"_ Tu vois ce que je suis devenu ? dit le visage. Ombre et vapeur... Je ne prends forme qu'en partageant le corps de quelqu'un d'autre... Heureusement, il en reste toujours qui sont prêts à m'accueillir dans leur coeur et leur tête..."
J.K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, Paris, Gallimard Jeunesse, 1998, p.286
Au début, Ginny y pensait sans y penser. C'est-à-dire que cette histoire d'un Abraxas amoureux de Tom… Sur le coup, quand Hagrid lui en avait parlé, elle l'avait pas vraiment relevée. Mais elle sait pas. Peu après que l'Autre soit rentré au château, elle était descendue de la tour d'astronomie, et avait regagné son lit.
Evidemment, tout le monde dormait dans le dortoir, sauf Marine, qui, depuis son lit, lui avait fait un petit coucou de la main quand elle était revenue de sa vadrouille nocturne. Marine, en proie à une insomnie, comme toujours. Tant qu'elle ne trouvait pas le sommeil, elle ne tirait pas les rideaux du baldaquin, et Ginny soupçonnait que c'était pour ne pas augmenter son angoisse. Au moins, elle pouvait voir les lits des autres. C'était déjà ça.
Cette nuit-là, Marine essayait de trouver un sursis à sa peur en lisant un gros volume de ce qui ressemblait à une encyclopédie politique du monde magique. Ce n'était même pas histoire de lire quelque chose d'abrutissant, qui l'aurait endormie. Non. Marine est passionnée de politique. Elle rêve de devenir journaliste. Pour se foutre de sa gueule, il y a toujours une des filles du dortoir (Ginny en premier lieu) pour lui sortir régulièrement quelque chose comme : « Tu finiras comme Rita Skeeter. Tu t'es choisi une voie de garage Marine. Le seul moyen que tu trouveras pour te faire des sous, c'est raconter des bêtises sur les célébrités du moment. » Marine le prend à la rigolade. N'empêche. Journaliste politique. Elle sait bien que c'est une carrière très difficile. Mais Ginny n'a aucun doute sur le fait que Marine peut tout à fait réussir, et réaliser son rêve.
Et la nuit dernière, alors que la rouquine tirait les rideaux de son lit, elle a, avant de les fermer tout à fait, regardé Marine lire avidement, à la lueur de sa seule baguette. Elle la voyait, bouche entrouverte, lire chaque minuscule ligne écrite dans un vocabulaire qui devait être particulièrement abscons, et dont le sujet était certainement très complexe. Elle la voyait, comme ça, dévorer le bouquin, comme on dévore un roman. Et elle s'est dit : « C'est sûr. Elle peut réussir. Une fille comme elle peut y arriver. » Ginny n'en doute pas. En réalité, la seule personne qui ne croit pas en Marine, c'est Marine.
Et alors que la dernière des Weasley allait fermer pour de bon ses rideaux, elle s'est dit : « Mais qu'est-ce que je fais ? Je devrais les laisser ouverts. Ca fera sans doute du bien à Marine. » Elle pourrait voir Ginny comme ça. Ca serait sans doute plus rassurant qu'être entourée de lits aux tentures tirées, dans lesquels, au fond, on peut s'imaginer qu'il n'y a personne. Même s'il y a bien des gens.
Au moins, pour Chloe, pas de doute possible sur sa présence. Elle ronfle si fort... L'avantage c'est que toutes les filles du dortoir ont développé, grâce à elle, une immunité face aux bruits, la nuit. Aucun son ne peut plus les empêcher de dormir.
Enfin… Ginny n'a jamais eu beaucoup de mal à trouver le sommeil, aussi étrange que cela puisse paraître. Elle a toujours bien dormi. Il y a bien eu une époque, quand elle était enfant, où c'était compliqué. Et après sa première année à Poudlard aussi… Mais en grandissant, c'était passé. Elle n'était pas sujette aux insomnies, sauf aux périodes où l'angoisse, légitimement, venait poser sur elle sa chape de plomb. Les examens, par exemple. Qu'est-ce qu'elle avait stressé au moment des BUSE, à la fin de l'année dernière... Maintenant, tout ça lui paraît bien dérisoire face à ce qu'elle vit aujourd'hui.
Non. Elle n'a pas tiré les lourds rideaux de velours de son lit cette nuit-là. Elle s'est calée sous les couvertures, et a regardé Marine lire passionnément. Pour une raison qu'elle ne saurait pas trop expliquer, ça lui a fait du bien. Elle voyait les boucles de sa camarade qui avaient un reflet rouge vif, à la lueur de la baguette.
« Ca fait comme un feu », a pensé Ginny.
Et elle sentait que ses pensées commençaient à prendre l'aspect du rêve. Elle se sentait partir.
« Ca fait comme un feu, qui brûle, là-bas… »
Elle tentait de garder les yeux ouverts, mais en vain. Sous ses paupières, l'éclat carmin continuait de brûler. Elle sentait tous ses membres, comme s'ils étaient horriblement lourds. Comme si elle était clouée à son matelas. Elle avait des fourmis qui parcouraient tout son corps. Impossible de bouger. Pourtant, elle souhaite ardemment toucher. Elle souhaite toucher la lumière rouge.
« Je veux… »
« Je veux… »
Et alors qu'elle réfléchissait à la manière de terminer sa phrase, Ginny s'est endormie.
Elle s'est réveillée. Elle a pensé à cette histoire avec Abraxas. Toute sa routine du matin, elle l'a faite avec lui.
Elle est descendue pour le petit-déjeuner entourée de ses camarades de chambre. Elle faisait en sorte de bien rester au milieu d'elles, comme si elles étaient autant de gardes du corps. Elle s'est pris une grande claque sur les fesses à mi-parcours (en même temps, marcher devant Chloe constituait toujours un risque). Arrivée à table, elle a jeté un coup d'œil rapide vers les professeurs. Dieu merci, l'Autre l'avait soulagée de sa présence. « Donc, le postulat, c'est que cet homme ne mange pas », a pensé stupidement Ginny. Enfin. Elle allait pas se plaindre. S'il pouvait ne jamais se présenter aux repas, c'était toujours ça de pris.
En mangeant, elle a essayé de prendre part activement à la conversation qui se jouait autour d'elle, mais, plus d'une fois, ses pensées revenaient vers Abraxas. Elle l'imagine exactement comme Drago, à peu de choses près. Elle le voit suivre Tom comme son ombre. Le regarder avec un air de dépit amoureux. Le suivre. Encore, et toujours. Parce qu'il le faut.
Elle va en cours. La matinée passe. Travailler lui occupe l'esprit. Mais après le déjeuner, quand elle se retrouve quasiment avec l'après-midi entier de libre, elle y revient. Elle y repense. Abraxas. A-t-il été un mangemort ? Ca semble évident. En même temps, elle n'en sait rien. C'est vrai que la famille Malefoy est connue pour avoir eu une profonde sympathie (quel euphémisme) pour les idées de Voldemort. Et pour l'avoir rallié très tôt. Maintenant, c'est surtout Lucius qui est réputé pour ça. Abraxas, au fond, elle n'en sait rien. Elle ne peut pas dire qu'elle ait une connaissance très poussée des convictions politiques des Malefoy, ni même des membres qui composent cette famille. Ca l'intrigue. Quel âge a-t-il, maintenant, Abraxas ? S'il est de la même génération que l'Autre, il doit aller sur ses 71 ans. Bon. C'est pas très vieux. Il est sans doute encore en vie. Qu'est-ce qu'il fait ? Où est-il ? Où vit-il ?
Au fond d'elle-même, elle espère qu'il n'a jamais été mangemort. Et elle se rend compte qu'elle a ce désir complètement fou. Plus qu'un désir, un besoin. Elle a besoin de le voir. De lui parler. Apparemment, aussi différents qu'ils puissent sembler, il y a bien une chose qui les unit, lui et elle. Ils ont aimé Tom. Et bien que Ginny puisse se targuer d'avoir eu une forme d'intimité avec le mage noir, elle n'est pas comparable à ce qu'a dû vivre Abraxas. Une scolarité entière. Une scolarité entière passée à ses côtés. A partager le même dortoir. La même table aux repas. Aller aux mêmes cours. Pas une minute, de la veille, ou du sommeil, qui ne soit pas partagée avec lui. Sept ans. Sept ans d'amour désespéré. La bouche de Ginny sèche quand elle y pense. Sept ans… Quel genre d'impact cela laisse sur une vie entière ? Quel genre de résonance ? Elle, elle a vécu un an auprès de l'Autre, non-stop. Et cette année semble ne pas vouloir la laisser, semble s'étirer sur toutes celles qui suivent. Les engluer. Comme du pétrole qui se serait déversé dans la mer. C'est ça. Depuis la fin de sa première année, sa vie n'est plus qu'une marée noire. Alors pour Abraxas… Elle ne peut même pas imaginer.
