Merde. Elle s'est encore cassé un ongle. Ça lui en fait deux maintenant. Le premier à son arrestation, et le second entre ses dents. Sa manucure est ruinée, et son humeur aussi, note-t-elle avec agacement en passant une main nerveuse dans ses cheveux. Ils sont emmêlés. Un paquet de nœuds secs et cassants. Et ses mains tremblent. Smoker. Foutu incapable. Bon qu'à enfumer ses poumons.
Deux jours, qu'elle a passé à jouer les piliers de bar chez Shakky. Deux jours à attendre qu'il se décide à pointer le bout de son nez pour le prévenir. Elle ne s'est pas amusée à laisser entendre dans tout le quartier qu'elle se remettrait de son arrestation autour d'une bouteille de vodka pour le fun. Même si la compagnie de l'alcool l'a aidée à oublier Doflamingo, c'est peut-être vrai. Un autre jour, Nami l'aurait sûrement concédé. Mais pas aujourd'hui. Non, parce que malgré le temps qu'elle a passé au Rip Off bar, et malgré les risques qu'elle a pris, rien n'a changé. Rien.
Alors elle observe d'un œil dédaigneux le commissariat, sa façade décrépie, à l'image du quartier, et les imbéciles heureux qui rient en prenant leur café dehors. Ces gens s'occupent des morts que la family parsème dans cette ville chaque jour. Ils sont accueillis chaque matin par des dossiers remplis de clichés de cadavres. Et ils viennent de laisser mourir entre leurs murs un membre primordial de la family. Un proche- si tant est qu'il a des proches- du Joker. Rire autour d'un café dans ces circonstances dénote d'une stupidité affligeante. Elle rêve de les secouer, de les prévenir. Mais elle n'est pas suffisamment stupide pour faire ça. Tenter de prévenir Smoker était déjà une idée stupide, pas besoin d'en rajouter.
En toute franchise, la fête en l'honneur de Trebol l'angoisse sans doute un peu trop. Depuis toutes ces années Nami a esquivé avec application le maximum de raids en honneur d'un camarade perdu. Détruire et massacrer ça n'a jamais été son fort. Nami, son truc, c'est de voler, de mentir, de dissimuler. Et ça Doflamingo l'a rapidement compris. Alors tout ce qui requiert doigté, discrétion et manipulation, il le lui confie. Parce qu'elle est bonne à ce jeu là. Excellente même. Et quand elle lui ramène quelques joyaux pour compenser son absence aux dernières funérailles en date, il lui sourit, se saisit de son trésor et accepte ses condoléances. Mais pas avec Trebol. Elle aurait beau commettre le casse du siècle, il romprait entre ses fils chaque os de son corps si elle venait par malheur à être absente.
Elle l'a déjà vu faire. Et elle se souviendra toute sa vie des hurlements d'agonie du pauvre type qui avait eu un accident, et avait manqué les funérailles de Rossinante. Sa torture avait duré trois jours. Les généraux de Joker avaient été forcés de rester là. Trois jours. A l'écouter. Hurler à plein poumons. Elle se souvient encore de son envie de cogner Diamante, de faire disparaître son petit sourire satisfait. A sa décharge, au bout de deux jours de supplice, même lui semblait un peu perturbé.
" Mademoiselle ?"
Elle l'a repéré du coin de l'œil. Un flic. Un jeune. Avec son foutu café. Et un sourire idiot plaqué au visage. Génial, elle a déjà envie de le frapper.
Coby n'a pas pour habitude de déranger les passants, vraiment. C'est d'ailleurs un sujet de raillerie fréquent de la part de ses collègues. Oh, pauvre petit Coby, trop timide pour s'imposer face au moindre malfrat. Ils pensent être discrets, mais il les entend ricaner derrière lui. On raconte qu'il tremblait comme une feuille face à une grand-mère qui refusait avec véhémence d'être ramenée à l'hospice. Pour sa défense, elle était terrifiante. La jeune femme face à lui en revanche, pas vraiment.
" Mademoiselle, tout va bien ? "
Elle relève à peine les yeux vers lui, mâchoire contractée et dents grinçantes. Il a déjà vu ce genre d'attitudes. Sur la défensive, prête à bondir, il les connaît bien ces victimes persuadées qu'il n'y aura jamais personne pour donner du crédit à leurs dires. Il est devenu policier justement pour les aider là où les autres les laissent de côté.
" J'ai cru remarquer que vous fixiez le commissariat depuis un moment déjà." reprend-t-il, caressant sa nuque d'un geste nerveux et familier
Oh, ce n'était pas la meilleure ouverture de conversation qu'il ait pu trouver, loin de là. Elle n'a rien dit, mais ses épaules se sont tendues, et son attitude générale lui hurle une attaque imminente. Il pourrait jurer qu'elle vient de grogner. Si elle n'avait pas l'air aussi perdu, il se préparerait sûrement à se défendre. Mais il ne doit pas laisser tomber, souvent les gens- comme les animaux- se croient obligés d'agresser autrui une fois placés face à leur propre vulnérabilité. Il voudrait simplement lui faire comprendre qu'il est prêt à l'écouter. Il voudrait juste l'aider.
" C'est assez fréquent, vous ne devriez pas hésiter, nous sommes là pour vous protéger. "
Hum, est-ce qu'il rêve où elle a pouffé ?
" S'il y a le moindre problème c'est notre rôle de vous aider à le résoudre, écouter votre témoignage et vous apporter notre soutien." conclut-il avec un air doux, à deux doigts de poser une main amicale sur son épaule, ignorant de toutes ses forces son visage fermé
Les traces sur ses poignets témoignent d'une forme d'entrave, probablement prolongée. Elle est plus agressive que le profil typique de femmes battues qu'il a rencontré jusqu'alors dans sa carrière, mais ce n'est pas un scénario à écarter.
