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Chapitre 3 : Delirium
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Sa plume fermement en main, Penny s'appliquait à écrire le plus joliment possible. Chaque lettre, chaque boucle, était écrite avec une attention toute particulière. Mot après mot, elle écrivait la dictée énoncée par sa mère, qui se tenait debout à côté de son petit bureau. La petite Penny était fière d'elle jusque là : elle était certaine de n'avoir fait aucune faute.
Et puis, sa mère énonça un mot sur lequel elle buta. Sa plume suspendue au-dessus de son parchemin, la petite fille blonde se mordilla la lèvre : devait-elle écrire "sa", ou bien "ça" ? Elle hésita, essayant de se rappeler quelle était la logique derrière l'utilisation de ces mots... En vain.
Sa mère avait arrêté sa dictée. Penny sentait son regard peser sur elle : elle savait que sa mère avait perçu son hésitation. Il fallait qu'elle trouve la bonne orthographe, mais... laquelle était-ce ? Finalement, Penny se décida à tenter sa chance et, sur son parchemin, elle écrivit les deux lettres composant le mot "sa".
La réponse ne fit pas attendre.
Lorsque la règle en fer s'abattit sur ses doigts, Penny lâcha sa plume dans un glapissement et, par réflexe, elle replia sa main meurtrie par le coup contre sa poitrine. Elle baissa la tête, n'osant pas affronter le regard de sa mère.
« Pas "sa", Penny ! "Ça" ! Avec un "c" et une cédille ! » hurla cette dernière.
Sa mère attrapa son parchemin et le déchira avant de l'envoyer à terre.
« Tu vas tout recommencer, depuis le début. Et je ne veux pas voir une seule faute, compris ? »
Son visage caché par sa chevelure blonde, Penny hocha la tête. Pour autant, elle ne put se résoudre à la relever : elle sentait que les larmes commençaient à poindre aux coins de ses yeux et elle ne voulait pas que sa mère voit cela. Elle devait être forte, et non pas pleurer comme une petite fille idiote.
Devant ce silence, sa mère s'approcha d'elle. Doucement, elle lui attrapa le menton et tourna son petit visage vers le sien. Lorsque leurs regards se rencontrèrent, Penny vit la colère disparaître peu à peu du visage de sa mère. Celle-ci semblait plutôt triste, au final.
« Oh, Penny... »
Sa mère s'accroupit à sa hauteur.
« Ne pleure pas, chérie. Tout va bien... Il faut juste que tu fasses plus d'efforts. C'est pour ton bien, tu comprends ? »
Tandis que la petite fille hochait la tête pour signifier qu'elle comprenait, sa mère passa lentement les doigts dans la jolie chevelure blonde.
« Tu sais, ma chérie, être jolie c'est important, mais... ça ne fait pas tout dans la vie. Bien sûr ça t'aidera à trouver un beau et riche mari... Mais ce n'est pas suffisant. Il faut aussi que tu sois intelligente. Tu dois savoir lire, écrire, compter... Si tu restes aussi belle que tu l'es et que tu suis bien tes leçons, tu pourras épouser un bon parti. C'est ça, le plus important. »
A nouveau, Penny hocha la tête, et fit tout son possible pour ravaler ses larmes.
Parfois, lorsque ses doigts lui rappelaient les coups subis, une horrible pensée traversait l'esprit de la petite fille : elle ne pouvait s'empêcher de penser que sa mère était "méchante". Pourtant elle le comprenait bien, que si sa mère faisait cela, c'était pour son bien... Elle le lui avait expliqué de nombreuses fois.
La petite fille regarda ses doigts et remarqua qu'une perle de sang se trouvait à l'endroit où la règle avait écorché sa peau. Mais ce n'était pas grave, se disait-elle. C'était pour son bien. Et puis, après les coups de sa mère venaient toujours la douceur, comme dans ses gentilles paroles réconfortantes.
Finalement, elle avait bien de la chance d'avoir une si gentille maman.
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Assis de l'autre côté de son bureau, Benjamin Stoner contemplait en silence l'air ébahi de Thomas Wayne. Le jeune homme aux cheveux bruns le regardait de ses grands yeux marrons comme s'il lui était soudainement poussé une troisième oreille sur le haut de son crâne dégarni.
Un peu plus tôt, le jeune Wayne avait accepté la proposition de rencontre de la part du psychiatre ; il avait pu exprimer le problème que représentait Penny Fleck et le "harcèlement" auquel elle se livrait. Mais, probablement, il ne s'était pas attendu à ce que le psychiatre venait tout juste de lui dire. Bien sûr, Benjamin pouvait parfaitement comprendre cela. Pourtant, il était persuadé que son idée était tout à fait judicieuse.