Et si elle se trompait sur toute la ligne ? Si, après tout, Hagrid avait mal interprété l'amitié sans mélange qu'Abraxas portait à Tom ? S'il faut, il ne s'agissait que de deux amis. Enfin… Abraxas considérait Tom comme son ami, et Tom devait considérer Abraxas comme… un allié, au mieux. Il a dû se servir de la fortune, et du nom prestigieux de l'héritier Malefoy, pour concrétiser ses projets. Une amitié, évidemment à sens unique.
Elle aurait pu imaginer qu'Abraxas n'avait nourri aucune réelle affection pour Tom, et s'en était également servi, pour d'autres raisons. Après tout, Tom n'avait certes pas un grand nom à première vue, mais il était brillant. Promis à faire de grandes choses. Rester auprès de Tom, c'était peut-être l'assurance, pour Abraxas, d'être parmi les puissants, les dirigeants du futur. Sans faire de généralités, il est quand même question de deux Serpentard… Dont un est un Malefoy, et l'autre…
Alors oui, Abraxas aurait pu, lui aussi, avoir vécu cette « amitié » comme quelque chose de purement utilitaire. Mais elle ne pouvait pas croire en cette théorie. Pas après qu'Hagrid lui ait fait part de ses sentiments sur Abraxas. Hagrid est quelqu'un de très sensible. Et il est loin d'être bête. Elle sait pas comment on peut appeler ça, mais il doit avoir, en plus de sa finesse, ce qu'on appelle une intelligence émotionnelle. Il semble comprendre ce qui se trame dans les âmes humaines, sans trop d'effort. Elle avait été plus d'une fois surprise par ses talents. Ce qui lui vient en tête, là, tout de suite, c'est le jour où elle avait lui parlé d'une camarade de sa maison. Madeleine. Elle sait plus vraiment ce qu'elle lui avait dit à son sujet, un truc bateau, sans beaucoup d'intérêt. En fait, si, elle lui parlait d'un choix de cours que Madeleine avait fait, et qui semblait absurde aux yeux de Ginny. Il lui avait répondu : « Elle le fait, parce qu'elle a besoin de se prouver des choses. » Et elle était restée bouche bée devant cette analyse. Parce qu'elle était tout à fait vraie. Et une fois qu'il avait dit ça, son agissement avait pris sens. C'est ça. Madeleine voulait se prouver des choses. Mais comment pouvait-il savoir ça, lui, qui n'avait même pas de contact avec cette fille en dehors des cours de soins aux créatures magiques, où elle restait effacée, presque transparente ? Comment avait-il pu savoir, comprendre ça, sans même lui avoir parlé, sans même la connaître un tant soit peu ? Elle a besoin de se prouver des choses. Oui. C'était exactement ça en fait. Il sait. Il sent. Comme Ginny, il a des intuitions, et elles semblent justes. Alors s'il sentait un amour très fort émaner d'Abraxas, elle ne peut pas croire que le garçon se soit acoquiné avec Tom pour quelques commodités. Non. C'était plus profond. Elle en est sûre. Si Hagrid pense qu'il a eu des sentiments pour Tom, c'est qu'il devait beaucoup tenir à lui.
Elle veut parler avec Abraxas. Elle veut l'entendre parler de Tom. Elle veut l'entendre lui conter toutes ces années passées à ses côtés. Elle veut savoir ce que ça faisait, d'être dans cette atmosphère suffocante. D'être dans son sillage enivrant, comme ça, tout le temps.
Et après l'école ? Leurs chemins se sont-ils séparés ? Sont-ils restés étroitement liés ? Abraxas a-t-il passé sa vie aux côtés du mage noir ? Lui a-t-il laissé manger son crâne, dévoré jusqu'à ses derniers neurones ? Mais qu'est-ce que ça fait, de passer une vie entière sous l'emprise d'un type comme l'Autre ? Quel genre d'individu devient-on ? Un fantôme. Une entité exsangue. Quelque chose qui n'a plus de vie, qui n'a plus de dignité. Quelque part entre la vie et la mort. De jour en jour s'affaiblissant, déclinant. Et plus tu deviens faible, et plus l'Autre il devient fort. Et toi tu t'accroches, tu t'accroches, comme s'il pouvait te sauver. Et plus tu te désagrèges, plus la dépendance devient forte. T'es rien. T'es quasiment plus rien. Donc tu es inféodé à lui.
A ses pensées, Ginny sent les pleurs monter à ses yeux. « Mais quel genre d'homme il a fait de toi », elle songe, en imaginant Abraxas à son âge. Ce jeune garçon qu'elle n'a pu connaître, mais dont elle peut ressentir, cinquante ans plus tard, tout le désespoir. Toute la tristesse.
Elle a trois heures avant son cours de Runes (un Enfer, cette matière, mais passons). Trois heures. Bon. Comment investiguer ? Evidemment, le plus simple, c'est d'aller à la bibliothèque, et de regarder l'annuaire des anciens élèves. Normalement, l'annuaire se met à jour magiquement, et permet de connaître le parcours des étudiants d'autrefois. Tout le cursus est étalé, et détaillé, chronologiquement. Elle se doute qu'il n'y aura probablement pas une ligne du genre : « 1955-1975 : Rallie le Seigneur des Ténèbres, et devient mangemort. » Mais ça lui permettra toujours d'en apprendre plus sur Abraxas. Et sur Voldemort, par la même occasion.
Elle va à la bibliothèque. Salue Madame Pince, alors qu'intérieurement, elle a envie de l'insulter. Vieille peau. Va jusqu'à la section où sont rangés les annuaires de l'école, et cherche l'année 1943. La dernière année de scolarité de Tom et Abraxas.
Chaque année, Poudlard sort un livre où sont immortalisés les étudiants de dernière année. Une photo est prise, à l'occasion, les enfermant pour toujours, entre des pages jauni, tel qu'ils étaient à 17 ans. Il y a une page par élève, ce qui fait que chaque annuaire est conséquent. On y trouve l'identité de l'écolier, sa photo. Ses diplômes avec le détail de la mention s'il y a lieu. Une appréciation générale, de la main même du directeur, qui tient généralement en une phrase. Et le parcours détaillé de l'élève depuis sa sortie de Poudlard. C'est déjà beaucoup. C'est déjà un bon début, et, Ginny en est persuadée, elle peut récolter de précieuses informations sur les deux garçons.
Et alors qu'elle regarde attentivement chaque date écrite manuscritement sur le dos des différents annuaires, le cœur battant, elle se dit : « Mais pourquoi je fais ça ? Je vais quand même pas me passionner pour cette… relation. Qu'est-ce que ça peut bien me faire, à moi ? C'est n'importe quoi… »
Mais n'empêche. Elle continue de chercher, même si, désormais, elle tremble. Et là, elle le voit. L'annuaire de 1943. Si semblable aux autres, et pourtant…
Elle l'attrape par la tranche. Oui, elle sait qu'il ne faut pas faire comme ça, Madame Pince l'a suffisamment tancée à ce sujet (« Si vous sortez un livre par la tranche, VOUS L'ENDOMMAGEZ ! »). Elle tire le précieux volume de l'étagère, et se froisse limite l'index au passage tellement il est lourd. Elle le réceptionne avec ses deux mains. Chaque mouvement fait vomir de la poussière à ce pauvre bouquin, preuve que personne ne le consulte jamais. Et alors que des particules atterrissent sur le visage, sur la bouche de Ginny, elle se dit que cette poussière-là, peut-être, date de 1943. Peut-être qu'elle était sur la veste d'Abraxas, qui, en effleurant Tom, en a mis sur le garçon, et peut-être que tous les deux, ils ont regardé l'annuaire ensemble pour voir quelle tête ils avaient sur leurs photos. Et peut-être qu'à ce moment-là, un peu de cette poussière est tombée dans l'annuaire. Et si personne n'avait touché à ce volume depuis ? Si cette cendre était, en plus de ce livre, tout ce qu'il restait de tangible de ce monde, et de cette époque, de leurs 17 ans à eux, et de ce lien qu'ils avaient, et dont Ginny aimerait connaître la nature. Poussière de 1943. Derniers restes d'un autre monde. Peut-être.
