Il fallut moins d'une heure pour que l'humeur d'Olia passe de simplement mauvaise à radicalement massacrante, et les deux civils qu'elle venait de débusquer dans l'arrière-cour d'un café y étaient probablement pour beaucoup.
Ils s'étaient dissimulés derrière une rangée de barriques, et elle s'était d'abord emportée en croyant qu'ils picolaient – comme si c'était le moment ! Sa colère était un peu retombée en constatant qu'ils se cachaient vraiment, avant de se muer en un agacement incrédule. L'humanité vivait derrière des murs de cinquante mètres de haut, et eux ne trouvaient rien de plus judicieux que d'aller se planquer derrière un stock de fûts ? Il y en avait qui ne doutaient de rien. Ces deux idiots avaient-ils eu le réel espoir d'échapper aux Titans en se terrant dans une cachette aussi merdique ? Même des gosses jouant à cache-cache pouvaient faire mieux.
Alors qu'elle observait le plus petit des deux disparaître à l'angle de la cour, elle intercepta le regard du plus grand qui, pour une raison qui lui échappait mais qu'il lui incombait malheureusement d'éclaircir – soupir –, n'avait pas bougé d'un pouce.
Fatiguée d'avance, elle compta trois longues secondes avant de se résigner à tourner la tête vers lui.
— Eh bien, pourquoi tu restes là, toi ?
Pour toute réponse, l'homme lui lança son regard le plus méprisant. Allons bon. Olia se retint de claquer la langue d'agacement et, prise d'un doute soudain, détailla attentivement son visage. Jamais vu. Ses épaules se détendirent imperceptiblement tandis que ses yeux se plissaient d'une franche contrariété. Quoi qu'il soit en train de se passer dans la cervelle de bourrique de ce civil, cela était loin de concurrencer la situation d'urgence dans laquelle ils se trouvaient.
— Je t'ai posé une question, insista-t-elle avec impatience.
Elle jeta un bref coup d'œil à la ronde avant de s'avancer vers lui. Jochen avait beau faire le guet perché sur un toit, il pouvait très bien manquer des Titans de petite taille et Olia ne tenait pas à mourir bêtement à cause d'un civil trop borné que pour se plier sagement aux ordres d'évacuation. Elle s'arrêta à quelques mètres et observa ses traits crispés d'un air déconcerté. Peut-être ne pouvait-il pas lui répondre ? La sœur de sa mère avait un fils, Irving, à peine plus jeune qu'elle mais incapable d'articuler un mot. A quinze ans, il ne pouvait même pas sortir de chez lui. Olia avait déjà essayé de lui parler mais il ne comprenait rien, se contentant de remuer les bras et de la fixer d'un sourire baveux comme le ferait un enfant de six mois. Sa mère lui avait expliqué que, contrairement à son corps, son cerveau n'avait pas grandi correctement.
— Hé, tu es muet ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils devant son silence persistant. On n'a pas toute la journée, hein.
L'homme serra brusquement les poings – ah, visiblement, il n'était pas sourd – et cracha un jet de salive qui atterrit juste devant ses bottes. Olia cligna des yeux, stupéfaite.
— J'cause pas aux soldats, grogna-t-il en croisant les bras avec provocation, le menton relevé avec dédain.
Ni sourd, ni muet, donc. Stupide, par contre, certainement.
Olia observa la substance blanchâtre qui flottait sur le sol poussiéreux avant de relever des yeux aiguisés comme des couteaux. Luttant contre l'envie brûlante de tourner les talons pour l'abandonner à son sort, elle expira longuement. Pense à ceux qui se font bouffer à l'avant-garde. Pense à ceux qui se font bouffer à l'avant-garde.
— Rassure-moi, t'es au courant que les Titans sont en train d'envahir la ville ?
— Justement ! éructa-t-il en retrouvant subitement l'usage de la parole. Toi et tes copains, vous devriez être en train de vous occuper d'eux plutôt que de me faire chier ! Bon sang, c'est bien à ça que vous êtes censés servir, non ?!
Sans prévenir, Olia avala l'espace qui les séparait en deux enjambées et l'empoigna par le col de sa chemise. Il se foutait de sa gueule ?
— Ecoute-moi bien, espèce de demeuré, siffla-t-elle furieusement en collant son visage à quelques centimètres du sien. Tu sais ce qui se passe, un peu plus loin, au moins ? Qui te protégera quand mes compagnons et moi-même serons morts en tentant de sauver des imbéciles dans ton genre ?!
Elle le relâcha et il tomba misérablement au sol en poussant un glapissement étranglé. Olia le contempla remuer faiblement au sol d'un air à la fois incrédule et irrité. Pourquoi reste-t-il là ?! Ce n'était pas comme s'ils se trouvaient en situation d'urgence, après tout, grinça-t-elle en jetant un bref regard en arrière pour s'assurer qu'aucun Titan n'émergeait à l'angle de la cour. Dommage. Elle lui aurait volontiers laissé cet abruti.
— V-vous êtes en train de me menacer ? bredouilla le concerné en levant sur elle des yeux de bête traquée.
Sa voix était moins assurée qu'il ne l'aurait voulu, et il tenta de reprendre contenance en rajustant le col de sa chemise.
Olia hurla intérieurement. Tout ce qu'elle voulait, c'était qu'il s'en aille. Vers la porte nord, de préférence, mais il aurait galopé à toutes jambes vers le sud qu'elle ne l'aurait pas retenu.
— Tout à fait, approuva-t-elle en sortant l'une de ses lames – aux grands maux les grands remèdes. Pas que ça m'amuse ou que j'aie que ça à foutre, hein, nuança-t-elle en amorçant un pas dans sa direction.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! couina-t-il en se tassant contre le mur, les yeux rivés sur la pointe d'acier. Vous êtes censée protéger les civils !