« Vous... Vous êtes complètement fou, lâcha finalement le jeune Wayne. Aussi fou que vos patients. »
Le psychiatre ne lui tint pas rigueur de ces mots et décida de rebondir avec tact.
« Ma santé mentale se porte à merveille, merci de vous en inquiéter, répondit-il calmement. En revanche, ce que vous soulevez est pertinent : tout en gardant sa bonne santé d'esprit, dans mon métier, il faut être capable de penser du point de vue des patients. Dans le cas présent, de penser du point de vue de Penny Fleck. »
Il s'installa plus confortablement dans son fauteuil avant de poursuivre.
« Comme je viens de vous l'expliquer, les idées délirantes de mademoiselle Fleck à votre encontre sont profondément enracinées dans son esprit. Les médicaments peuvent apaiser cela, mais sans pouvoir les supprimer pour autant. Alors, que faire ? Et bien il faut pouvoir entrer dans sa réalité, la comprendre, et l'aider à trouver un compromis. Et, comme je vous l'ai expliqué, pour cela, j'aurais besoin de votre aide. »
Thomas Wayne secoua la tête.
« Je refuse, répondit-il abruptement. Ce que vous proposez là... C'est complètement fou. Je refuse » insista-t-il.
Le vieux psychiatre se pencha vers lui.
« Je comprends votre position, monsieur Wayne. Et sachez que je ne vous forcerai à rien. Néanmoins, je vous demande d'étudier ma proposition. J'en appelle à votre esprit d'analyse. Comme vous me l'avez dit, vous allez bientôt vous fiancer. Une très bonne nouvelle pour vous... Mais pas pour Penny Fleck. Qu'en avez-vous à faire, me demanderez-vous ? Et bien, cela peut compter plus que vous ne le croyez : si mademoiselle Fleck venait à apprendre vos fiançailles, par exemple, par le biais du journal – nous n'interdisons pas le journal à nos patients monsieur Wayne, ce serait contraire à notre éthique – cela pourrait accentuer son délire, si rien n'était fait en amont. Au point qu'elle puisse être dangereuse et pour elle-même, et pour vous, et pour votre fiancée. Dans le cadre d'un délire tel que le sien, un passage à l'acte n'est pas inenvisageable. Elle pourrait chercher à vous nuire, ou bien à nuire à tout ceux qu'elle pourrait considérer comme un obstacle à votre amour...
- Mais il n'y a pas d'amour entre nous, objecta Wayne. Cette folle est amoureuse de moi, soit, mais il n'y a jamais rien eu entre nous. Tout est dans sa tête.
- Tout est dans sa tête, répéta le psychiatre. Certes. Mais, dans son esprit, cela est réel. Mademoiselle Fleck s'est créée ce qu'on appelle une néo-réalité, c'est-à-dire une réalité alternative, où l'amour qu'elle vous porte ne peut pas ne pas être réciproque. Et il est probable que nous ne puissions rien faire pour changer cela... Ce que nous pouvons faire, en revanche, c'est aller à la rencontre de sa réalité, y plonger, pour pouvoir la modifier de l'intérieur. Il faut que nous trouvions un compromis entre sa réalité et la nôtre.
- Mais enfin, tout de même..!
- Cette façon de faire est basée sur des études scientifiques » expliqua le psychiatre, se rappelant de l'article qu'il avait lu quelques temps auparavant.
Paru quelques mois plutôt dans une revue scientifique, l'article en question relatait un processus thérapeutique mis en œuvre dans une autre unité psychiatrique du pays. L'un des patients, délirant, était persuadé d'être "un ange de la mort" et ne se nourrissait plus depuis plusieurs jours, expliquant avec conviction au personnel soignant que "les anges de la mort ne mangent pas". Il n'avait pas été possible de le faire changer d'idée ; à tel point que le patient en question avait fini par se retrouver dans un état de dénutrition avancé, mettant sa vie en danger.
Au cours des entretiens, son médecin psychiatre avait obtenu de nombreuses informations sur ces "anges de la mort" : peau d'une couleur noire presque calcinée, ce patient les décrivait également vêtus de grands habits d'un blanc pur, et avait aussi mentionné que ces anges se déplaçaient toujours avec un sceptre d'or en main.
La vie de son patient étant menacée, le psychiatre avait alors tenté quelque chose de "fou" : rentrer dans son délire dans l'espoir de le faire changer.
Et donc, une nuit, plusieurs membres du personnel soignant s'étaient enduit le corps de charbon pour adopter cette couleur noire presque calcinée ; ils avaient ensuite revêtu de grands habits blancs, et avaient même trouvé de quoi fabriquer des sortes de sceptres qu'ils avaient peint d'une couleur dorée. Puis, tout simplement, la procession était entrée dans la chambre du patient.