Peut-être.
Elle trouve un coin isolé où elle ne sera pas dérangée. Mais en même temps, à cette heure-là, y a pas grand monde. Et puis, la chance qu'elle a, c'est qu'il fait beau. Donc tout le monde glande dehors, dans le parc. Même Hermione est pas dans le coin, c'est dire…
Toujours tremblante, toujours fiévreuse, le cœur toujours prêt à bondir hors de sa cage thoracique, elle ouvre l'annuaire, et sans trop savoir pourquoi, elle a envie de pleurer. Elle tourne les pages aussi délicatement que possible. Elle ne veut pas les abîmer, même si elle sait que la bibliothécaire performe dessus des sortilèges de conservation. Ces enchantements ont manifestement leurs limites. Les pages ont jauni, comme elles le pressentaient. Il y a des taches rousses, qui parsèment le papier, çà et là. Une odeur de vieux parchemin s'en dégage, et de moisissures, aussi. Elle en voit certaines, d'ailleurs, sous la forme de petits points noirs, en particulier au creux du livre, à côté de là où sont reliées les pages. Et elle a beau faire preuve de toute la délicatesse du monde, chaque fois qu'elle tourne un feuillet, des petits morceaux de papier s'effritent, et tombent sur la surface de la table. Les extrémités des pages sont si craquelées, qu'il est impossible de faire autrement.
Ginny voudrait bien utiliser sa baguette pendant sa consultation du livre, en se disant que ça pourrait peut-être l'épargner. Mais la vérité, c'est qu'elle connaît peu de chose en matière de conservation-restauration. Elle a peur de faire plus de dégâts en utilisant la magie. Continuons à la main, donc… Mais doucement.
C'est classé par ordre alphabétique. Donc Abraxas apparaîtra avant Tom. Mais elle sait pas pourquoi. Elle veut d'abord voir Tom. Alors elle tourne les pages, elle tourne les pages, parfois plusieurs ensemble, histoire d'aller plus vite, mais sans faire n'importe quoi pour ne pas bousiller le livre. Et les photos défilent, et elles ont quelque chose de semblable. En fait, elles respectent un protocole strict. Ce qui change, c'est ce que dégage l'élève au moment de la photo. Certains sont intimidés, mal à l'aise. D'autres bouffis d'orgueil. Certains ont un air de douceur, et de bienveillance. C'est ça qui change. Plus encore que les physionomies, les visages, les degrés de beauté… C'est comme une sorte d'aura.
« Mais en fait, pense Ginny, n'importe qui peut projeter n'importe quoi en regardant une photo ». C'est ton œil qui crée. Tu verras ce que tu as envie de voir, ou ce que ça t'évoque. Tu vois l'image, et tu fantasmes déjà. Tu es déjà en train d'inventer une histoire. En train de te dire : « Cette fille est comme ci, comme ça, elle a l'air comme ci, comme ça… » Mais qu'est-ce que t'en sais en fait ? Elle peut paraître belle, et confiante sur ses photos. Pleine d'assurance. Mais peut-être qu'elle est bouffée par l'angoisse, et qu'elle se trouve affreuse. Qu'est-ce que t'en sais en fait ? Tu seras jamais dans la tête des modèles. Tu sauras jamais quel genre de pensées horribles ils peuvent avoir. Sur eux-mêmes, et sur les autres. Tu vois une photo, et tu crois vor la nature profonde de quelqu'un ? Ca y est, tu as vu un portrait sur un superbe papier glacé, et tu te fais berner. Tu crois que la personne n'a plus aucun secret pour toi. Une photo, sur un beau support, toi, ça te suffit. Ca te suffit pour délirer. Mais enfin, c'est vrai pour tout le monde. Tout le monde est comme ça. Tu vois une fille sur la photo, et tu veux croire qu'elle est douce, ou chaude, ou ce que tu veux. Tu interprètes sa moue, son regard. Tu vois ce que tu veux voir. C'est comme ça.
Ginny sent son souffle se couper, et elle retient une exclamation de surprise, ou de peur, elle sait pas bien, quand elle atterrit sur sa page. A lui. Mais cette photo… C'est vrai, comme tout le monde, il s'agit d'un portrait qui s'arrête au niveau de la poitrine. Avec une pose tout ce qu'il y a de plus formel. Mais il y a quelque chose qui frappe Ginny. C'est l'espèce de tranquillité qui se dégage de lui. Un apaisement qu'elle ne lui a jamais vu, ni pendant sa première année, ni aujourd'hui. Oh bien sûr… Elle peut déjà voir dans ses yeux qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Ses yeux, dont elles n'arrivent jamais à savoir s'ils sont bleus, ou noirs. Elles scrutent les iris de ce qu'il était à 17 ans… Ils semblent noirs, ses yeux, sur la photo. Mais en même temps, c'est peut-être juste une question de lumière ? Parfois même, quand Ginny replonge dans ses souvenirs, il lui semble qu'ils pouvaient être rouges. Mais c'est confus. C'est des impressions qu'elle a, des traces, comme ça, dans sa mémoire… Elle sait pas trop… Elle a du mal. Elle a du mal à se figurer la couleur de ses yeux.
Sur son portrait, en tout cas, ils sont noirs. Noirs, et luisants. Comme le pelage des Sinistros. Comme eux, un présage de mort. Le regard est vif, et perçant. Et on sait, on sent, d'un simple coup d'œil, que derrière ces yeux-là, se cache un esprit d'une redoutable intelligence. Le nez est fin, et droit. Tout le visage semble sans aucun défaut. Terriblement harmonieux. Tout semble avoir été si justement proportionné, que c'est presque difficile de le regarder.
Quand il est apparu dans la Grande Salle, il y a seulement deux soirs de ça, Ginny ne pouvait pas le regarder dans les yeux. Mais devant sa beauté, aujourd'hui, elle a dû mal à ne pas détacher son regard de la photo. Elle a, d'instinct, envie de détourner les yeux, mais elle se force à l'observer. Voyons. Il n'existe pas. Certes, le portrait le rend très présent, particulièrement tangible, parce qu'elle peut le voir vivre, respirer, cligner des yeux. Mais ce n'est qu'une photo.
En feuilletant l'ouvrage, avant d'arriver à son portrait, elle se demandait comment c'était possible que, toutes ces années, elle n'ait pas pensé à aller voir sa page. Elle qui, quelque fois, se sentait terriblement vide, et démunie, sans lui. Comment se fait-il qu'elle n'ait pas cherché à retrouver son image, qu'elle n'ait pas pensé à l'annuaire de 1943 ? Elle sait pas. Et alors qu'elle se retrouve comme dans un autre monde face à ce qui n'est qu'une représentation de lui, elle est incapable d'expliquer pourquoi elle a attendu d'avoir 16 ans, pourquoi il a fallu son retour, à l'Autre, et une conversation avec Hagrid, pour qu'elle en arrive à pouvoir affronter son regard. Son fantôme. Pour qu'elle ait envie de le retrouver, comme ça. Au détour d'un annuaire poussiéreux d'une époque qu'elle n'a pas connue, qu'elle ne connaîtra jamais.
Et elle a un pincement au cœur. Elle ne se sent pas à sa place au sein de sa génération. Et en même temps, il n'y a aucune place pour elle, en 1943. Il y a pourtant son amour, là-bas, qui a 17 ans. Et elle, elle est fondamentalement exclue de cette année-là.
Ginny sent, en elle, la résurgence d'une tristesse ancienne. Celle de ne pas pouvoir voyager dans le temps, et vivre à cette époque. Quand tout était encore neuf. Quand tout était encore possible. Quand Tom aurait pu encore faire autre chose de sa vie.
