. Mais elle ne le déteste pas encore. Alors… quel mal y-a-t-il à la suivre ? Ce n'est qu'une nuit.
Au niveau de l'abri-bus, elle s'arrête, s'adosse contre la paroi vitrée où un encart publicitaire vante les mérites d'un ghetto-blaster dernier cri, sous la lumière d'un néon. Elle se tourne vers lui, croise son regard, incline légèrement la tête sur le côté, dans une sorte d'attente, une invitation silencieuse et entendue. Ses yeux brûlants semblent s'étonner, quand bien même ses lèvres sont closes sur un sourire en coin, et bien, tu ne me suis pas ?
Il lui emboîte le pas.
Rien d'autre qu'une nuit. Une seule. Une dernière. Cette fois, c'est promis.
Wilkes tire le rideau et s'extirpe de la douche. Dans les vapeurs brûlantes qui enfument la salle de bain, une silhouette toute noire émerge.
« Bellatrix ! » s'exclame-t-il, avec un sursaut de recul qui le propulse deux pas en arrière.
Sa main tatônne fébrilement le mur, à l'aveuglette, pour y dénicher une serviette.
Elle ressemble à un ange de la mort trônant sur les cendres encore fumantes des enfers. Ou plutôt à une femme fatale dans un film noir, avec son rouge-à-lèvres vampirique, ses cheveux crantés qui encadrent son visage, sa robe longue qui épouse le galbe dévastateur de sa silhouette, une fourrure sur les épaules. Bellatrix Black. En une seule évidence, la plus sublime des femmes, selon Wilkes. La seule et unique femme à ses yeux, à bien y réfléchir. Mais tragiquement, supérieurement, indiscutablement inaccessible. Croire le contraire serait une vertigineuse illusion, et Wilkes est bien trop raisonné, trop terre-à-terre, trop réaliste pour se laisser piéger. Les illusions, les causes perdues, tout ça, c'est le domaine d'Evan.
« Ne joue pas les offusqués, il n'y a rien dont tu n'aies à rougir. »
Malgré cette affirmation impudique, elle a la décence de contempler ses ongles. Wilkes parvient enfin à mettre la main sur une serviette éponge et s'en enveloppe le bassin avec soulagement.
« Je peux savoir ce que tu fais là ? Dans mon appartement ? Dans ma salle de bain ? »
Elle roule des yeux.
« Chaton, on n'arrive pas là où je suis arrivée sans apprendre à crocheter quelques serrures au passage. »
Il affiche un sourire en demie-teinte, poliment surpris :
« Quel est ton mode opératoire, épingle à cheveux ou lime à ongles ? »
Déjà lasse, elle capitule dans un soupir à fendre l'âme, démasquée.
« Donc j'en déduis que tu as donné l'ordre à tes deux cerbères de défoncer ma porte, bougonne Wilkes, poings sur les hanches.
— Indeed. Mais ne t'en fais pas. Je t'envoie un serrurier dès demain matin. »
Il l'aurait parié. Bellatrix est une vantarde qui n'aime pas abîmer ses ongles pour rien.
« Tu sais, la prochaine fois, tu pourrais simplement sonner. Enfin, c'est juste une idée en passant.
— J'ai sonné. Tu n'as pas répondu.
— Comme tu le vois, j'étais sous la douche.
— Mh. Tu sais que je ne suis pas très patiente. Je vais plutôt demander au serrurier de me dupliquer une clé, chaton. C'est préférable. »
Du menton, il pointe un tas informe de tissus froissés, en boule sur la machine à laver.
« Tu pourrais m'attendre dans le salon pendant que je m'habille, si ça ne te dérange pas ? J'en ai pour trente-cinq secondes. »
Conciliante, elle s'éclipse. Il enfile son débardeur et son vieux jean déchiré tout en l'entendant jouer quelques notes hasardeuses sur le piano, depuis le salon. Rien de très mélodieux. Elle n'a jamais eu assez de patience pour tenir assise tout le long des repas de famille alors le solfège, n'en parlons pas.