Olia pinça les lèvres de contrariété. Le but de la manœuvre était qu'il détale en prenant ses jambes à son cou, pas qu'il se ratatine sur place. Elle plissa les yeux. Elle allait devoir être plus offensive.
— Sans doute, répondit-elle en faisant un pas supplémentaire. C'est pas de chance pour toi. A ta place, je partirais vite avant que cette lame ne glisse et ne te coupe accidentellement un bras.
L'homme écarquilla les yeux, visiblement encore plus tétanisé qu'avant, et Olia crispa vivement ses doigts sur la garde pour se retenir de lui jeter son arme à la figure. Elle n'avait jamais fait preuve d'autant de patience. Même Jochen aurait déclaré forfait depuis longtemps.
Mais peut-être avait-elle été un peu trop loin.
— J-je vous préviens ! la harangua-t-il brusquement avec une ardeur nouvelle sortie de nulle part qui manqua de la faire sursauter. Je vais rapporter votre comportement à vos supérieurs, et ça va mal se passer pour vous ! Je suis un homme influent et j'ai des amis hauts placés ! C'est quoi votre nom ? – il obliqua ses yeux haineux vers l'écusson cousu sur sa veste – Rivkez, c'est ça ?
Olia haussa un sourcil incrédule. C'était une blague ? Elle essayait de le sauver d'une mort certaine, et lui, en remerciement, la menaçait ouvertement de la traîner devant le conseil militaire de discipline ?
Elle se pinça l'arête du nez en tentant de maîtriser son agacement croissant. Putain, c'était ça, l'humanité ? Ce n'était pas possible. Des gens aussi stupides ne méritaient vraiment pas qu'on meure pour eux.
Pense à ceux qui se f- non ! Pense à Vali qui pourrait te traîner devant le peloton d'exécution !
— Vu ton apparente obsession à ne pas vouloir dégager le plancher, je pense ne pas avoir trop de souci à me faire, rétorqua-t-elle sèchement. Et puis, je croyais que parler aux soldats te filait la gerbe… Enfin bon, tu m'excuseras d'abréger notre charmante discussion mais je suis un peu pressée. Tu préfères que je te coupe la jambe gauche ou la droite ?
L'homme blêmit et son regard retomba sur la lame qui dansait négligemment devant lui. Toute trace de défiance s'était évaporée en même temps que le sang qui avait quitté son visage.
— P-pardon ?
— T'as bien entendu. Alors ?
Ah, c'est vrai, il a dit qu'il ne parlait pas aux soldats, ironisa-t-elle intérieurement alors qu'il ne trouvait rien à répondre.
— Ce n'est pas très intelligent de proférer de telles menaces face à un soldat armé, exposa-t-elle devant son silence.
— V-vous êtes complètement folle !
— L'armée n'est pas trop regardante sur la santé mentale.
Heureusement, sinon il n'y aurait plus grand monde pour en faire partie.
— Vous ne pouvez pas faire ça, répéta-t-il faiblement d'une voix empreinte par le doute.
— Crois-moi, entre une jambe coupée par une lame et une jambe bouffée par un Titan, personne ne verra la différence. Et de toute façon, dans les deux cas, le résultat sera le même : tu ne seras plus là pour te plaindre.
L'homme ouvrit la bouche d'un air stupide mais n'amorça aucun mouvement de fuite, et Olia sentit une vague de découragement l'envahir. Si les derniers civils à évacuer étaient tous comme cet abruti, elle et les autres soldats n'étaient pas prêts de quitter les lieux.
— Ohé, fit-elle en agitant sa lame sous son nez, tu respires encore ? Ça veut dire « file ». Et c'est Rivkas ! ajouta-t-elle alors qu'il détalait enfin sans demander son reste.
Olia le regarda disparaître au coin de la rue avant de secouer la tête d'un air affligé. Quelle perte de temps ! Elle projeta l'un de ses grappins sur la façade d'une haute maison à colombages et rejoignit Jochen sur le toit, occupé à surveiller attentivement les environs à l'aide d'une longue-vue.
— J'espère sincèrement que nous ne sommes pas les derniers humains sur cette terre, soupira-t-elle avec lassitude en rangeant sa lame dans son fourreau.
— Pourquoi ? demanda-t-il sans la regarder, concentré dans sa tâche.
— Je viens d'en trouver deux parfaitement valides planqués derrière des tonneaux de vin, et l'un d'eux m'a carrément menacée.
Jochen lui jeta un coup d'œil pensif.
— Y a pas une légende à propos du vin, comme quoi il repousserait les Titans ?
— Bien sûr, marmonna-t-elle en roulant des yeux, c'est sûrement pour ça que la Police Militaire n'en a jamais vus…
Il haussa les épaules sans détacher ses yeux de la partie sud du district, insensible à son sarcasme.
— Les gens font ce qu'ils peuvent pour se rassurer, quitte à inventer des histoires à dormir debout.
— Va dire ça aux gars de l'avant-garde qui sont en train de crever, rétorqua-t-elle, le visage sombre. Franchement, à part perdre notre temps, je ne vois pas ce qu'on fiche ici. La plupart des citoyens sensés ont déjà quitté la ville, et les quelques qui restent sont des espèces d'inconscients qui ne méritent pas qu'on risque nos vies pour les sauver.
— Peut-être mais, malheureusement, c'est notre boulot.
— Je sais, grogna-t-elle, frustrée de ne pas le voir s'apitoyer sur leur sort comme elle, tandis que les autres membres de l'escouade les rejoignaient un à un.
