La cave

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Les yeux de Sérhà s'éclairent quand je prononce ces mots. « Sortir de là ». Dis ainsi, cela paraît si facile. Peu de chance que ce soit le cas, en réalité. Sortir on devrait y parvenir, bien sûr, mais le problème c'est de ne pas être rattrapés.
Les caïds des cartels ne sont pas des enfants de chœur. Je m'en tirerais probablement avec un « simple » tabassage en règle (le spectre des canons de l'Arcadia devrait retenir quiconque de me lyncher), mais Sérhà ?

Elle tremble.
Ce n'est pas le froid. Ce n'est pas à cause des brutes qui l'attendent dehors non plus. Je le sais. Je le sens.

Brute, je l'ai été moi aussi. Elle a bien raison d'avoir peur.
J'ai envie de la prendre dans mes bras pour la consoler. J'ai envie de hurler, sur moi et sur ma déchéance. Je me détourne avec le sentiment que je n'arriverai pas à la – à me – regarder en face avant longtemps.

Je pointe son bracelet électronique en me forçant à éviter ses yeux.
Ses yeux verts.

— Traceur ? je demande.

Elle opine. Ses cheveux courts sont raides et s'entrechoquent comme des brindilles mortes.

— J'ai une puce de marquage aussi, murmure-t-elle. Elle a sûrement un pinger.

Okay. C'est de ça dont il faut se débarrasser en premier.
Le bracelet est de facture simple, trop fin pour être doté d'un dispositif explosif. Je devrais pouvoir faire sauter son verrouillage sans problème avec mon poignard. Pour la puce, en revanche…
Elle désigne une vague zone sous son oreille gauche. Aurai-je le courage de la charcuter moi-même ? Ma mâchoire se crispe. Non, je ne crois pas. Criminel, criminel ! Comment peux-tu envisager lui faire du mal ?

Je dégoterai bien un tech, un hacker, un bidouilleur avec du matos conséquent qui nous dépannera moyennant finances. Il y en a toujours plein dans les échoppes près des docks, des journaliers qui louent leurs compétences aux grands chantiers navals pour une misère, ou des indépendants qui triment pour s'en sortir. Sur cette planète j'en ai vu moins que d'ordinaire (un signe parmi d'autres que le cartel qui contrôle la zone a fait du « nettoyage ») ; malgré tout, il doit forcément en rester quelques-uns. Des experts. Avec le matériel adéquat. Je ne la toucherai pas. Je trouverai.

Mais avant, faut commencer par sortir.

Le couloir de l'étage est vide. De part et d'autres, les portes sont closes, la plupart des judas sont ouverts. Il me semble entendre des ahanements… et là, n'était-ce pas un cri ? Des scènes identiques se répètent-elles dans chaque chambre ? Ne sois pas naïf, tu es dans un bordel. Bien sûr que les scènes sont identiques. Et j'ai fait pareil. Ne t'arrête pas pour vérifier.

Sortir. Faut commencer par sortir.

L'escalier vers le rez-de-chaussée et la salle principale est flanqué d'un chien de garde qui montre les dents à notre approche. Son manteau long trahit une ancienne appartenance à l'armée. À moins qu'il n'ait dépouillé un client.

— Hé, vous deux ! Vous allez où ?

La violence appelle la violence. Je me souviens m'être promis jadis de ne jamais tomber dans ce travers. Mais j'ai regardé l'abîme et l'abîme m'a englouti.

— J'ai payé deux cents crédits pour la nuit, je rétorque avec un mépris que je n'ai même pas à simuler. Je fais ce que je veux de la fille !

À côté de moi, Sérhà se colle à mon bras. Elle ondule, aguicheuse, sylvidre, sorcière séductrice. Elle est diminuée, ses pouvoirs psy muselés, brisée sûrement, toujours superbe. Dans son rôle, comme je suis dans le mien.

Le pic de culpabilité qui me transperce me coupe le souffle. J'ai failli… Je ne voulais pas. Et ce n'est pas de sa faute. Certainement pas.
Elle n'a pas choisi d'être sylvidre. J'aurais pu mieux me contrôler.

— Eddy, on passe au sous-sol, susurre-t-elle de sa voix de sirène. On va s'offrir un shoot de dax.

« Eddy » déglutit de façon visible lorsque Sérhà lui effleure le menton du bout du doigt. Elle le tient à sa merci tandis qu'il acquiesce avec un sourire béat.
Une sorcière. Elle pourrait tous les obliger à ramper à ses pieds rien qu'en battant des cils, comment a-t-elle pu se laisser piéger ? Pourquoi est-elle coincée, exploitée, avilie ?