Il la rejoint. Déjà, elle s'est lassée du piano et s'est assise, languide, dans un fauteuil. Wilkes s'affale dans le canapé.
« Où est ton escorte ? Je m'étonne qu'ils ne t'aient pas suivie jusque dans la salle de bain. Si c'est ma porte d'entrée qui les a terrassés, franchement, fais-toi rembourser. C'est du contreplaqué. Pas une porte blindée.
— Je leur ai dit de m'attendre dehors, l'informe Bellatrix. Je ne serais pas longue.
— Ce n'est pas une visite de courtoisie, comprend Wilkes. Dommage. »
Sa main rencontre, sous un coussin du canapé, un paquet de cigarettes qui a du migrer de la poche d'Evan à son insu. Il l'ouvre, y trouve - miracle - deux cigarettes et un briquet. Il tend le paquet vers Bellatrix, qui décline l'offre d'un simple mais opiniâtre battement de cils. Une cigarette coincée derrière l'oreille, l'autre aux lèvres, il s'échappe vers l'unique fenêtre du salon, ouvre le battant, incline la tête vers la flamme de son briquet, puis souffle une première et longue bouffée dans l'air nocturne. Dehors, la nuit est d'une noirceur épaisse, d'une opacité de velours, comme le fond d'un cercueil. La lune, réduite à un sourire de Chat du Cheshire, joue à cache-cache derrière les cheminées de briques rouges des immeubles de ce coin de l'East-End. Le fond de l'air a cette froideur particulière, pleine de promesses, pareille à nulle autre. Wilkes mettrait sa main à couper qu'il va neiger.
« Tu es seul, constate Bellatrix. Où est Evan ? »
Wilkes ne lui offre qu'un haussement d'épaule peu loquace :
« Aucune idée. Je ne suis pas sa mère. Je ne lui demande pas ce qu'il fait quand il sort.
— Il est avec une femme ? »
Cette fois, il se retourne pour la dévisager. Ils se jaugent mutuellement du regard. Wilkes, sur ses gardes. Bellatrix, avec une sérénité assassine. Elle sait. Mais il n'a guère envie d'ajouter une arme aux munitions qu'elle possède déjà. Il esquive.
« Peut-être bien.
— Avec Alecto Carrow, » achève-t-elle, et cette fois, ça n'a rien d'une question.
Il ne lui demande pas non plus comment elle l'a appris. Il la connaît bien, depuis toutes ces années. Il devine sans mal qu'elle va se faire un plaisir de l'en informer.
« Cette petite imprudente a rendu une visite à Regulus hier matin. Pour lui poser des questions à propos de son frère. Beaucoup de questions. Et j'en ai une, moi aussi. Comment cette fille a-t-elle su où chercher ? Il me semblait qu'Amycus n'avait plus le moindre contact avec sa famille. Elle n'a pas retrouvé la trace de son frère par hasard, elle a forcémment été informée par quelqu'un. »
Face au silence résigné de Wilkes qui se refuse à trahir Evan, les lèvres sombres de Bellatrix se tordent en une moue hautaine.
« Les gens loyaux sont des livres ouverts. Et ce n'est pas un compliment que je te fais-là, chaton. Ce qui m'amène à ma deuxième question : est-ce que le cas Amycus Carrow a été réglé dans les règles de l'art, ou est-ce que je dois m'attendre à ce que cette fouineuse déclenche une avalanche qui risque de me retomber sur le coin du nez ?
— Aucun risque. On s'en est chargé nous-mêmes, avec Evan. Procédure habituelle. La police l'a retrouvé dans une ruelle sombre de Whitechapel, la seringue encore à la main. L'autopsie a conclut à une overdose. Il n'avait pas de papiers sur lui, rien qui ne permette de l'identifier. Il ne correspondait à aucun signalement, aucun avis de disparition, donc ils ont attendus le délai réglementaire qu'un proche ou qu'un parent se manifeste, mais évidemment, personne n'est venu. À l'heure qu'il est, Amycus Carrow est dans un carré des indigents, dans un cimetière quelconque de la ville, et les vers de terre sont en train de se faire un festin. Un sacré festin, même. Chair humaine en gelée et son accompagnement de métamphétamine. »
Bellatrix goûte moyennement à la plaisanterie.