Olia ne tenait pas à critiquer Kitts Verman plus qu'elle ne le faisait déjà mais, de son humble avis, il lui semblait qu'envoyer l'ensemble des équipes d'élite pour cette tâche n'était peut-être pas la meilleure tactique pour limiter les pertes humaines. Pendant qu'ils réprimandaient les rares idiots encore en train d'empaqueter leurs affaires ou de rassembler leurs objets de valeur comme si de rien n'était, des soldats mourraient. L'avant-garde devait être submergée, si elle n'était pas déjà décimée, et les suivants à devoir freiner la progression des Titans n'étaient rien d'autre qu'une poignée de recrues sans expérience.
— Ce n'est pas moi qui décide, Olia, avait répondu Vali en la faisant ravaler ses protestations d'un regard glacial, alors qu'elle tentait de négocier un changement de poste plus au sud. Contente-toi de suivre les ordres sans discuter, pour une fois.
— Mais-
— Et arrête de ne penser qu'à toi, bon sang ! Cette décision n'implique pas seulement ta petite personne, mais l'ensemble de l'escouade ! Ce qui t'est arrivé il y a cinq ans ne t'a donc pas servi de leçon ?!
Olia s'était tue, mouchée. Jochen avait foudroyé Vali du regard – elle venait quasiment de réduire à néant cinq longues et éprouvantes années de « pseudo-psychanalyse de cantine », pour reprendre les termes de la patiente concernée – mais ils savaient tous les deux qu'elle avait raison. Olia avait rentré la tête dans les épaules et plongé le nez dans son foulard, avant de suivre sa supérieure en marmonnant que ça n'avait rien à voir. Elle s'efforçait depuis d'évacuer hargneusement les quelques civils restants sans éprouver une once de compassion à leur égard.
— Il y a deux Titans qui approchent, là-bas, dit soudainement Jochen, coupant Olia alors qu'elle relatait d'une voix indignée son altercation avec les deux civils aux trois autres membres de leur escouade.
A une cinquantaine de mètres devant eux, légèrement sur la gauche, deux énormes silhouettes humanoïdes avançaient tranquillement, leurs têtes dépassant du sommet des toits. Ils devaient faire dans les neuf mètres chacun et se dirigeaient vers un groupe de soldats postés sur un toit – des bleus pas encore diplômés, à en juger par le blason cousu au dos de leurs vestes. Olia sortit ses lames en jetant un coup d'œil à la ronde.
— Où est l'équipe de Mitabi ? Ils sont sensés nous couvrir par l'ouest.
— Partis vers la porte nord à la poursuite d'un Déviant, répondit Jochen.
Olia balaya la zone de l'arrière-garde d'un regard inquiet. D'où elle était, tout semblait calme et normal. Trop – la ville ne lui avait jamais paru aussi morte et silencieuse. Un picotement désagréable courut le long de sa nuque. Elle avait un mauvais pressentiment.
— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Briss en observant les deux Titans d'un air tiraillé.
— On les laisse aux recrues, ordonna Vali en se détournant. Il faut terminer d'évacuer le périmètre.
Olia se mordit la langue pour garder le silence. Leur escouade se trouvait à la limite entre l'arrière-garde et la garde du milieu de terrain. Si des Titans avaient déjà atteint cette zone, cela voulait dire que ses craintes étaient fondées. Il fallait donc achever l'évacuation au plus vite.
Vali prit la direction de l'est, et ils la suivirent sans lâcher les Titans du regard. Les créatures avaient presqu'atteint le toit où se tenait, encore immobile, le groupe d'adolescents. D'où elle était, Olia pouvait voir leurs lames vaciller au même titre que leurs jambes tremblantes. Elle se revit elle-même, il y a cinq ans, lors de sa première confrontation avec un Titan, et détourna douloureusement la tête. Ils allaient se faire massacrer.
Elle songea aux deux imbéciles qui s'étaient cachés derrière les fûts, et sentit une vague de colère la traverser. Ce n'était pas juste. Pourquoi eux avaient le droit de vivre, alors que ces gamins n'avaient, eux, que le devoir de mourir ? Elle jeta un regard à ses coéquipiers. Tous affichaient des visages fermés et faisaient semblant d'ignorer la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Aucun ne remettrait la décision de Vali en cause.
Olia pesta intérieurement. C'est vrai, c'était elle la Chef en Second. Ce rôle-là lui incombait forcément.
Lorsqu'elle vit l'un des Titans saisir une fille aux cheveux blonds qui s'était recroquevillée derrière une cheminée, elle n'y tint plus.
— Vali, il faut qu'on aille les aider !
Vali pinça les lèvres d'hésitation, mais pas pour la même raison que sa subordonnée. Elle avait espéré qu'une dizaine de recrues bientôt diplômées puisse venir à bout de deux Titans, mais elle avait visiblement surestimé leurs capacités. Si ces gamins ne parvenaient pas à les tuer, et cela semblait bien parti pour être le cas, ce serait à eux de s'en charger. D'un autre côté, s'ils allaient les aider, ils perdraient encore plus de temps. Dans les deux cas, il y avait encore des civils à évacuer.
Elle sentit une goutte tomber sur le sommet de son crâne et leva la tête. D'épais nuages noirs s'étaient amoncelés au-dessus de la ville. Une pluie dense et drue se mit à tomber, altérant la vision de leur environnement. Vali prit sa décision. Un combat avec des Titans dans ces conditions était dangereux, et elle n'était pas du genre à prendre des risques inutiles.
— On continue, lança-t-elle en adressant un regard d'excuse en direction des recrues.