Et alors même qu'elle fixe sa photo, où, déjà, elle voit la cruauté déformer sa bouche, quoi qu'il tente de faire pour la cacher, elle se dit que pourtant, à ce moment-là, tout était encore possible. Il était encore permis de rêver. De changer les choses. Elle le voit, elle le sent. Il semble assez apaisé. Vraiment. Il y a quelque chose. Une forme de légèreté, qui semble le parcourir. Elle ne l'a jamais vu comme ça. Bien sûr, déjà, à l'époque, il devait être horrible. Elle l'imagine, superbe, déambulant dans le château. Tenant la porte aux filles et aux femmes, comme c'était d'usage. Porter ce pantalon si haut sur les hanches, selon le style de 1943. Les cheveux bien en place. Frisé, pommadé. Elle le voit avoir ce sourire dont la beauté vous heurte. Vous déchire. Elle le voit parler, avec ses inflexions délicates. Rire parfois, et Ginny connaît son rire. Léger. Un gloussement, qui rappelle les filles.
Ca n'a pas de sens. Il ne peut pas glousser comme une fillette, et lancer des Doloris. Faire preuve de galanterie, et torturer les femmes. Avancer, comme ça, éblouir. Paraître affable. Être si séduisant. Et dans la tête, quand il marche, quand il salue courtoisement, quand il aide, porte le cartable d'une de ses enseignantes qui a les bras trop chargés, dans sa tête, une seule chose : détruire. Détruire, détruire, détruire. Quand il fait des rondes en tant que préfet-en-chef, quand il aide les plus jeunes élèves à faire leurs devoirs, quand il se fait décorer par le directeur lui-même, quand il sort avec une fille, quand il lui jure qu'il l'aime. Détruire. Détruire. Détruire. Comment peut-on être aussi double, disloqué ? Comment peut-on être tout et son contraire ? Où se situe son identité ?
Ginny pense à tout ce qu'il est, et tout ce qu'elle voit, devant cette vieille photo d'un adolescent de 17 ans, c'est quelqu'un qui ne sait pas qui il est. Qui cherche. Qui veut aller toujours plus loin. Mais qui ne trouve rien. Rien pour l'arrêter. Débordé par une intelligence qui lui fait tout voir. Débordé par une magie dont la puissance est exceptionnelle. En possession de dispositions extraordinaires. Et au fond de lui, quelque chose de sale. De tellement sombre. Une jouissance, qui ne peut venir que de la déchéance des autres. Des qualités hors du commun. Des armes redoutables. Toutes employées pour faire le mal. Il cherche. Il erre. Il méprise. Il n'a aucun cadre, il n'en a jamais eu un. Et il va toujours plus loin. Il n'y a plus de barrières à franchir, s'il y en a jamais eues. Il viole les règlements. Il repousse les limites de la maîtrise de la magie noire, plus qu'aucun sorcier ne l'a jamais fait avant lui. Pas même Grindelwald. Il cherche. Il cherche ce qui pourra l'arrêter. Et il n'a pas trouvé. Il n'a jamais trouvé. Il est au-dessus de toute loi. Au-dessus de toute autorité. Il peut tout faire. Il n'y a rien qui ne soit pas à sa portée. Rien que sa magie, son astuce, ne puissent réaliser. Et aujourd'hui, quelque chose comme cinquante ans plus tard, alors même qu'il a mis à feu et à sang le monde magique, il est le bienvenu à Poudlard.
Et tout d'un coup, Ginny se sent terrorisée à l'idée que, peut-être, elle constitue la seule limite qu'il n'ait jamais pu dépasser. Son plan, durant sa première année, a échoué. Aujourd'hui, son sortilège ne fonctionne pas sur elle. Elle est peut-être le seul obstacle dans un parcours si parfait. Avec Harry, c'est vrai. Mais eux deux. Elle, et l'Autre. Leur lien est d'une autre essence. C'est différent. Harry faisait l'objet d'une prophétie. Au fond, bien sûr, il a constitué une limite. Mais comment dire… Tout ça était, malgré tout, prévisible. Voldemort a voulu éradiquer ce qui était une fatalité du destin, et, bien sûr, ou heureusement, ça n'a pas marché.
Mais Ginny. Une gamine de 11 ans. Trouvée, par hasard. Qui a eu, entre les mains, son journal. Elle aurait dû être insignifiante. Elle aurait dû se faire bouffer. Elle aurait dû en crever, de sa rencontre avec lui. Mais non. Toujours là. Toujours en vie. Et cinq ans après, elle vient encore mettre à mal un de ses plans. Il l'obsède, il a de l'emprise sur elle, et pourtant… Cette emprise est limitée. Elle n'a pas pu être totale. Il n'a pas réussi à la soumettre tout à fait lors de sa première année, quand elle a commencé à comprendre qu'il la manipulait. Elle ne s'est pas laissé faire. Et aujourd'hui, une fois de plus, son charme n'opère que partiellement. Elle le voit, tel qu'il est. Pas de Simon Cipher pour Ginny. Juste Voldemort, en train de mettre en place un énième plan dont lui seul a le secret. Même Dumbledore, même Harry, n'y ont vu que du feu. Et elle, l'insignifiante, la « babillarde » Ginny pour reprendre un de ses termes. La gamine. Élève parmi les élèves… Sans rien d'exceptionnel. Elle arrive à voir la réalité, telle qu'elle est. A le cerner. Mais si elle est sa seule limite, est-ce qu'il ne va pas chercher à l'éliminer ?
Elle laisse son regard vagabonder sur la photo, sur sa bouche si parfaite. Et, comme une prière, sans quitter ses lèvres des yeux, elle lui dit, silencieusement : « Laisse-moi vivre. Donne-moi un sursis. »
Il est tellement beau putain… Ce qu'elle a vu de plus beau dans toute sa vie. Y avait rien avant lui. Y aura rien après. Tellement parfait. Tellement pour elle. Tellement sien. Elle a les larmes aux yeux, elle se sent émue face à sa beauté. Elle sent ressurgir, du fin fond d'elle-même, l'émotion de la petite fille qu'elle était, à 11 ans. La première fois qu'elle l'a vu… Elle se souvient… Sortant du journal. Elle a éclaté en sanglots. C'était comme voir sa star préférée en vrai. Avoir un tête-à-tête privilégié avec elle. D'ailleurs, quand elle l'a vu, il lui a fait penser à cet acteur dont elle était folle amoureuse à l'époque (avec Harry, bien sûr, deux crushes de petite fille). Et ça l'a faite pleurer. C'était trop. Elle ne savait pas à quoi il ressemblait. En vérité, elle se l'était toujours figuré comme une sorte de grand frère. Un huitième dans la fratrie Weasley, qui en aurait eu quelque chose à foutre d'elle. Elle l'imaginait comme l'exact sosie de Percy. Et tout d'un coup, il débarquait. Avec ses cheveux noirs, son visage éblouissant… Tellement grand. Immense. Il prenait toute la place dans son lit. C'était un bordel à chaque fois pour le cacher…
Elle peut pas s'empêcher de sourire en repensant à ça. Elle le voyait, et il ressemblait à personne de son quotidien. Dans toute sa jeune vie, en 11 ans, elle avait jamais croisé quelqu'un comme ça. Il s'habillait mieux que les autres. Et pourtant, elle arrivait à percevoir qu'il ne portait rien de coûteux. Il avait une façon de s'exprimer qui était très soignée, très distinctive. D'un autre temps ? Elle sait pas… Elle avait la sensation que même à son époque, il était remarquable. Pas comme les autres. Mieux. Mieux. Un rêve qui avait pris corps. Quelque chose de l'ordre du fantasme, qui n'aurait jamais dû vivre dans le monde réel. Quelque chose qui aurait dû ne jamais franchir les parois du crâne de Ginny.
Et en le revoyant en photo cinq ans après, elle se dit qu'il a l'apparence d'un vieux rêve. D'un vieux rêve qu'elle a pas vraiment concrétisé, mais qu'elle a jamais abandonné. Comment renoncer ? Comment renoncer à lui ? A ce rêve-là ? A l'émerveillement d'une gamine de 11 ans, dans l'alcôve de sa chambre, face à ce grand, qui s'intéresse à elle ? Combien de nuits elle a dormi, près de son cher corps, combien de nuits elle a veillé, en se demandant ce à quoi il pouvait rêver ?