« Tu en es absolument certain ? »
Depuis l'encadré de la fenêtre, Wilkes darde sur elle une expression froissée.
« Je t'ai déjà donné des raisons de douter de moi ? »
Elle éclate d'un immense rire, se relève de son fauteuil, le rejoint en quelques enjambées un peu trop rapides pour permettre à Wilkes de savourer pleinement le doux et lascif balancé de ses hanches qu'accentue à dessein chaque pli, chaque ligne de sa robe. Elle s'asseoit sur le rebord de la fenêtre, tout près de lui, lui escamote de derrière l'oreille sa cigarette. Ses ongles s'attardent un quart de seconde de trop sur sa peau, comme une menace de griffure qu'elle ne met pas à exécution, puis s'envolent.
« Ne fais pas cette tête, chaton. Tu sais que je ne supporte pas quand tu me fais ces yeux-là. »
Il détourne les yeux, lui offre la flamme de son briquet. Sa cigarette allumée, elle resserre autour de ses épaules parcourues d'une chair-de-poule son écrin de vison. Malgré son marcel, Wilkes, lui, ne frissonne pas.
« Jamais, finit-elle par admettre. Jamais je n'ai eu la moindre raison de douter de toi. Bon petit soldat. »
Elle tient sa cigarette comme personne d'autre. Dans un équilibre délicat, entre majeur et annulaire. Lorsqu'elle fume, son visage presque tout entier se dissimule derrière cette main. Il ne voit d'elle que deux yeux en amande, illuminés d'une lueur moqueuse.
« Mais je n'avais jamais eu le moindre raison de douter d'Evan non plus, fait-elle remarquer. Et pourtant. Il a contacté cette fille, pour Dieu sait quelle raison.
— Il n'a pas l'intention de te nuire. Il ne t'a pas trahie. »
Bellatrix lui souffle sa fumée au visage, sans vergogne :
« Alors qu'est-ce qu'il lui a pris ? »
Wilkes hésite. Il se voit mal aborder la question du tableau, de l'obsession incompréhensible d'Evan pour cette fille.
« Il fait tout le temps ce genre de trucs insensés. Il ne voit même pas le mal. Mais je peux t'assurer qu'il n'a rien dit de valable à cette fille. Strictement rien. Elle va vite se lasser de poser des questions. Et il m'a promis que je n'entendrai plus parler d'elle.
— J'espère bien que non, au contraire, » rétorque Bellatrix.
Il lui jette un regard fulgurant.
« Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Maintenant qu'Evan l'a introduite dans le nid de serpents, qu'elle y reste. Tant qu'elle rôde, je veux l'avoir à l'oeil. Et quitte à la surveiller, autant qu'elle se montre utile. Elle y trouvera son compte, d'une manière ou d'une autre. Tout le monde y trouve toujours son compte.
— Et toi, tu y gagneras quoi ? l'interroge Wilkes.
— Des yeux et des oreilles. Une infiltrée, au nez et à la barbe de cette vieille McGonagall, jubile Bellatrix. Les affaires seront tellement plus faciles, avec quelques papiers de provenance estampillés Christie's. »
Il doit admettre que le plan pourrait fonctionner. D'un geste, il pulvérise une ligne de cendre sur les briques et balance son mégot encore rougeoyant à même la nuit.
« Il va neiger. Ta garde rapprochée va crever d'hypothermie si tu les laisses poireauter dehors, lâche-t-il.
— Voilà une manière bien peu subtile de me mettre à la porte. »
Elle prend encore une bouffée de sa cigarette. Embusqués derrière la main gracile, ses yeux sont sagaces.
« À ta guise, chaton. »
Elle se penche, lui plante un baiser sur la joue et lui offre sa cigarette, entamée de moitié, avant de se relever.