Olia ouvrit la bouche pour protester, mais fut coupée par la voix de Dao.
— Vali, je suis d'accord avec Olia.
Elles lui jetèrent un regard surpris. A part Jochen, aucun des membres de l'équipe ne prenait habituellement position dans leurs différends sur leurs décisions respectives.
— Ils n'y arriveront pas, statua-t-il. Et il faut à tout prix éviter que les Titans n'avancent plus profondément dans le district.
A travers le rideau de pluie, Vali sonda du regard les trois membres restants qui n'avaient encore rien dit. Jochen et Briss hochèrent la tête en signe d'assentiment. Yara grimaça mais finit par les imiter.
Elle jeta un nouveau coup d'œil aux recrues et fronça le nez. Il en restait moins de la moitié, et les deux Titans étaient toujours debout. Dao n'avait pas tort, mais elle était vraiment réticente à l'idée de combattre des Titans avec aussi peu de visibilité.
Une colonne de fumée verdâtre transperça soudainement le ciel gris et épais, et les cloches se mirent à résonner. L'ordre de repli général – l'évacuation était officiellement terminée. D'un geste, Vali essuya son visage trempé et remonta le col de sa veste.
— Très bien, dit-elle alors, on s'occupe de ces deux-là et on remonte ensuite sur le Mur. Olia, Yara et Dao, vous prenez le blond. Briss et Jochen, avec moi sur le brun. Ne vous mettez pas en danger.
Olia poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint un instant que Vali ne laisse les recrues survivantes à la merci des Titans pour suivre l'appel tentant de la retraite, et à son regard sombre, elle devina qu'elle y avait sérieusement songé.
De la dizaine d'adolescents qu'Olia avait aperçus au départ, il n'en restait plus que trois. Repoussant les mèches de cheveux qui collaient à son visage, elle frémit en comprenant immédiatement la raison de ce carnage. Les deux Titans n'étaient pas les seuls – ils étaient simplement les plus grands. Deux autres de moins de six mètres, qui n'étaient pas visibles de là où ils se tenaient auparavant, déambulaient dans la rue jonchée de corps, tandis qu'un troisième tentait maladroitement d'escalader la façade du bâtiment.
Olia se mordit la lèvre pour réprimer un juron et resserra ses doigts autour de la garde de ses lames rendue glissante par la pluie. Elle échangea un regard crispé avec Vali, dont l'expression concentrée dissimulait habilement l'inquiétude. Autant de Titans dans une zone aussi avancée du district, ce n'était pas bon signe, mais il était trop tard pour reculer.
— On se charge d'abord des grands, ordonna Vali.
Ils se débarrassèrent des deux Titans assez facilement, et Olia s'occupa ensuite de celui qui était contre toute attente parvenu à atteindre le deuxième étage. Dans d'autres circonstances, elle aurait presque été fière de lui.
Tandis que leurs corps fumants s'évaporaient lentement dans les flaques d'eau, elle se posa face aux recrues survivantes. La pluie tombait toujours mais avait diminué d'intensité. Le reste de l'équipe n'avait a priori pas besoin d'elle pour affronter deux petits Titans, et quelque chose dans les visages hagards de ces gamins l'avait interpellée au point de la forcer à s'arrêter à leur niveau.
Tout en eux, dans leurs corps et leurs postures, exsudait d'une détresse familière qui lui tordit violemment les entrailles. Ils la regardaient sans vraiment la voir, ici et ailleurs à la fois, et elle se rappela les mots nébuleux que Jochen avait employés pour décrire l'état de torpeur similaire dans lequel il l'avait trouvée cinq ans auparavant. Elle comprenait mieux maintenant ce qu'il avait voulu dire.
Avisant celui qui se trouvait le plus près – un garçon aux cheveux bruns et au teint mat – elle s'avança vers lui et posa une main sur son bras, le faisant tressaillir.
— Alice… balbutia-t-il. Dan… Peter…
Il émietta une liste de noms inconnus dans un chuchotement désespéré. Olia resserra ses doigts sur le cuir de sa veste et déglutit. Elle savait qu'elle ne ferait que s'allonger avec le temps.
— Ne pense pas à eux pour l'instant, dit-elle fermement en cherchant son regard, tu auras tout le temps nécessaire pour les pleurer plus tard. Il faut d'abord s'occuper des vivants. La retraite a sonné, regagnez le Mur. On se charge de nettoyer la zone.
Ses pupilles accrochèrent les siennes, et il hocha mécaniquement la tête avant de rejoindre ses deux coéquipiers. Olia les regarda partir en triturant pensivement son foulard trempé. La vague pensée de ce qu'elle serait devenue aujourd'hui si elle n'avait pas rencontré Jochen ce jour-là traversa son esprit.
Jochen – le prénom la ramena à la réalité, et elle regarda autour d'elle. Le moment était mal choisi pour replonger dans les souvenirs. La pluie avait enfin cessé, et elle était seule sur le toit.
Elle s'approcha du bord et se pencha par-dessus la corniche. Deux carcasses fumantes gisaient au milieu de la rue. Briss et Vali vérifiaient chacun de leur côté la présence de survivants – illusoire mais nécessaire – tandis que Yara et Dao surveillaient la rue en amont. Olia sentit une vague de soulagement la traverser. Ils allaient enfin pouvoir quitter ce merdier sanglant qu'était devenu Trost.
Elle s'apprêta à sauter du toit pour les rejoindre, lorsqu'elle perçut un mouvement inattendu dans la bordure inférieure de son champ de vision. Tout se passa très vite. A peine réalisa-t-elle qu'il y avait un autre Titan que le corps de Vali vola dans les airs, happé par une main monstrueuse.