Elle ne l'a jamais dit à personne. Mais ils ont dormi ensemble. Longtemps. Quasiment toute l'année. A côté de son cher corps endormi… 11 ans. Lui 16. Un adulte, et une enfant. C'était comme se réfugier dans le lit parental en fait. C'était bon. Quand elle passait du temps avec lui, tous ses soucis semblaient s'envoler. Sauf que c'était son lit à elle. Et qu'il n'avait rien d'un parent. 11 ans. 16 ans. A deux dans le lit. A parler, beaucoup. A s'endormir. Elle le touchait tout le temps. Chaque fois qu'il apparaissait, elle se retrouvait à tâtonner son visage, du bout des doigts. Elle s'expliquait pas ce besoin, ce geste qu'elle ne pouvait s'empêcher d'avoir. Lui, il se laissait faire.
A présent, elle se dit qu'elle croit savoir. Il était son rêve. Ce qu'elle avait toujours voulu. Elle l'a vu apparaître, et si on lui avait demandé de faire le portrait du garçon idéal, selon elle, elle n'aurait pas décrit quelqu'un d'autre. En réalité, elle aurait décrit, sans doute, une version bien moins époustouflante de lui-même. Et lui, comme un cadeau du ciel. Comme l'opportunité d'une vie. Il était apparu. Mieux que tout. Mieux que ses rêves. Sa splendeur dépassait l'imagination humaine, puisque même dans ses fantasmes les plus fous, elle n'aurait pu se représenter un garçon aussi magnifique que lui. Il dépassait la réalité. Il la transcendait. Et c'était si absurde, une beauté comme la sienne. C'était douloureux, et ça n'avait pas de sens.
Et aujourd'hui elle se dit : « Mais si je le touchais, comme ça, si je pouvais pas m'empêcher de toucher son visage… C'était peut-être pour m'assurer qu'il était bel et bien réel. Que je n'étais pas en train de rêver. »
Et à chaque fois qu'il revenait, chaque soir, c'était un nouveau choc. L'imagination de Ginny n'était pas assez puissante pour lui rendre justice. Et pourtant, de l'imagination, elle en avait. Mais il avait cet éclat. Cette beauté surnaturelle, impossible à appréhender dans son entier, qui devenait abstraite, même, dans sa pureté, pour l'esprit humain. Une beauté trop recherchée pour être reproduite en pensée. Alors chaque soir, c'était un nouvel émerveillement. Elle pensait à lui sans cesse. Chaque seconde de la journée. Il ne quittait pas sa tête. Il ne quittait pas sa poche, parce que le journal ne quittait pas sa poche. Dès qu'elle le pouvait, elle sortait le cahier, et écrivait dedans. Elle était accro. Il était son addiction. Elle pensait à lui, elle pensait à lui. Elle se le représentait… Et le soir arrivait. Il arrivait. Et à chaque fois, la stupéfaction. Elle se souvient de la réaction très violente qu'il créait.
Une fois, il a surgi, très doucement. Et alors même qu'ils partageaient cette intimité depuis longtemps, elle a eu ce truc. Comme quand vous laissez une porte, ou une fenêtre ouverte pour aérer. Et que le vent l'a fait claquer, cette porte, ou cette fenêtre, au moment où vous vous y attendez le moins. Vous sursautez, et il y a un son qui sort de votre bouche. Comme une exclamation qui serait restée coincée dans votre gorge. Quelque chose d'étouffé. Comme l'aspiration d'un asthmatique. La peur, créée par la surprise. Ce son aspiré… Un soir, c'est exactement ce qui lui est arrivé, en le voyant apparaître. La peur, qui découle de la surprise. La surprise face à sa lumière, face à son éclat, qu'elle côtoyait pourtant quotidiennement. Il arrivait à la frapper de stupeur, à chaque nouvelle rencontre. Et pourtant, il était toujours le même. Mais cette beauté, Ginny peut le jurer. Cette beauté, on ne s'y accoutume pas. Stupéfiant.
Elle a cette envie d'arracher la photo, et de la garder pour elle. Mais non. Il ne faut pas. Et puis, ça lui ferait plus de mal qu'autre chose. Ca lui créerait de l'angoisse. Elle en est sûre. Il ne faut pas. « Détache ton regard Ginny, elle se dit doucement à elle-même. Arrête de le regarder. Arrête. Tu te fais du mal. » Et c'est vrai. Elle le sent. Ca lui fait mal. Convoquer tous ses souvenirs, même s'ils sont merveilleux, ça lui fait mal. Parce que tout d'un coup, elle se reconnecte à la réalité, et au présent. Et le présent c'est elle, à une table branlante de la bibliothèque de Poudlard, tremblante, et émue, face à sa photo… Son amour, tel qu'il était en 1943. Et elle n'est pas une fille de 1943.
Et pourtant elle se sent vieille tout à coup. Elle peut presque sentir le poids des années, de ces cinquante et quelques années. Elle peut s'imaginer, âgée, et chenue, et percluse de rhumatismes, traversée par une émotion vive en parcourant l'album photo de son amour perdu. 1943. Quand il était jeune. Quand elle était jeune. Quand ils étaient sveltes, et beaux. Et amoureux. Et tout ce qu'il reste, pour témoigner de cette époque, ce sont les photos. Les photos, et les souvenirs. Mais quand elle ne sera plus, tout ce qu'il restera, ce seront les images.
Ouais… Elle se sent vieille, alors qu'elle a 16 ans. Elle se sent nostalgique d'une époque qu'elle n'a pas vécue. Et son amour, elle ne l'a connu que sous la forme d'un fantôme, qui venait la visiter la nuit. Un fantôme, qui, de plus en plus, devenait homme. De chair et de sang. Et elle, à côté, elle crevait.
Et les derniers temps, Ginny pouvait sentir, collée à Tom, le cœur du garçon pulser contre elle. Contre son front, son nez, sa joue, sa bouche. Elle lui a donné vie. Il devrait être honoré. Elle lui a tout donné. Elle l'a fait exister, quand un autre élève aurait pu simplement se débarrasser de lui. Se détourner du journal, ou le montrer au directeur. Ah ça, c'est sûr. Il pouvait pas mieux tomber. La bouche de Ginny, entrouverte contre sa poitrine à lui, quand elle commençait à s'endormir. Elle a senti son cœur qui battait dans sa bouche. Et aujourd'hui, quelque part dans l'école, tout ce qu'il veut, c'est lui faire mal. Mais à une époque, il se souciait d'elle, non ? Il l'a aidée pour ses devoirs. Il a natté ses cheveux avant les cours. Il l'a même laissée lui mettre des grosses barrettes pailletées dans ses cheveux noirs, pour l'amuser. Le cœur contre sa bouche. Il a posé sa main contre la sienne, paume contre paume, les doigts écartés. Pour constater à quel point sa main à lui était plus grande.
Un jour, il lui a dit : « Prends ma main dans la tienne. Et serre-la de toutes tes forces. » Elle lui a dit : « Non. Je veux pas te faire mal Tom… » « Mais non, il lui a fait. Vas-y. Serre. Serre de toutes tes forces. » Elle s'est exécutée, et elle était persuadée qu'elle allait lui faire mal. Il a quasiment rien senti. Il a dit : « Maintenant, à mon tour. Je serre. Mais je vais pas serrer de toutes mes forces. Tu m'arrêtes, quand ça commence à devenir trop douloureux. » Elle s'est laissé faire. Elle sait pas pourquoi. En même pas deux secondes, la douleur était insupportable, et ça l'a frappée. Elle a dit : « Arrête, arrête, tu me fais mal ! » Il a obéi. Elle se souvient de son regard. Elle se souvient de son air. « J'étais loin d'être au maximum, il lui a dit. Je pourrais te casser la main, juste en la serrant. »
Une autre fois, alors qu'elle se couchait près de son grand corps puissant, et qu'elle le collait : « Tu es tellement petite... » Et elle croit aujourd'hui, que la suite de la phrase c'était : « Que je pourrais te briser. » Tellement fragile. C'était ça le sous-texte. Et pourtant. Sa main immense, qui semblaient recouvrir tout le haut du dos de Ginny. Calée là. Posée. Ferme, mais pas brutale. Il a jamais eu de mal à la toucher. On aurait pu penser qu'il était pas tactile. Mais c'était comme une seconde nature. De la toucher. Comme s'il avait fait ça mille fois. Comme s'il avait eu des enfants avant. Il essuyait la bouche de Ginny avec les tissus qui traînaient sur sa table de nuit, quand elle avait une crasse. Quand il n'y avait plus personne dans la chambre, il allait dans la salle de bain, et il réglait la température de la douche pour elle. Comme si elle était pas capable de le faire toute seule. Comme pour un bébé. Régression. Elle vivait une régression. Elle aimait ça.