Elle me serre, ses cheveux caressent ma joue.

Ses cheveux courts.
Ses cheveux morts.
Ses cheveux que j'ai coupés.

Je lui avais sauvé la vie ce jour-là, lorsque j'ai sectionné ses mèches interminables. Je n'ai jamais su quels dommages j'avais réellement causés.
L'escalier descend et plonge vers les ténèbres. L'ai-je privée d'un moyen de défense essentiel ? L'ai-je condamnée ?

Les basses entêtantes d'une soupe musicale sans âme nous englobent. Le bruit nous isole des oreilles indiscrètes.

— J'espère que tu n'as pas touché à cette saloperie, je lui chuchote.

Elle hausse les épaules.

— C'est une drogue d'humains.

Ça ne veut rien dire. Le dax est le psychotrope le plus vicieux sur le marché, indétrônable depuis presque quatre décennies – et pourtant, Dieu sait que les professionnels du milieu sont imaginatifs en termes de créations de paradis artificiels. Une drogue d'humains, certes, mais ça ne signifie pas qu'elle n'y est pas sensible.

Le sous-sol est enfumé, davantage encore que la grande salle du rez-de-chaussée, et les vapeurs qui stagnent sont autrement plus nocives. Je cille. L'air picote.
Sérhà me sourit, me pilote jusqu'au comptoir. Une grande brune nous y accueille d'un « hey » nonchalant. Ses cheveux crépus emplissent l'espace. Ils ont l'air plus vivants que ceux de Sérhà.

Je surprends les hochements de tête, les clins d'œil de connivence. Les verres qui nous sont servis sont teintés – un choix calculé pour que je ne remarque par que celui de Sérhà est moins chargé en dax, j'en suis persuadé. La manœuvre est bien rodée.

— Viens, me glisse Sérhà.

Je la suis et j'ai l'impression de léviter. Autour de moi, les conversations forment des bulles colorées, les formes s'étirent et dansent. Le verre entre mes doigts vrombit tel un insecte captif. À l'intérieur, le dax tentateur dévoile une robe turquoise. Il est coupé, je songe distraitement. Il devrait être bleu roi.
Je me fais la réflexion que je pourrais prendre ce shoot pour maintenir l'illusion. Je m'en sens capable.

Sérhà me ramène à la réalité d'un coup de coude dans les côtes.

— Ne bois pas, me tance-t-elle.

Je grommelle une protestation indistincte. Évidemment, qu'est-ce qu'elle croit ? Je ne suis pas stupide !
Elle soupire.

— Idiot.

Je ne sais trop comment le prendre. Mon cerveau primitif bouillonne. Elle te rabaisse, elle t'insulte ! Ne te laisse pas piétiner comme un lâche ! Ma conscience se débat avec la proposition sans parvenir à trouver de contre-argumentaire convaincant. Puis mes pensées volettent ailleurs.

Sortir.

Ah oui, c'est vrai.

Faut sortir.

Mes mots s'embrouillent.
L'atmosphère s'embrume.

Sérhà me tient la main. Ne l'abandonne pas dans cet enfer, guide-la dehors ! Je doute que ce soit le cas. C'est sûrement le contraire.

Il neige. Les flocons sont des poussières éphémères oranges et rouges, bleues et violettes. Les tourbillons sont des oiseaux évanescents.

— Harlock ?

Les hallucinations s'estompent. L'air humide de la nuit chasse la fumée.

— Harlock !

Sérhà me secoue par les épaules. La lumière des lampadaires pulse.
Le monde ballotte.
La brise froide finit par m'éclaircir les idées.

Je suis dehors.

Je suis dehors avec Sérhà.

Le patio sur lequel débouche le sous-sol du bar a des allures d'aquarium vide. J'y dénombre cinq pauvres hères qui déambulent sans logique tels des poissons hagards. D'autres sont accroupis dans la pénombre. L'un d'eux se balance d'avant en arrière sur ses talons en chantonnant une mélopée discordante.
Sur les murs décrépis s'étalent des graffitis obscènes maculés de salissures douteuses. À ma gauche, une échappée minuscule remonte vers la rue. Il n'y a pas de vigile, ici – les loques qui titubent autour de nous n'en valent pas vraiment la peine – mais je serais étonné qu'une caméra de surveillance n'ait pas été installée dans un recoin pour enregistrer les allées et venues.

Nous n'aurons pas beaucoup de temps.

— Tu sais où aller ? interroge Sérhà dans un murmure.