Celui-ci avait été complètement ébahi en voyant ces êtres venir jusqu'à lui, lui expliquant qu'ils étaient des anges de la mort et qu'ils étaient venus lui rendre visite. La supercherie avait apparemment été de qualité, puisque le patient avait été certain qu'il s'agissait bel et bien d'anges de la mort.
Ils avaient ensuite discuté tous ensemble ; et puis, au détour de l'une des conversations, lorsque le patient avait expliqué qu'il ne mangeait plus, les anges de la mort s'étaient insurgés : comment cela, il ne se nourrissait plus ? Le patient en avait alors expliqué la raison.
« Mais enfin, bien sûr que les anges de la mort se nourrissent » avait proclamé l'un d'eux.
Le patient avait été abasourdi, refusant d'y croire au départ.
« Nous mangeons régulièrement, chaque jour, avait précisé un autre ange. Et ce lors de grands festins organisés pour célébrer notre existence. Il est bientôt l'heure justement. Souhaiteriez-vous vous joindre à nous ? »
Le patient n'avait pu refuser cette invitation ; alors, il avait suivi la procession jusqu'à un grand buffet peuplé de nombreux plats, que les anges avaient dévoré goulûment. Ne sachant au départ quelle attitude adopter, l'homme avait finalement accepté de se joindre aux autres pour déguster les mets préparés en l'honneur de ces êtres fabuleux.
Après le festin, le patient avait été raccompagné jusqu'à sa chambre par le petit attroupement, lui souhaitant une bonne continuation, et promettant qu'ils étaient voués à se revoir s'il accomplissait bien lui-même sa fonction d'ange de la mort, consistant à veiller sur les mortels, sans bien sûr oublier de se nourrir.
Le lendemain, le patient raconta aux soignants cette visite inopinée durant la nuit, et expliqua qu'il devait se nourrir chaque jour deux heures après la tombée de la nuit, car c'est ainsi que les anges de la mort procédaient.
Ainsi, la vie du patient avait été sauvée.
Cette méthode thérapeutique novatrice avait profondément intéressé le docteur Stoner. Il avait pensé à essayer de l'appliquer à certains de ses propres patients... Et, justement, il se trouvait que Penny Fleck pourrait faire une candidate idéale. De plus, rien d'aussi grandiloquent ne serait nécessaire. Le seul élément dont il aurait besoin était juste sous son nez : Thomas Wayne.
« Je comprends que l'idée que je vous ai suggérée puisse vous sembler dérangeante, reprit-il alors. Néanmoins, au vu de la gravité de la situation, je ne vois pour l'instant pas d'autre alternative. »
Le psychiatre contempla le jeune Wayne, qui se passa une main sur le visage. Il savait que ses paroles étaient lourdes de sens, et que le jeune homme devait prendre le temps de soupeser l'enjeu de la situation.
Après un temps de silence, celui-ci releva finalement les yeux vers lui.
« Si je comprends bien, reformula-t-il. Vous suggérez que... Que je m'entretienne avec cette, cette... avec mademoiselle Fleck, se corrigea-t-il. Et que je... Je ne nie pas sa folle idée comme quoi nous aurions vécu une aventure ensemble... Et que je lui annonce que je la quitte ? »
La reformulation de l'idée du psychiatre semblait avoir été particulièrement difficile pour le jeune Wayne.
« C'est du grand n'importe quoi... » ajouta-t-il en un murmure.
Benjamin croisa les bras sur sa poitrine.
« C'est pourtant la seule idée thérapeutique que j'ai à vous proposer, si vous souhaitez que mademoiselle Fleck finisse par abandonner toute sollicitation à votre égard. »
Nouveau silence. Thomas Wayne était en train d'étudier sérieusement la proposition malgré le conflit qui régnait dans son esprit.
Et puis, au bout d'un moment, il s'adressa au psychiatre avec un grand sérieux.
« Si jamais... Je dis bien si j'accepte, est-ce que vous êtes sûr que cela fonctionnera ?
- Évidemment » répondit Benjamin d'un ton assuré, faisant bien attention de ne rien laisser paraître du doute qu'il ressentait tout de même au fond de lui.
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Pour celles / ceux qui ont l'habitude de me lire, vous devez avoir remarqué que j'aime bien me baser sur des éléments réels. C'est le cas pour cette histoire d'anges de la mort ; il n'en restait plus que les grandes lignes dans ma mémoire et je l'ai un peu romancée, mais ce cas a réellement existé ; c'est lors d'un cours d'épistémologie (ouaip, y a des matières qui ont de ces noms!) abordant l'histoire de la psychologie qu'un enseignant nous avez raconté cela.
En tout cas, j'espère que ce chapitre et la petite idée farfelue du docteur Stoner vous auront plu !