« Pourquoi tu es là, avec moi ?, il lui a dit brutalement, une fois. Ca fait pas sens nous deux. On est mardi soir. T'as rien à faire avec un gars de 16 ans. Pourquoi t'es là ? » Dans un premier temps, elle avait remué, couchée sur le matelas. Mal à l'aise. Elle savait pas quoi dire. Il était assis en face d'elle, au bout du lit. Occupé à lui éplucher un fruit qu'il avait dérobé dans les cuisines. Et chaque épluchure tombait, soigneusement, sur un mouchoir qu'il avait placé sur ses genoux. A ce moment-là, il était pas encore assez puissant pour utiliser sa magie. Il pelait le fruit, avec un couteau de poche. Et elle sait pas pourquoi, mais cette vision lui semblait parfaite.
« Pourquoi tu es là ?», il a répété. Et il lui mettait la pression, tout d'un coup. Il n'y avait pas d'humour dans son ton. Pas de douceur. C'était une question, qui avait des allures d'ordre. Il fallait répondre. Mais c'était embarrassant. Inconvenant. Elle voulait pas répondre. Et puis d'ailleurs, elle savait même pas pourquoi elle était là, avec lui. Elle en savait rien. Elle a essayé de trouver une échappatoire. Elle a essayé de ne pas lui répondre. Il l'a arrêtée tout de suite : « Tu fais pas ça avec moi. J'aime pas ça. Tu ne minaudes pas. Tu me réponds. » C'était assez violent. Mais la violence venait peut-être de l'absence de transition. Du passage d'un moment tranquille, où elle le regardait éplucher une pomme pour elle, alors qu'elle paressait sur le matelas. A, tout à coup, cet interrogatoire où elle le sentait, elle n'avait pas le droit de se taire. Pas le droit d'éluder. Et pas le droit de mentir. Elle avait un peu paniqué, les mots s'étaient précipités dans sa bouche, à cause de la pression qu'il exerçait sur elle. « Je sais pas, elle a fait, peut-être… Peut-être que je cherche un père ! » Et cet aveu, horrible, ne semblait même pas être la vérité pour Ginny. C'était sorti, comme ça, mais au fond… C'était si peu conscient, si peu présent dans son esprit, que ça lui semblait même pas être la vérité. Elle avait ajouté : « Mais qu'est-ce que ça peut faire, que ça fasse pas sens que je passe du temps avec toi ? Si tu es bien avec moi, et si je suis bien avec toi, qu'est-ce que ça peut faire, notre différence d'âge ? » Il avait souri, les yeux baissés sur son ouvrage. La pomme était presque prête. « Ta réponse me plaît », il a fait.
« Ca suffit », pense Ginny. Elle tourne les pages de l'annuaire pour ne plus être engluée. Pour ne plus lui faire face. Elle se dit pourtant qu'elle serait curieuse de voir le parcours inscrit sous sa photo. Bon… Elle y revient. Elle prend garde de ne pas regarder son visage. Et elle était tellement absorbée par la contemplation de son portrait tout à l'heure qu'elle n'a même pas vu que sa page est quasiment vide. Elle lit qu'il a été préfet, puis préfet-en-chef. Qu'il a obtenu tous ses diplômes avec la plus haute mention possible, et avec, à chaque fois, la note maximale. Elle peut pas s'empêcher d'être admirative. Elle voit l'inscription de sa décoration pour services rendus à l'école. Une autre révélant qu'on lui a décerné la médaille du Mérite magique. Elle découvre l'appréciation de Dippet : « Élève d'une grande virtuosité, dont les travaux étaient d'une intelligence rare. Un parcours scolaire remarquable. Une attitude exemplaire. Un souci d'aider les autres, de les tirer vers le haut. Nommé préfet, puis préfet-en-chef. Décoré pour services rendus à l'école. Médaillé du Mérite magique. Le meilleur étudiant que j'ai vu passé entre les murs de Poudlard. Destiné à faire de grandes choses. J'ai hâte d'entendre parler des prodiges que Tom réalisera dans le futur. »
Et voilà. Ginny a encore envie de pleurer. Elle essaye de contrôler sa respiration. Quelle catastrophe, cette immersion dans le passé. Quelle catastrophe. Elle regarde ensuite le cursus post-Poudlard. Il n'y a qu'une ligne : « 1943- : Employé chez Barjow & Beurk ». Et tout le reste est vierge. Presque la moitié de la page est blanche. C'est assez impressionnant. Pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas l'identité de Voldemort, il est impossible de faire le lien entre ce garçon brillant, plein de qualités humaines, et le plus grand mage noir. On lit sa fiche et on se dit : « C'est étonnant, qu'il se soit limité à un poste dans une boutique. Et quelle boutique… » C'est surprenant. Mais il n'y a aucune possibilité de faire un parallèle avec Lord Voldemort.
Au fond, c'est bizarre. Maintenant que Ginny y pense, elle se dit qu'ils auraient pu faire disparaître sa page de l'annuaire des anciens élèves, au vu de ce qu'il est devenu. C'est presque étonnant d'avoir voulu conserver le souvenir de son passage dans l'école. Mais en même temps, les annuaires sont magiques. Il n'est peut-être pas possible, même pour un sorcier expérimenté, de toucher à l'une des fiches des étudiants. Elle sait pas.
En même temps, le bouquin n'a pas été capable d'inscrire, en entier, le parcours de Tom. Comment expliquer ça ? Voldemort l'a-t-il ensorcelé ? Ou s'est-il tellement transformé, a-t-il tellement fait table rase du passé, a-t-il tellement détruit les moindres parcelles de ce qu'il était, de Tom Riddle, que l'annuaire n'a pas pu le reconnaître une fois devenu le Seigneur des Ténèbres ?
Peut-être que ce livre est comme la plupart des gens. Berné par Tom. Dans le déni. Incapable d'accepter ce qu'il est devenu. Il vaut mieux s'en tenir à la version officielle. A la description qu'en avait fait Dippet. A l'absurde beauté de son portrait. A ses notes, ses mentions, ses nominations, ses décorations. A cette pauvre ligne qui en fait un commercial. Oui. Mieux vaut s'imaginer qu'il vit encore, ce Tom Riddle. Qu'il existe. Et qu'il s'est contenté d'une modeste carrière. Que cinquante ans plus tard, son apparence est toujours aussi bouleversante. Oui. On ne peut qu'imaginer ça. Cette espèce d'injustice profonde, qui fait que pour lui, les années passées n'ont rien enlevé à sa beauté. Ce genre de personne, à qui la patine du temps va bien. Désarmant. Désespérant. Le voir cinquante après, et le trouver toujours aussi beau, voire plus séduisant encore si c'est possible. Elle aimerait croire en ce Tom Riddle-là. Comme l'annuaire. Elle aimerait pouvoir le voir vivre. Le voir derrière le grand comptoir de Barjow & Beurk. Racé. Avec ce port incroyable. Les cheveux ébène, sablés d'argent. Le visage presque intact, étonnamment. Les sillons qui se creusent très fort, au coin des yeux, quand il sourit. Et qui restent, même avec la face neutre. Les dents d'un blanc éclatant, parfaitement alignées. Comme autant de carrés de sel. La manière de se mouvoir, de bouger la main, qui rappelle les danseurs classiques. Trop délicat. Trop raffiné. Poli par des années de commerce, où la séduction fait le chiffre d'affaires. Trop sophistiqué, trop recherché pour ce monde. Envoûtant.
Si seulement c'était vrai.