Olia hurla son nom en même temps que Briss, mais il était trop tard. Le Titan avait déjà refermé ses mâchoires puissantes autour d'elle, engloutissant son bras jusqu'à l'épaule, et d'où elle était, Olia put nettement entendre les os de la cage thoracique de sa supérieure se briser sous ses dents.
Lorsque Briss lui trancha la nuque, Olia vit la silhouette flasque de Vali tomber et heurter le sol dans un bruit mat. Poussant un cri déchiré, elle bondit du toit et se précipita vers elle, mais s'immobilisa brusquement à quelques mètres, glacée.
Ses yeux bruns, habituellement brillants de sévérité, étaient grands ouverts. Sa tête formait un angle étrange avec le reste de son corps, et il lui manquait toute la moitié droite du thorax. Le sang qui s'échappait de la plaie imbibait ses vêtements et se mélangeait à la boue. Olia n'avait pas besoin de s'approcher davantage pour comprendre qu'il n'y avait plus rien à faire. Vali Sendler, cette femme que l'on confondait souvent avec un homme et qui dépassait la plupart d'entre eux, si forte qu'Olia l'avait toujours crue indestructible, venait de se faire broyer en moins d'une seconde par un Titan à peine trois fois plus grand qu'elle.
Tandis que Briss la dépassait en courant, elle leva la tête pour croiser le regard de Jochen et la secoua légèrement. Derrière lui, Dao afficha un visage décomposé.
— YARA ! hurla Briss – inutilement, car Yara était déjà à ses côtés en train de poser deux doigts sur le cou de leur supérieure.
Olia la regarda répéter le geste encore et encore, par réflexe.
— Ça ne sert à rien, murmura-t-elle doucement.
Yara devait le savoir, au fond d'elle, songea Olia en observant le sang se répandre dans les flaques de pluie. C'était elle qui avait suivi une formation médicale, elle s'y connaissait mieux qu'eux tous réunis. Elle devait bien avoir compris que Vali était morte, alors pourquoi s'évertuait-elle à chercher un pouls ?
— Yara, arrête, dit-elle en jetant sa lame émoussée pour en prendre une nouvelle.
Elle marcha jusqu'à la carcasse fumante du Titan en balayant la rue du regard, aux aguets. Ses yeux survolèrent le corps inerte de Vali, avant de s'arrêter sur ses deux coéquipiers toujours penchés sur elle. Yara avait enfin reposé ses bras le long de son corps, et Briss sanglotait. Olia sentit son cœur se serrer et se détesta pour les paroles qu'elle allait prononcer.
— Il faut partir. On ne peut pas rester là.
Briss tourna vers elle un visage ravagé. La pluie avait plaqué ses cheveux blonds contre son crâne et trempé ses joues, accentuant son air misérable et dissimulant habilement ses larmes.
— Olia…
— Là-haut, dit-elle en faisant un vague signe de tête vers le toit qu'elle venait de quitter. Au sol, nous sommes des proies faciles.
Yara posa une main écarlate sur l'épaule de Briss, et il se releva lentement pour les suivre. Olia ignora les corps démembrés des quelques recrues qui gisaient sur les tuiles pour échanger un long regard avec le reste de son escouade.
Quelqu'un devait prendre une décision.
Ils s'observèrent dans un silence pesant, figés dans un moment hors du temps où il leur fallait accepter l'inacceptable. Olia avait l'impression que l'air autour d'elle s'était changé en plomb. Ses cheveux gorgés d'eau gouttaient dans son cou à un rythme régulier, traçant de désagréables sillons glacés sur sa peau, et la boule logée dans sa gorge était si douloureuse qu'elle n'était pas sûre de pouvoir parler. Dao avait détourné les yeux et faisait mine d'observer les environs, Briss fixait résolument les tuiles à ses pieds et Yara frottait convulsivement ses mains contre son pantalon autrefois blanc.
Seul Jochen la regardait, et Olia savait ce qu'il pensait. Elle était Chef en Second. Dans ce genre de situation, c'était à elle qu'il incombait de prendre la tête de l'équipe.
Olia ferma les yeux et avala sa salive dans une tentative vaine de faire refluer la culpabilité qui se mêlait à la peine. Merde, Vali, pourquoi moi ? Elle n'était pas certaine d'avoir la carrure nécessaire pour endosser ce rôle – Vali l'avait nommée à ce poste sans même lui laisser son mot à dire – mais elle n'avait pas le choix. Et puis, ce serait temporaire, songea-t-elle. Quand les choses seraient redevenues normales, elle retournerait sagement à une place qui n'impliquait pas la gestion directe de vies humaines et d'où elle ferait semblant de discuter les ordres pour la forme, comme d'habitude.
Les yeux verts de Jochen se firent insistants, et elle se racla la gorge.
— Je prends la direction de l'équipe, articula-t-elle finalement d'une voix au timbre éraillé. Jochen, tu m'assistes en Second.
Il hocha la tête d'approbation et, à ses côtés, les épaules de Dao se relâchèrent imperceptiblement. Derrière leur tristesse, Olia devina un certain soulagement qui ne parvint qu'à accroître le sentiment de culpabilité qui lui nouait la gorge. Levant la tête pour inspecter les alentours, elle passa ses doigts dans sa tresse brune pour l'essorer grossièrement. Elle n'osait même pas affronter les regards de Briss et Yara.
— La priorité est de regagner le Mur le plus rapidement possible, poursuivit-elle mécaniquement. Evitez autant que possible de combattre les Titans. Je ne veux pas d'autres morts parmi vous.
Sans vérifier si ses paroles étaient approuvées, elle se détourna pour s'avancer vers le bord du toit, lorsqu'une main la retint.