" Si vous voulez nous pouvons entrer prendre votre déposition ensemble, offre-t-il en recoiffant brièvement ses cheveux roses
Je ne veux pas entrer. " réplique-t-elle d'un ton froid
Enfin il a réussi à tirer quelque chose d'elle. Quand bien même ce n'est qu'une réplique cinglante, c'est un progrès. Ses épaules se détendent, tandis qu'il réalise à cet instant précis toute la tension accumulée. Réticence marquée pour les commissariats, si ce n'est que ça, il peut sûrement trouver des moyens détourner de l'aider.
" Rien de ce que vous me dîtes n'a à être officiel. Je comprends qu'entrer là-dedans, au risque de ne pas être crue, ou prise au sérieux, ce doit être terrifiant. Peut-être que vous ne vous sentez pas encore prête. Mais quoi qu'il vous soit arrivé, en parler c'est déjà vous libérer un peu de l'emprise de la personne qui vous a fait du mal. "
Elle le fixe, en silence, tandis qu'un frisson lui parcourt l'échine. Tout compte fait, la grand-mère n'était peut-être pas si terrifiante. Ses yeux sont sombres, son visage terriblement froid. Quoi qu'il lui soit arriver, elle ne parlera probablement pas. Pourtant, lorsqu'il la voit hésiter, il lui adresse un sourire encourageant, porté par un maigre espoir. Il déchante rapidement.
" Vous partez d'une bonne intention, mais vous devriez apprendre à assumer moins. "
Hum, il doit confesser être un peu perdu. Il attend pour des explications, mais elles ne viennent jamais, et il reste là à la fixer un peu bêtement, lui tendant son café accompagné d'un dernier sourire maladroit.
" Bien, je vois. " Conclut-il en époussetant son bas d'uniforme " Lorsque vous vous sentirez prête, n'hésitez pas à demander l'officier Coby. Je vous promets d'écouter tout ce que vous aurez à dire. Et … "
Une douleur lancinante lui traverse soudainement l'épaule droite, et il se tourne vers la jeune femme, une dague à la main, crispée. Jamais il n'oubliera ses grands yeux écarquillés, son air comme surpris, dans un écho parfait de son propre choc, ni les excuses qu'elle lui murmura rapidement avant de s'enfuir, le laissant là, l'épaule sanglante. Il entend comme dans un brouillard les cris de ses collègues et leur assaut de questions, mais il se sent comme cotonneux, absent. Un léger sourire étire ses lèvres. Elle a emmené son café.
Les lumières de la ville sont éblouissantes. Un autre jour, Nami se serait prélassée sur le toit, observant avec délice le faible éclat des étoiles, et les illuminations aveuglantes des buildings. Elle aime se percher en hauteur. Elle aime cette sensation de liberté, alors qu'elle se penche sur le rebord de l'immeuble, à la limite du déséquilibre. Ça lui rappelle la falaise sur la mer, son village natal, et la sensation du vent sur son visage. Ici, il n'y a pas de liberté. Tout au plus un semblant de choix. Une illusion.
Nami donnerait tout ce qu'elle possède pour ne pas être ici, ce soir. Du manteau de Diamante s'écoulent encore de temps en temps quelques gouttes de sang. Et il n'est pas le seul. Elle fait mine de l'ignorer, mais le son lui revient comme dans un écho déformé. Elle sait que ce n'est pas fini, il leur reste encore à observer le clou du spectacle. Ils sont tous tendus. Personne n'aime les funérailles de la family, si ce n'est ce taré de Diamante, depuis longtemps ils ont tous appris à rester sur leur garde. Et puis il y a Doflamingo. Doflamingo et la force qu'il met dans son sourire carnassier. Il déchiqueterait la chair d'un homme avec ses dents, avec la force avec laquelle il force sur sa mâchoire, modèle son sourire pour le maintenir, sans faiblir un instant. Ce sourire, c'est sa marque de fabrique, le signe avant coureur d'un carnage. Et Nami, elle, revoit encore le jeune homme aux cheveux rosés de cette après-midi. Son café avait un goût amer. Il était stupide. Mais gentil. Des flashs dansent sous ses yeux. Elle l'imagine, un instant, allongé dans une marre de sang, tentant encore de fuir, rampant au sol, la jambe réduite en charpie, et retient la bile qui remonte le long de sa gorge. Une épaule même en charpie vaut mieux qu'une vie perdue au milieu de ce carnage. Elle aurait pu trouver mieux. Elle a paniqué.
" Il est temps de passer au clou du spectacle !" s'exclame soudainement Doflamingo dans un ample mouvement de son manteau de plumes " Baby 5, enclenche les feux d'artifices !" ordonne-t-il
Et ainsi fut détruit le commissariat, d'une simple pression sur un bouton. C'en deviendrait presque anticlimatique. Mais même après tout ce temps, la facilité qu'a la family a tout détruire autour d'elle la fascine autant qu'elle la terrifie. Elle observe silencieusement de son perchoir les murs qui s'effondrent, les flammes qui se nourrissent et grandissent. Elle entend encore quelques cris lointains. Étonnant qu'ils en aient laissé certains en état de hurler. Elle connait ces gens. Elle les a vu tuer, torturer et s'amuser de la souffrance d'autrui. Et Nami aimerait vraiment pouvoir blâmer Smoker pour ne pas avoir su empêcher ça. Mais elle savait que ça arriverait. Elle aurait pu agir. Elle ne l'a pas fait. Elle est aussi coupable que Diamante et son manteau de sang. Quelque part en enfer, Trébol est sûrement en train d'en rire.