« Tu rapporteras à Evan notre petite conversation. Dis-lui de m'amener la fille sans tarder. Et s'il fait des difficultés, je compte sur toi pour t'en charger. Vivante, ce serait mieux, mais selon ce qu'elle sait sur son frère… ce n'est pas un ordre absolu. Et ne t'en fais surtout pas. Je n'oublie pas le serrurier. »
Avec un petit salut de la main, elle disparaît dans le couloir. Il baisse les yeux sur la cigarette qu'elle lui a laissé. Là où se sont posées ses lèvres subsistent quelques traces de rouge. Il pose ses lèvres au même endroit, en songeant aux probabilités qu'Evan fasse « des difficultés ». Elles sont terriblement hautes. Il a menti : même si Evan est coutumier des trucs insensés, sa relation avec cette fille surpasse - et de loin - la catégorie « actes irréfléchis ». Il a senti le problème dès qu'il les a vu sortir ensemble du hangar d'Amycus. Il en a acquis la certitude après les explications vaseuses du premier soir. Alors il doute que le plan de Bellatrix soit accueilli avec enthousiasme, lorsqu'il devra le mettre au parfum. Ce qui signifie qu'il devra se charger du sale boulot, une fois de plus.
Le ciel noir se répand soudain en minuscules flocons qui tombent avec une lenteur hypnotisante. Même pour la neige, il avait raison. Alors pour Evan et cette fille, pas de doute à avoir. Putain. Ce qu'il donnerait pas pour avoir tort, une fois de temps en temps.
« J'ai cru que tu étais parti. Comme l'autre fois. »
Les yeux d'Evan se détournent de la fenêtre pour rencontrer les siens. Elle a les cheveux humides de la douche qui lui collent au front, les épaules écarlates par l'abus d'eau chaude, une perle d'eau esseulée dans le creux de sa clavicule.
« Je peux y aller, si tu veux.
— Non... reste. »
Elle s'asseoit à côté de lui, sur le rebord mince de la fenêtre entrouverte. Dans la cuisine, la radio grésille sur I go to sleep des Pretenders, le volume réduit au minimum, mais dehors, la neige étouffe tous les bruits de la ville. Londres est là, juste derrière les carreaux, engourdie, indolente. Dans cette nuit silencieuse et blanche, c'est comme s'il ne restait plus qu'eux.
« Tu les aimes, finalement. »
Evan lui jette un coup d'oeil interloqué, sans savoir à quoi elle fait référence, découvre son air amusé.
« Mes Slims, précise-t-elle avec un sourire dirigé vers la fine cigarette mentholée qui se consume entre les doigts d'Evan.
— Malencontreux concours de circonstances, se dédouane-t-il avec un air entendu et un sourire tout ce qu'il y a de moins convaincant. J'ai encore perdu mon paquet quelque part… Tu vas attraper froid si tu restes là. »
Il écrase son mégot parmi les mille autres cadavres de Virginia Slims qui reposent en paix dans le cendrier, et ferme le battant de la fenêtre.
« Je vais prétendre ne pas avoir remarqué ce brusque changement de sujet, » le taquine-t-elle.
Le vent change de direction. Des flocons choient contre les carreaux. Derrière la fenêtre, en contrebas, tout est étrangement calme. La route devant l'immeuble d'Alecto est immaculée, aucune voiture ne s'est aventurée dans les parages. Les grilles d'Eaton Square Gardens sont recouvertes de plusieurs centimètres de neige. Dans quelques heures, les enfants du quartier s'adonneront à des batailles de boules de neige et des concours de bonhomme, mais pour l'instant, il n'y a pas âme qui vive. La ville transie de froid s'abandonne langoureusement dans les bras de l'hiver et de ses premiers flocons.
Alecto resserre contre elle sa serviette éponge. Lorsqu'elle relève la tête, Evan a encore disparu de son champ de vision. Elle le retrouve allongé, sur le dos, en travers du canapé-lit, dans les draps froissés encore brûlants d'eux. Il a les yeux grands ouverts sur les murs recouverts des tableaux de son frère. S'il a eu l'air surpris en découvrant ce musée improvisé, tout à l'heure, il s'est toutefois abstenu de toute remarque. Mais il ne peut s'empêcher de faire courir ses yeux le long des murs, inlassablement.