— Olia, on ne peut pas la laisser là…
Elle croisa le regard implorant de Briss.
— On n'a pas le choix, répondit-elle en partageant sa détresse. On ne peut pas la prendre avec nous.
— Mais si c'est moi qui-
— Briss, j'ai dit non, le coupa-t-elle avec une dureté qui les surprit tous les deux – depuis quand parlait-elle comme celle qu'elle était forcée de remplacer ?
Il ouvrit la bouche pour protester mais la referma aussitôt. Il balaya alors la rue du regard et avisa un recoin abrité entre deux habitations.
— Laisse-moi au moins la mettre là-bas, demanda-t-il avec désespoir.
Elle soupira. A quoi cela servait-il ? Ils n'avaient vraiment pas de temps à perdre, chaque minute qui passait les rapprochait d'une possible rencontre avec un Titan. Vali était morte. Que son corps repose au milieu de la rue ou à l'ombre d'une façade n'avait, à ses yeux, aucune sorte d'importance – cela ne la ramènerait pas. Pourtant, Olia ne parvint pas à lui refuser sa requête.
— Dépêche-toi, soupira-t-elle simplement.
Briss les rejoignit un instant plus tard, alors qu'ils faisaient le point sur la situation. Leurs réserves de gaz étaient critiques et, de là où ils se trouvaient, ils pouvaient voir le haut bâtiment du Quartier Général encerclé par pas moins d'une dizaine de Titans. L'équipe de ravitaillement devait s'être cloîtrée à l'intérieur, si elle n'était pas déjà morte. Dans tous les cas, ils ne pouvaient pas se permettre de rester ici à attendre, et se frayer un chemin jusque-là était hors de question. La seule option qu'il leur restait était de foncer droit vers le Mur en manœuvre tridimensionnelle, en espérant ne croiser aucune créature.
— Dao, de quelle section du Mur sommes-nous les plus proches ?
— Je dirais la partie nord-ouest, répondit-il en indiquant une direction du doigt, après avoir rapidement étudié les environs.
— Très bien, on y va. Utilisez le moins de gaz possible et, surtout, restez en vie.
Aucun d'entre eux ne jeta le moindre regard en arrière au moment de quitter les lieux.
Briss poussa un grognement de douleur en sentant son corps gigantesque se fracasser avec violence sur la surface plane du Mur.
Ils avaient réussi. Ils s'étaient extirpés de ce bourbier en ruines, mais à quel prix ? Il savait qu'il ne pouvait pas se plaindre, que des équipes à l'avant-garde avaient été entièrement décimées et qu'une vie de perdue sur six était, au final, peu cher payé. C'était ce qu'on lui avait inculqué, après tout. Mais était-ce vraiment vrai ? La vie d'un soldat n'avait-elle donc aucune valeur ?
Briss connaissait la réponse à cette question – et cela l'effraya. Restait-il seulement un semblant d'humanité parmi les derniers humains de ce monde ?
Haletant, il adressa un regard d'excuse à Olia qui reprenait son souffle à côté de lui, les mains sur les genoux. Ça avait été juste, et du fait de son gabarit, il était celui qui consommait le plus de gaz. S'il avait été chargé du corps de Vali, il n'y serait jamais arrivé.
— On ira la chercher, lui promit-elle après avoir retrouvé une respiration normale. Un jour, je ne sais pas encore quand, mais on ira.
— Non, contra-t-il en secouant ses cheveux blonds encore humides. On ne risque pas sa vie pour des morts. J'ai été stupide en voulant la ramener, je suis désolé.
Elle hocha la tête. Elle n'allait pas le contredire, mais elle ne pouvait également pas lui en vouloir. Elle aussi avait dû lutter contre une part d'elle-même pour laisser Vali derrière eux.
— Tu as juste été humain, soupira-t-elle en jetant un coup d'œil au reste de l'équipe.
Jochen reprenait également son souffle, les yeux fermés dans une expression mêlant résignation et soulagement. A côté de lui, Yara s'était laissée tomber à genoux et contemplait silencieusement ses mains couvertes du sang séché de leur supérieure. Olia devina qu'elle se repassait la scène en boucle, cherchant à quel moment ils avaient perdu le contrôle de la situation. Elle pouvait entendre ses pensées. Où donc s'étaient-ils plantés ? Et n'y avait-il réellement rien eu à faire ? Quatre ou cinq fois au moins, elle avait vérifié l'absence de pouls, mais peut-être aurait-elle dû tenter une réanimation malgré tout…
Olia secoua la tête. Même le médecin le plus expérimenté n'aurait rien pu faire pour sauver Vali. Elle amorça un pas dans sa direction, avant de se stopper – Jochen venait de la devancer. Elle l'observa s'agenouiller près de Yara et remuer les lèvres au rythme des mots qu'il puisait elle ne savait où. Réconforter était un pouvoir qu'elle ne possédait pas mais dont il semblait mystérieusement doté, et elle décida de le laisser œuvrer comme il l'avait fait envers elle quelques années plus tôt.
Une brise fraîche la fit frissonner. Maintenant que l'adrénaline était retombée, Olia sentait avec acuité ses vêtements trempés lui coller désagréablement à la peau. Elle était gelée. Elle songea à sa cape feutrée qu'elle avait choisi de laisser dans son dortoir ce matin. Y retournerait-elle seulement un jour ?