Allez. Ca suffit. Elle tourne les pages, remonte les lettres de l'alphabet. M… M… M… McAlister, tiens, elle connaît un mec qui s'appelle McAlister. Probablement un aïeul du garçon…
Ca y est. Malefoy. Abraxas. Il n'y a que lui qui porte ce nom. Apparemment, la tradition de l'enfant unique est ancrée depuis longtemps dans les mœurs de la famille. Pas de division de l'héritage comme ça. Et quelle chance, ça fait plusieurs générations qu'ils ne produisent que des garçons. C'est bien mieux qu'une fille, bien sûr…
A première vue, le portrait semble comme tous les autres. Coupé à la poitrine. Il porte l'uniforme de Serpentard, et le tissu a une qualité, une brillance que n'avait pas le costume de Tom. C'est toute la différence entre les vêtements d'occasion, et ceux, achetés neufs. Même la façon dont la veste tombe sur les épaules atteste que l'ensemble a été fait de la main d'un couturier, aux dimensions précises du corps d'Abraxas. Sur mesure. Épousant impeccablement sa silhouette. Tom arrivait à avoir une apparence soignée, il reprisait lui-même ses vêtements, il les arrangeait, magiquement. Ginny le sait. Mais malgré tous les artifices, cela restait visible, pour un œil attentif, que le jeune Voldemort évoluait gracieusement dans l'espace avec des vêtements mal coupés, et râpés à certains endroits. Tom était toujours à la pointe de la mode de son époque, il en était soucieux. Mais les tissus étaient toujours passés. Ca avait quelque chose d'étrange. Comme un mannequin, dont l'exquise tenue, la dernière création, aurait eu de l'usure.
Chez Abraxas, rien de tout ça. La tenue est manifestement coûteuse. Elle brille autant que les pièces d'or qui ont servi à l'acheter. Et Ginny se dit que ça devait être étonnant, de les voir passer tous les deux, côte à côte. L'un clinquant, l'autre chatoyant. Un gamin des rues, et un aristocrate. Un orphelin, et l'héritier Malefoy. L'un ayant appris les usages du monde par une observation poussée de ses pairs, l'autre, les possédant comme une seconde nature, par des années et des années d'une éducation stricte. Qu'est-ce qui avait bien pu être à l'origine d'une telle association, d'un compagnonnage si surprenant ?
Ginny regarde le charmant visage d'Abraxas. En fait, il ne ressemble pas vraiment à Drago. Bien sûr, il a cette chevelure platine, qui semble l'apanage même des Malefoy. De grands yeux très clairs, entre le bleu, et le vert. Sa coiffure est bien plus décontractée que celle de Tom étonnamment. Il a les cheveux sans doute de la même longueur que le brun, mais ceux d'Abraxas sont lisses, et quelques mèches retombent sur son front. Il a une mâchoire forte, bien dessiné, qui creuse ses joues. Un visage en lame de couteau, qui semble, là encore, être un trait distinctif de la physionomie Malefoy. Une bouche pleine, au milieu de traits fins. Charmant. Vraiment, c'est le mot qui vient à l'esprit de Ginny quand elle le regarde. Charmant.
Elle le voit cligner des yeux devant elle. Et il y a quelque chose dans son regard. Elle voit qu'il fait tout pour conserver une attitude sérieuse, mais ça semble difficile. Elle le voit pincer les lèvres, comme pour se retenir de rire. Il a la farce au coin des yeux, et de la bouche. Une facétie, une espièglerie, qu'elle ne s'attendait pas à trouver chez un membre de la famille Malefoy, et encore moins à une époque comme celle-là. Et tout d'un coup, elle voit Abraxas tirer la langue, et lui faire un grand clin d'œil. Chez n'importe qui d'autre, et chez Ginny en premier lieu, une grimace comme ça aurait déformé le visage, et l'aurait enlaidi. Chez Abraxas, c'est juste sexy, limite classe. Et elle le voit, arrêter sa mimique, se recomposer une attitude à peu près sérieuse, et se retenir de rire, avec un air d'immense fierté sur le visage. Il est content. Il est content de sa blague. Et voilà quelle est sa photo, dans l'annuaire. Celle que toutes les générations futures, y compris son petit-fils, auront de lui. Celle qui passera à la postérité. L'héritier Malefoy, en train de faire une grosse grimace au photographe. Une blague potache. Une blague qui pourrait être celle d'un enfant de 8 ans. Et c'est ça qu'il tenait à laisser comme souvenir.
Et Ginny est comme fascinée, elle le regarde, sans cesse, refaire son manège. Tenter de prendre une attitude faussement solennelle, de convenance. Se retenir d'éclater de rire. Tirer la langue, et faire son clin d'œil. Puis s'amuser de sa propre farce. Et ainsi de suite. Pour toujours. Elle sourit de toutes ses dents, elle peut pas s'en empêcher. Il y a quelque chose d'incroyable communicatif dans sa joie de vivre, dans son amusement. Elle est pas loin de rire en le regardant faire le pitre.
Finalement, elle détache son regard de cette image qui pourrait être celle du bonheur, pour lire l'appréciation de Dippet. Elle est courte, et sans appel : « La photographie parle d'elle-même. » Et là Ginny éclate de rire. Elle se calme, histoire de ne pas s'attirer les foudres de Madame Pince. Elle se demande sérieusement comme il a fait pour que cette photo atterrisse dans l'annuaire. Il est évident qu'il a dû en faire deux. Une, comme toutes les autres, qui avait dû être validée par le directeur, l'équipe enseignante. Et une deuxième, qu'il voulait substituer à la première. Ca avait dû lui demander du travail, et de la ruse, juste pour faire sa petite blague. Et elle imagine Dippet, tombant sur sa fiche au moment de noter l'appréciation, et elle est obligée de se retenir de rire. Elle imagine le pauvre directeur essayant d'enlever la photo, en vain. Abraxas a bien réussi son coup. Impossible d'enlever la photo. Il avait fallu la garder telle qu'elle, dans le prestigieux annuaire de la non moins prestigieuse école de Poudlard. Elle imagine le dépit et la lassitude du pauvre Dippet, et ça la tue de rire intérieurement. Mais quel génie. Et qui sait, peut-être que c'est Tom lui-même qui a pris la deuxième photo, et qui a été complice de cette monumentale farce ? Tom, le virtuose, exemplaire, tirant les autres vers le haut… Qui sait quel genre de garçon il était, une fois seul avec Abraxas.
Elle se penche sur le cursus du blondinet, et elle sent une chaleur la parcourir. Elle a la sensation qu'elle aime beaucoup ce garçon, alors qu'elle ne le connaît même pas. Il y a quelque chose en elle, une sorte d'élan chaud, quelque chose comme une profonde sympathie. « Mais comment ne pas l'aimer ? », elle pense, en laissant retomber son regard sur lui, alors qu'il tire grand la langue, avec une expression de pure joie sur le visage. Elle revient à son parcours. Malgré ce qu'aurait pu laisser penser la photo, elle découvre un élève brillant. Il a obtenu tous ses diplômes avec mention. L'appréciation générale de ses BUSE est « effort exceptionnel ». Ce qui est juste en-dessous de la plus haute mention. Elle voit qu'il a obtenu ses BUSES dans toutes les matières, mais qu'il n'a pas eu la note maximale pour chaque épreuve. Il n'en est jamais bien loin cependant. En revanche, il a obtenu son ASPIC avec la plus haute mention, comme Tom : Optimal. Mais là encore, ses notes ne sont pas aussi élevées que celles de son ami. « Il était sans doute moins scolaire », se dit Ginny. Et il n'avait pas cette rage comme Tom. Cette fierté. Ce besoin de revanche. Abraxas ne voulait sans doute rien prouver. Et c'est bien ce dont témoigne son portrait dans l'annuaire. Sans doute, il était capable de tout tourner en dérision. Il ne prenait certainement rien au sérieux, et en premier lieu, il ne se prenait pas au sérieux. Enfin, c'est l'intuition de Ginny. Après tout, elle n'en sait rien. Ca a l'air, en tout cas.
Elle regarde son parcours après l'école. Pour un aristocrate, il est de bon ton de ne pas travailler, et de vivre de ses rentes. Pourtant, ce qu'elle a sous les yeux est bel et bien le témoignage d'une carrière qui a dû lui demander beaucoup de labeur.
De 1943 à 1953, rien n'est renseigné. Dix ans qui n'existent pas sur l'annuaire. Faut-il faire un lien avec Tom, et avec sa propre absence d'informations ?
A partir de 1953, il obtient un petit travail au ministère de la Magie, qui devait consister à faire toutes les tâches ingrates dont personne ne voulait. Mais six mois plus tard, il décroche déjà un poste avec plus de responsabilités, et est attaché au Département de la justice magique. Il semble y faire ses armes, et gravir les échelons, pendant huit ans. Ginny lit ce parcours brillant, d'un homme qui a su mener sa barque, et monter, petit à petit. Au départ, il devait probablement remplir la paperasse, corriger les coquilles des documents administratifs. Et en 1961, elle le retrouve directeur du Département de la coopération magique internationale. C'est vrai que la connaissance du droit devait être nécessaire pour entrer dans une telle section du ministère. Ses années en justice magique avaient dû lui servir. Mais quand même… Il avait dû montrer patte blanche, et charbonner. C'est pas un Lucius qui se serait donné la peine de faire tout ça.