Elle enfile à la va-vite son tee-shirt de nuit et se laisse tomber à son tour sur le matelas, près de lui.
« J'ai une question, annonce Evan sans cesser sa contemplation des murs. Et autant être honnête, t'es plutôt mal placée pour refuser de répondre.
— Fair enough, convient-elle.
— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas le voir ? Ton portrait ? »
Elle se tourne vers lui, qui ne la regarde toujours pas. Les mèches rousses d'Evan sont éparpillées sur l'oreiller. Il est si proche. Pour la première fois, elle remarque qu'il a les cils très pâles, presque blonds. Elle préfère regarder ailleurs avant de remarquer d'autres détails de son visage. Ça lui semble être une pente dangereuse.
« Quand il a peint ça, Amycus me détestait. Il me déteste toujours. Je n'ai aucune envie d'avoir sa haine sous mon nez, sur une toile. »
Evan trouve le motif fumeux. Il connait ce tableau par coeur, il l'a vu des centaines, des milliers de fois, mais il n'a jamais trouvé que le portrait dégageait la haine du peintre pour son modèle. Au contraire. Mais elle est si catégorique, si farouche, presque effrayée à la seule idée de voir cette peinture, qu'il n'insiste pas.
« Que s'est-il passé, entre vous ?
— Ça fait deux questions, » souligne-t-elle, pointilleuse.
Il braque sur elle un regard dubitatif :
« Deux pour moi, sept-cent cinquante-trois pour toi… J'ai de la marge. Alors ? »
Forcée d'admettre qu'il a raison mais mauvaise joueuse jusqu'au bout, Alecto économise ses mots.
« Il m'en veut à cause d'une bêtise que j'ai faite. Il y a trois ans.
— Ce n'est même pas une réponse digne d'un horoscope, ça, commente Evan. On dirait plutôt… Je ne sais pas. La case 'antécédents' d'un questionnaire médical.
— On est plus doués pour poser les questions, toi et moi, réplique Alecto. Mais… Disons qu'Amycus m'en a voulu parce qu'il a cru que je devenais comme nos parents. Comme notre mère surtout, il la déteste. Une sorte de petite bourge creuse et bien-pensante. Conforme à ce qu'on attend d'elle…
— …Une statue qui prend la poussière dans le salon, » achève Evan.
Elle est si ostensiblement surprise qu'il l'ait comprise qu'il se sent obligé d'ajouter :
« Bienvenue au club des rescapés de la bonne société.
— Je n'aurai jamais pu deviner que tu en as fait parti un jour, lâche Alecto avec une sincérité qui a quelque chose de légèrement insultant.
— Ouais… c'est l'idée, raille Evan.
— Sauf la Barbour, peut-être, songe-t-elle à voix haute en l'observant attentivement même si, à cet instant précis, elle n'a sous les yeux que son torse nu, son épiderme gorgé d'encre.
— La Barbour comme marqueur social ? Tu trouves pas ça gros, comme préjugé ? proteste-t-il.
— Mh… Si. Sauf si c'est ton père qui te l'a offerte pour tes seize ans, avec un fusil, pour aller chasser la poule d'eau dans la brume écossaise.
— C'était des perdrix. Et j'avais quatorze ans. »
Elle roule des yeux.
« Ok, capitule finalement Evan. T'es douée. Mais pour en revenir au sujet, je ne sais toujours rien à propos de ta bêtise d'il y a trois ans.
— Je me suis mariée. C'est ça, la bêtise. Et six mois plus tard, se sent-elle obligé de préciser, j'étais divorcée. Donc pas besoin d'ajouter l'adultère à la liste de tes péchés. »
Il se fend d'un mince sourire qui en dit long. Dans sa morale personnelle, le péché d'adultère n'existe même pas, éclipsé par tous les autres.
« Laisse-moi deviner. Un type qui s'appelait Henry. Ou George. Soit un duc de quelque chose, soit un type de la City. Un connard fini qui fume des cigares havanais et porte des noeuds papillons.