Ce matin… Leur petit-déjeuner lui paraissait remonter à une éternité. Quand avait-elle entendu le rire de Briss pour la dernière fois ? Ses pensées dérivèrent sur le mess et son atmosphère bruyante et chaleureuse. Les repas ne seraient plus jamais les mêmes. Si seulement elle n'avait pas été d'aussi mauvaise humeur, regretta-t-elle avec un pincement au cœur. Peut-être les choses auraient-elles été différentes…
Bien sûr que non, se morigéna-t-elle en secouant la tête. Evidemment que cela n'aurait rien changé…
Elle souffla entre ses mains glacées pour les réchauffer en cherchant des yeux le dernier membre de leur équipe. A quelques mètres d'eux, Dao gardait le visage tourné vers la ville en contrebas. Olia le rejoignit en suivant son regard, et constata que des silhouettes se tenaient encore sur les toits.
— Ils n'ont pas vu le signal de repli ?
— Je pense plutôt qu'ils n'ont plus de gaz…
Une lueur d'effroi traversa ses prunelles bleues.
— Quoi ?! Pourquoi personne ne leur en apporte ?!
Elle observa frénétiquement les autres soldats autour d'eux qui contemplaient la situation depuis le sommet du Mur en restant parfaitement immobiles. Dao lui jeta un coup d'œil et fronça les sourcils.
— Tu poses sérieusement la question, après ce que nous venons de traverser ?
— Dao, ces hommes vont mourir si l'on ne fait rien !
— Ce sont des recrues.
Le sang d'Olia ne fit qu'un tour.
— Tu te fiches de moi ?! s'emporta-t-elle en se retenant de l'attraper par le col de sa veste.
— Ce n'est pas à toi de prendre cette décision, dit-il après un silence.
— Excuse-moi ?
Dao détourna la tête pour éviter son regard flamboyant mais ne répondit pas. Derrière eux, Briss avait rejoint Jochen et Yara.
— Tu veux donc les regarder se faire bouffer gentiment sans rien faire ? insista-t-elle d'un ton cinglant.
— Et que veux-tu faire ?! contra-t-il avec agacement. Je te rappelle que Vali est morte alors qu'on portait secours à des bleus, et qu'on a ensuite failli se retrouver coincés comme ceux que l'on voit maintenant.
Olia fronça les sourcils, se remémorant le fils des récents événements.
— Tu es en train de me reprocher d'avoir émis l'idée d'aller les aider ? énonça-t-elle lentement.
— Non, répondit-il sincèrement en croisant son regard. J'étais d'accord avec toi, et même si ce n'était peut-être pas la meilleure des décisions, c'est Vali qui l'a prise, pas toi. Je dis simplement que, pour ceux-là, on ne peut rien faire d'autre que de les laisser se débrouiller. Souviens-toi des paroles de Vali lorsque tu as tenté de la persuader de migrer à l'avant-garde…
Olia se rembrunit tandis qu'il ramenait ses yeux clairs sur le district. Il n'avait pas besoin de les lui rappeler. Ses choix n'impliquaient pas qu'elle-même mais l'ensemble de l'escouade – elle le savait, pourtant. Et aussi égoïste cela soit-il, elle devait bien l'admettre : après la mort de Vali, elle n'était pas certaine de pouvoir supporter la perte d'un autre membre de son équipe, surtout par sa propre faute.
Elle réalisa soudainement la charge que représentait son nouveau rôle. Même si c'était temporaire, la vie de ses compagnons était désormais entre ses mains, et elle comprit l'angoisse de Vali lorsqu'elle descendait sous la moitié supérieure du Mur lors des missions d'assistance du Bataillon d'Exploration. Brusquement, l'image qu'elle avait d'elle-même la glaça jusqu'aux os. Etait-elle donc inconsciente et irresponsable à ce point ?
— Merci de ta franchise, murmura-t-elle avec une pointe d'amertume. Je sais que je ne suis probablement pas la personne la plus apte à diriger une équipe, je le reconnais, mais-
— Olia, arrête ça, la coupa-t-il en levant les yeux au ciel derrière ses lunettes rectangulaires. Tu es probablement la plus apte de nous tous, au contraire – et je ne dis pas ça uniquement pour te rassurer, précisa-t-il en la voyant pincer les lèvres de désapprobation. Tout à l'heure, tu as fait preuve de sang-froid en prenant la direction des opérations. Tu as agi exactement comme il fallait.
Olia tenta de se remémorer ses actes. Peut-être qu'il avait raison, mais elle était incapable de dire quelle pensée logique l'avait traversée à cet instant précis. Il y avait juste eu l'urgence de se tirer de là rapidement et de rester en vie, c'était tout.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle en soupirant après un bref silence. Pour être honnête, j'ai surtout agi par réflexe.
— Justement.
Olia fit une moue sceptique. Dans tous les cas, il y avait de fortes chances pour qu'ils héritent d'un nouveau chef d'escouade une fois la situation sous contrôle, et elle n'allait pas être celle qui s'opposerait à cette idée.
— Si ça peut te rassurer, je ne compte pas replonger de mon plein gré là-dedans aujourd'hui, énonça-t-elle pour changer de sujet en désignant la ville du menton. Cependant, je ne suis pas devenue soldate pour voir des gosses crever bêtement, alors tu m'excuseras de ne pas vouloir assister au spectacle.
— Attends, l'arrêta-t-il alors qu'elle se détournait. Ils bougent.
Olia ramena son attention sur la ville. Les silhouettes s'étaient mises en mouvement et prenaient la direction du QG.
— Ils sont fous ? murmura-t-elle d'une voix à peine audible.
— Ils tentent le tout pour le tout, corrigea Dao. Ils n'ont rien à perdre.
Ils observèrent les recrues se frayer un chemin parmi les Titans jusqu'au bâtiment central. Après de longues secondes durant lesquelles ils perdirent les silhouettes de vue, ils virent les fenêtres de l'étage supérieur du bâtiment voler en éclats. Olia poussa un soupir de soulagement et se rendit compte qu'elle avait retenu sa respiration.