Pas vraiment, non…
Mon point de chute initial n'est plus qu'un tas de décombres carbonisés. Jusqu'à présent, Bob et son Metal Bloody Saloon s'étaient toujours imposés comme un refuge sûr. Une zone de repli fiable, malgré ses changements d'adresse réguliers.

Mais pas cette fois.

J'ai un pincement au cœur lorsque je me remémore le fronton noirci par les flammes, le bâtiment dévasté, les squelettes des tables renversées et les tessons de bouteilles épars.
Bob est un vieil ami. J'espère qu'il va bien.

Sérhà me regarde. Ses yeux sont verts. Pourquoi me fait-elle confiance ?

— T'es prête ?

Elle hoche la tête. Et moi, le suis-je ? Il le faudra bien.

En haut de l'échappée, l'accès à la rue est barré d'une grille rouillée. Le pêne est grippé, mais mon poignard est en acier renforcé avec l'option « champ de force », autant dire que la porte ne fait pas longtemps la maligne.

Les ongles de Sérhà s'enfoncent dans mon bras. Quand elle franchira cette grille, la chasse commencera. Elle le sait, elle l'appréhende. Peut-être l'a-t-elle déjà tenté. Peut-être qu'elle guettait une occasion et que je ne suis qu'un prétexte. Peut-être suis-je sa dernière cartouche.
Je la regarde, elle me regarde, je me détourne. Je n'ai aucune garantie à lui offrir.

La rue est une ruelle dans laquelle s'entassent des monceaux de déchets. Des ombres s'y hâtent et se faufilent, échangent paquets et enveloppes en quelques chuchotis brefs.

— Donne ta main, je lui dis.

Je tremble un peu quand je glisse la lame du poignard entre le bracelet et sa peau trop claire de Sylvidre. Elle fait mine de ne rien remarquer. Je ne suis pas dupe.

Lorsque la lanière de flexi-acier sectionnée tombe à terre, je m'attarde plus que de raison sur son poignet dénudé. Il est fin et pâle, marbré de veinules verdâtres. Mes épaules se raidissent tandis que je me fixe sur une goutte translucide qui suinte d'une fine estafilade. Ma faute, encore.
Je réprime un haut-le-cœur. Je ne parviendrai pas à lui ôter sa puce moi-même.

« Tu sais où aller ? »

Non.

Je l'entraîne dans le labyrinthe de venelles autour de l'astroport. Sur cette planète comme ailleurs, les taudis s'entassent à proximité des rails de lancement, en contrebas des grandes artères qui mènent aux riches quartiers résidentiels.

Mes pas me ramènent au Metal Bloody Saloon, avec l'espoir irrationnel que Bob m'y attendra. Il est octodian, nom d'un poulpe radioactif ! Il ne peut pas disparaître comme ça ! Je serre les dents. Il sera là et il aura ce sourire paternaliste insupportable, sa verve moqueuse habituelle, il sera là et il balayera les problèmes de ses multiples bras.
La bâtisse en ruines est silencieuse. Je sais que je me berce d'illusions : j'ai fouiné dans les environs dès mon arrivée sur cette planète et je n'ai trouvé aucune trace de l'Octodian. C'est un vieil ami. Si j'étais honnête envers moi-même, j'admettrais qu'il compte en réalité beaucoup plus que ça.

— Ils ont organisé un raid punitif ici il n'y a pas longtemps, commente Sérhà sans une once de chaleur. Ils étaient beaucoup à s'en vanter, je les ai entendus.

Je sursaute, elle recule. Mon poing s'est fermé par réflexe. Je le regrette aussitôt.

— Tu connaissais ceux qui étaient installés là ? reprend-elle plus doucement.

Oui.

— Ça n'a pas d'importance, je réponds.

C'est un mensonge. Tant pis. Pourquoi me confierai-je à elle ? Elle me regarde.
Ses yeux sont verts.

— Viens, je dis.

Les fenêtres de l'immeuble voisin sont condamnées par des planches, sa porte obturée par des parpaings, mais il y a deux jours j'avais noté l'enseigne discrète apposée à l'arrière du bâtiment. Elle y est toujours. « Électrotech Dépannage + », proclame-t-elle.

Je tambourine à l'entrée de service jusqu'à ce qu'un nabot rustaud se décide à ouvrir.

— On prend pas d'clients ! éructe-t-il.

Mon cosmodragon sur sa tempe lui fait ravaler ses protestations.

— C'est une urgence, je siffle. Extraction de puce de marquage.