Lucius vit dans la plus pure tradition aristocratique. Il ne travaille pas, et il dispense son argent à certains organismes, à qui il demande, par la suite, certaines faveurs. Ginny sait ça par cœur. Son père, Arthur Weasley, qui travaille au ministère de la Magie, lui avait raconté mille fois comment Lucius Malefoy pouvait, grâce à son argent, ses relations, et son influence, faire retarder l'examen de certains projets de loi. Elle sait ça par cœur. Et du coup, ça a quelque chose de quasiment choquant d'avoir, sous les yeux, le parcours du père de Lucius. Un parcours difficile, qui rappelle davantage celui d'un homme sans relation, sans appui, et sans fortune particulière. Le parcours d'un homme intelligent, avec une détermination farouche. D'un bosseur. Stupéfiant.
Abraxas a passé 12 ans à la tête du Département de la coopération magique internationale. En 1973, il entre au Département des mystères, et y reste jusqu'en 1996. Sur cette période-là, rien n'est renseigné. Pas même le poste. Il devient ce qu'on appelle une Langue-de-plomb. Toute personne travaillant dans cette section est tenue au secret. Les missions qui y sont menées sont confidentielles. Le département le plus important du ministère. Après vingt ans d'un intense travail, Abraxas était devenu l'un des hommes les plus influents de son temps. Ginny sait par son père que travailler dans ce département donne en réalité bien plus de pouvoir que ne peut en avoir le ministre de la Magie lui-même. Abraxas était arrivé dans la cour des grands. Et probablement, il avait, et il a encore, le destin du monde sorcier entre ses mains.
Et c'est drôle. Quand on compare Tom et Abraxas. Quand on compare les deux photos. Les deux appréciations du directeur. On pourrait croire que l'annuaire s'est trompé, et a mis le cursus de Tom à la place de celui d'Abraxas, et vice versa. Mais non. Après dix ans de ce qui ressemblait à une errance, l'héritier Malefoy s'était lancé dans la politique. Et il avait réussi. Et pourtant, visiblement, personne ne semblait parier sur cet adolescent aux farces douteuses, incapable de se tenir, même pour une simple photo pour un annuaire d'école. La photo parle d'elle-même. Non. Non en fait. Et l'appréciation que Dippet avait écrite pour Tom avait peut-être, en fait, bien plus sa place sous la photo d'Abraxas. Certainement, pour réussir comme il l'avait fait, il fallait avoir de la virtuosité. Une intelligence rare. Faire preuve d'une attitude exemplaire. Et il est évident qu'Abraxas avait dû faire de grandes choses. Ginny espère, au fond d'elle, que c'est un homme de bien. Mais ça, elle ne peut pas savoir. Et vu sa connexion avec Tom, c'est peu probable.
Abraxas. Vingt ans de charbon pour atteindre les hautes sphères. Vingt ans de turbin pour atteindre le Département des mystères. Un travail de galérien, qui a payé. Incroyable. D'autant qu'elle ne voit là nulle trace d'un quelconque piston, d'une quelconque influence par l'argent. Comme s'il avait cherché à être quelqu'un d'autre. Un type lambda, plutôt que l'héritier Malefoy. Incroyable. Il n'y a pas d'autre mot.
Tout ça donne encore plus envie à Ginny de rencontrer cet Abraxas, qui attise vivement sa curiosité. Il l'intriguait déjà beaucoup avant de consulter sa page dans l'annuaire, mais maintenant… Maintenant, c'est pire encore. Elle veut croire qu'il a été bon. Elle veut croire qu'il n'était pas comme Tom. Mais vu le chemin emprunté par Lucius… Comment ne pas imaginer l'influence directe d'un père, peut-être véritable dictateur, écrasant son fils unique par sa stature, son parcours brillant, ses relations, et une fortune qu'il avait dû faire fructifier par cette carrière éblouissante ? Comment croire, comment imaginer la bonté d'Abraxas ?
Mais quand elle pose les yeux sur son merveilleux visage, elle a de l'espoir. Quand elle le voit cligner de l'œil, et faire cette tête absurde, elle y croit. Quand elle ne voit aucun nuage noir obscurcir son front, son œil, elle y croit. Il n'a pas ce truc qui l'entoure, comme Tom. Il vaut mieux que lui. C'est évident. Il vaut mieux que lui. Il semble pur. Un ange. Il n'a pas le vice collé à la peau, comme Tom.
Mais qu'est-ce qui a bien pu les rapprocher, tous les deux ?
Et tout d'un coup, comme par hasard, son œil tombe sur un tout petit signe noir, en bas de la page.
Une croix.
Il est mort.
Une vague de tristesse submerge la rouquine. Ginny pensait qu'en 1996, il n'avait plus fait partie du Département des mystères, pour une raison ou pour une autre, et qu'il s'en était allé. Mais la croix, presque impossible à discerner dans un premier temps, est sans appel. Ginny aimerait en savoir plus. Elle passe son doigt pensivement sur le symbole funeste, et comme pour répondre à sa prière intérieure, une ligne d'écriture se déroule sous son index. Il y est précisé l'année de sa mort. 1996, comme Ginny l'avait déduit. La cause du décès est également indiquée : la dragoncelle.
Le cœur de la jeune fille se serre. La dragoncelle. Elle connaît les ravages causés par cette maladie. Elle a le souvenir, il y a longtemps, d'être monté dans le Magicobus avec son père. En face d'eux, il y avait un homme, au visage défoncé par ce mal. Il était défiguré. Sa bouche était de travers, et il semblait avoir des traces de brûlure sur l'ensemble de la face. Horrible. Immonde. Impossible de le regarder sans avoir les poils qui se dressaient sur tout le corps. Il dégoûtait. Evidemment, Ginny, qui n'était qu'une enfant, le fixait d'une manière bien peu polie. Son père l'avait rappelée à l'ordre discrètement. En descendant, elle lui avait dit : « Il avait quoi, le monsieur, dans le bus ? » « Il est atteint de la dragoncelle ma chérie », avait répondu Arthur Weasley. « C'est quoi la dragoncelle ? » « C'est une maladie dont le symptôme principal est ce que tu as vu chez ce monsieur : un visage très abîmé. » « Mais est-ce qu'il va guérir ? » « Je ne sais pas ma chérie. Il y a bien un remède qui existe, mais il y a des gens qui continuent d'en mourir tu sais. » « Et nous, on risque de l'attraper comme on s'est assis en face de lui ? » « Non. Non, pas du tout. On sait depuis un moment maintenant que ce n'est pas en côtoyant un malade de la dragoncelle qu'on peut être contaminé. Il n'y a aucun risque chérie. » Son père lui avait expliqué qu'il s'agissait en fait d'une maladie génétique. Il y avait probablement eu d'autres cas de dragoncelle dans la famille Malefoy.
Ginny imagine son adorable visage, grêlé, déformé par la maladie. L'apparence de monstre qu'il devait avoir. Portait-il un masque, par coquetterie ? Certains malades le faisaient, pour ne pas imposer la vision de leurs faces tuméfiées à leurs proches. Avait-il fait ça, les derniers temps, que ce soit par vanité, ou pour préserver sa famille ?
Elle a besoin d'en savoir plus. Si elle ne peut pas rencontrer Abraxas, elle veut trouver un autre moyen de le connaître. De faire immersion dans son passé avec Tom. L'idéal, ce serait d'avoir une pensine, dans laquelle plonger. Être au cœur du souvenir. Dans la mémoire de Tom, ou celle d'Abraxas… Ginny n'a jamais utilisé de pensine de sa vie, mais elle a entendu Harry raconter ses expériences et…
Tout d'un coup, la pensée passe dans sa tête, plus rapide que l'étoile filante.
La Chambre des Secrets.
Elle est incapable de se l'expliquer. Mais elle sent que si elle veut en savoir davantage sur l'amitié entre Tom et Abraxas, elle doit aller là-bas.
La Chambre des Secrets.