— Il s'appelait Gideon. Sa famille est dans l'import-export de marmelade. Un type adorablement transparent, ma mère en était folle. Mais pendant nos six mois de mariage, je buvais du Chambolle-Musigny au petit-déjeuner pour me passer l'envie de me défenestrer d'ennui. Et j'ai compris que si je ne le quittais pas, j'allais finir comme ma mère. L'alcoolisme en plus.
— Je suis nul à ce jeu, soupire Evan.
— Tu es lamentable, acquiesce aimablement Alecto. Mais je t'accorde le noeud-papillon. Il en portait un, le jour de notre mariage. »
Un silence retombe, s'étire doucement, avant qu'elle ne le rompe :
« J'ai une sept-cent cinquante-quatrième question.
— Je croyais ton interrogatoire terminé.
— Momentanément, lui rappelle-t-elle, docte, l'index brandit vers le plafond. Et je ne crois pas t'avoir posé une seule question, ces deux dernières heures. Donc j'ai respecté le contrat.
— Ça m'apprendra à ne pas lire les clauses de bas de pas de page… Va-y, alors. Va pour la sept-cent cinquante-quatrième question.
— J'ai remarqué… quand j'ai rencontré Regulus, j'ai remarqué qu'il avait un tatouage sur le bras qui ressemble au tien. Celui-là. »
Elle effleure un point précis de son avant-bras gauche. Il n'a même pas besoin de regarder pour voir duquel il s'agit. Regulus et lui n'ont qu'un seul tatouage en commun, ce même serpent qui s'enroule autour de leur bras. Celui d'Evan est d'un gris qui commence à dégorger avec les années. Celui de Regulus est plus récent, ombre noire isolée au milieu de sa peau blanche presque immaculée.
« … est-ce que c'est le même ? »
Il sent son regard peser sur lui de tout son poids. Il acquiesce, seulement.
« Est-ce que… vous êtes les seuls à l'avoir ? »
Il ne lui fait pas remarquer qu'il s'agit d'une sept-cent cinquante-cinquième question et se contente d'y répondre.
« Non. Tout ceux qui travaillent pour Bellatrix ont ce tatouage. »
Alecto réprime un froncement de sourcils. Des bribes de la discussion qu'ils ont eu, un peu plus tôt dans la soirée, lui reviennent en mémoire, « Elle ramasse les chats errants », « …s'assurer qu'on lui sera fidèle », et l'idée de ce tatouage d'appartenance lui semble une idée malsaine. Comme un titre de propriété.
« Il l'avait aussi, Amycus ? » souffle-t-elle.
Elle a conscience d'avancer sur un fil ténu. Evan peut cesser de répondre à ses questions d'un instant à l'autre. Mais elle ne peut s'en empêcher.
« Non. »
L'évidence s'impose à elle, à son insu. Impitoyable. Amycus sans tatouage. Amycus sans la protection de Bellatrix. Amycus livré à lui-même. Il n'a pas pu fuir. Bellatrix Black n'est pas du genre à laisser ses proies lui échapper.
Sans prévénir, les noeuds réapparaissent. Lui corsètent les entrailles, lui atrophient les poumons. Les tableaux d'Amycus, partout sur les murs, emplissent son champ de vision d'éclaboussures vertigineuses, de stries et de gribouillis obscurs. Elle ferme les yeux pour les chasser, mais aux balafres de peinture hallucinées succèdent des fractales jumelles à la géométrie distordue.
Puis tout se dissipe. C'est à nouveau le réel. Son ombre timide, déformée par les moûlures, épinglée au plafond. La radio qui bourdonne en fond. La chaleur d'Evan, à côté, sa respiration régulière et son odeur. Au mur, les toiles sont redevenues inanimées. Elle ne leur trouve plus le moindre éclat. Ce ne sont plus que des cadavres de peinture.
« Mon frère est mort, c'est ça ? »
Mille fois merci pour vos belles reviews sur le précédent chapitre ! Je file d'ailleurs vous répondre sitôt celui-ci publié ! L'attente a été un petit peu plus longue pour ce chapitre 3 mais j'espère que vous me pardonnerez parce qu'il est à peu près deux fois plus long que les deux autres...
On se retrouve très vite pour la dernière partie, merci pour votre soutien !