Silence. Le gars se renfrogne. Okay, compris. Les idéalistes sont rares, où que l'on se rende. Il me reste heureusement de quoi argumenter de façon plus… terre à terre.

— Je paye cash.

Il plisse les yeux, me scrute avec suspicion. Un rictus cupide tord ses lèvres lorsque je lui lance un cristal de navigation. Bien sûr mes cristaux n'étaient pas destinés à Sérhà (comment l'aurai-je su ?), j'en ai néanmoins amené assez pour me le permettre. Je le lui dois bien, pour elle et pour ma conscience.

— Entrez, marmonne le nabot.

Je n'aime pas son sourire, mais je n'ai pas vraiment le choix.

En bas d'une volée de marches, la cave aménagée en boutique est un hybride d'atelier clandestin et de caverne d'Ali Baba. Des câbles courent partout, des écrans de toutes sortes s'entassent sur la moindre surface plane disponible. Certains affichent des lignes de code ou des compilations de données.
Au centre, devant un établi encombré chichement éclairé d'une lampe halogène nue, une femme entre deux âges est penchée sur une unité de contrôle ouverte. Elle plie bagage à notre arrivée.
Le nabot ne lui prête aucune attention. Il renâcle tandis qu'il fouille dans une boîte à outils, puis brandit enfin un instrument à mi-chemin entre une seringue et une mini-foreuse avant de désigner une chaise d'un geste autoritaire. Sérhà obtempère avec une moue dubitative. Malgré sa dégaine de gnome arthritique, le type se montre toutefois précis et efficace.

J'écrase la puce du talon à peine le tech la jette-t-il au sol. Je ne parviens pas à me sentir rassuré.

Je pointe le collier de contention en m'efforçant de ne pas laisser transparaître mon stress. Les secondes sont précieuses, mais la précipitation n'arrangera rien.

— Faut lui retirer ça aussi.
— Y'aura un supplément, grogne l'homme.

Le contraire m'aurait étonné.

Sérhà se tortille lorsque les doigts boudinés du tech commencent à triturer le revêtement du collier. Sur le revers du cuir est cousu un ruban de métal couvert de circuits imprimés complexes. Deux électrodes y sont reliées. L'autre extrémité est fixée à la base de la nuque du porteur.
Je frissonne. J'en ai déjà entendu parler, j'en ai déjà croisé (lors de mes séjours en prison, pour être exact), mais j'ignore comment fonctionne exactement une contention psy. Est-ce douloureux ? Est-ce similaire à une amputation ? J'ébauche un geste vers mon œil droit et le bandeau qui le recouvre. Parfois je ressens encore la brûlure du laser comme une réminiscence tenace de mon passé. Parfois il me semble voir des images, fantômes fugitifs et insaisissables. Sérhà retrouvera-t-elle l'intégralité de ses capacités psy sans son collier ?

Quand j'ai coupé ses cheveux, que lui ai-je ôté ?

Frisson, encore. Des filaments glacés s'enroulent autour de ma colonne vertébrale. La sensation m'oppresse. Le danger est proche.

Sérhà ne peut bouger. Elle est à la merci du tech qui détache les électrodes avec une lenteur beaucoup trop précautionneuse pour être honnête. Cette petite raclure joue la montre, c'est évident.
Je n'ai pas le temps de le houspiller. La porte est ouverte avec fracas et la cave envahie. Le nabot ne prend même pas la peine de paraître surpris.

— Alors ma jolie, on cherche à nous fausser compagnie ?

Ils sont une dizaine, armés d'électromatraques customisées et de pistolasers boostés.
Sérhà se fige. Sa peau claire pâlit encore davantage.

Mon cosmodragon pèse le long de ma jambe.
Je ne les crains pas.

— Bouge pas ! me crie-t-on. Jette ton arme !

Ma main est prête et mes nerfs sont tendus. La partie sera rude, mais je ne les crains pas.

Sérhà est immobile et ses yeux se voilent de tristesse. Elle est sylvidre et son organisme est végétal, quels soutiens peut trouver une plante dans une géhenne de béton ?

Ses yeux sont verts. Ses cheveux… Le sol ondule. Ma tête s'emplit d'un long cri.

Je n'en suis pas certain parce que je ne suis plus certain de rien, mais je pense que je suis seul à l'entendre.

Je suis à genoux, je suis debout, je suis au sol, je ne sais pas, je ne sais rien, les yeux de Sérhà sont verts, les yeux de Sérhà sont immenses, les cheveux de Sérhà sont longs.

Je flotte soudain au milieu du vide.