— Bon. Occupons-nous d'aller nous réapprovisionner en gaz, fit-elle en se détournant de la ville. Je serai plus tranquille une fois nos cartouches remplies.
— Olia, la retint-il à nouveau en agrippant son épaule.
Il sembla chercher ses mots un instant.
— Moi non plus, je ne suis pas devenu soldat pour voir des gens mourir, dit-il enfin en laissant son bras retomber le long de son corps.
— Comme tout le monde, je pense, répondit-elle en roulant des yeux.
— Ni ces gamins, ni mon escouade, poursuivit-il comme si elle n'avait rien dit. Surtout pas mon escouade, précisa-t-il en la regardant dans les yeux.
Olia soutint son regard grave avant de baisser la tête.
— Je ne veux pas que vous pensiez que j'essaie de la remplacer, murmura-t-elle.
Dao l'observa en silence. Il l'avait rarement vue aussi désemparée. Sans son habituelle couverture de sarcasme et de mauvaise humeur, elle n'était au final qu'une fille ordinaire en proie au doute et prisonnière de ses vieux démons.
— Oh, tu as de la marge, répondit-il en souriant tristement. Commence d'abord par grandir de vingt centimètre, arriver à l'heure et perdre ton humour graveleux, ensuite on verra.
Malgré elle, Olia sentit les coins de sa bouche se relever et elle ferma les yeux.
— J'aurais peut-être dû te choisir comme Second à la place de Jochen, fit-elle pensivement remarquer sans se départir de son faible sourire.
— Non merci, déclina-t-il poliment. Et, Olia, ajouta-t-il encore alors qu'elle s'apprêtait à rejoindre leurs autres coéquipiers.
— Mh ?
— Tu feras un bon Chef.
Olia se contenta de hausser les épaules. Il était encore trop tôt pour affirmer une telle chose.
Ils descendirent rapidement pour rejoindre les baraquements extérieurs du district et remontèrent aussitôt sur le Mur une fois leurs réserves pleines, en attente des ordres. Le ciel s'était éclairci, et Jochen scruta le bâtiment du QG pour évaluer la situation. Il fronça brusquement les sourcils, le corps tendu.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Olia, qui avait noté sa réaction, alors qu'il se saisissait de sa longue-vue pour observer plus en détail.
— Je ne suis pas sûr, mais… On dirait qu'un Titan se bat contre ses semblables.
Olia plissa les yeux en les protégeant de sa main contre la luminosité. Aussi invraisemblable que cela paraisse – jamais elle n'avait vu ou entendu de Titans se battant entre eux – il disait vrai. Près du haut bâtiment militaire, un Titan de quinze mètres à l'aspect étonnamment musclé s'en prenait violemment à ses congénères, causant de fameux dégâts aux habitations qui les entouraient.
Ils ne furent pas les seuls à remarquer ce comportement inhabituel. Autour d'eux, d'autres soldats pointaient la scène du doigt d'un air perplexe.
— Il s'agit sûrement d'un Déviant, fit remarquer Briss.
— Peut-être…
Elle avait un étrange pressentiment. Le caractère offensif de ce Titan n'était pas sans lui rappeler celui du Cuirassé qui avait brisé la porte intérieure de Shiganshina il y a cinq ans. Faisait-il lui aussi partie de cette possible nouvelle catégorie de Titans qui semblait spécialisée dans le combat ?
— Les Titans autour de lui semblent bizarrement lui chercher des noises, et je ne suis pas certain s'il les attaque ou s'il s'en défend, commenta Jochen, qui analysait la scène à travers la lentille de sa longue-vue d'un air concentré. En tout cas, il ignore complètement les humains.
— Peu importe qu'il soit un Déviant ou non, rétorqua Briss, il nous mâche bien le boulot et on ne va pas s'en plaindre ! Allez, vas-y ! l'encouragea-t-il, alors que le Titan envoyait un puissant uppercut dans la mâchoire d'un autre, faisant voler sa tête plusieurs pâtés de maisons plus loin.
Briss n'était pas le seul à soutenir le Titan dans sa tâche. Plusieurs soldats s'étaient mis à pousser des exclamations à chacun de ses coups.
— On dirait qu'il commence à fatiguer… fit observer Yara après plusieurs minutes.
Une clameur étouffée s'éleva brusquement des spectateurs – le Titan venait de s'effondrer au milieu des ruines, disparaissant de leur vue. Olia, comme l'ensemble des soldats présents sur le Mur, retint son souffle, tandis que des volutes de vapeur commençaient à s'élever de l'endroit où il était tombé.
— C'est impossible… souffla Jochen, soudainement livide, en décollant la longue-vue de son œil.
Olia lui arracha l'objet des mains pour le river à son œil gauche. Elle mit plusieurs secondes à retrouver le Titan parmi les décombres, et lorsqu'enfin elle l'aperçut dans la lentille, sa respiration se coupa. Un frisson glacé parcourut son échine, tandis qu'une peur sourde comprimait sa poitrine.
Le Titan gisait au sol allongé sur le ventre, immobile au milieu de la fumée qui se dégageait de son corps brûlant. Dans les volutes opaques qui faisaient osciller l'air autour de lui, Olia distingua nettement une forme humaine qui se détachait de sa nuque.
Un garçon se trouvait à l'intérieur du Titan.
Et pas n'importe quel garçon, réalisa-t-elle en rajustant la lentille sur le visage inconscient aux joues barrées de stries.
C'était l'adolescent qui avait parlé avec Hannes le matin-même.
