Et c'est reparti pour une petite virée dans les années 80 ! Merci d'avance à vous qui avez le courage de vous y embarquer avec moi !
Ce petit texte me tient particulièrement à cœur parce que j'avais envie d'écrire sur Mû et Shaka depuis très longtemps, sans trouver la bonne approche. Je ne suis toujours pas sûre de l'avoir trouvée, d'ailleurs. J'ai en tout cas essayé de respecter au mieux ce qui fait l'essence de ces personnages, et si je n'y ai pas réussi, j'espère au moins que cette interprétation ne vous heurtera pas trop.
Je remercie comme toujours la brillante Phedrelia pour sa relecture attentive, ses encouragements ô combien importants et ses analyses très pertinentes !
Et sur ce, bonne lecture!
Disclaimer: Saint Seiya et tous les personnages appartiennent à Masami Kurumada. Enjoy the Silence est une chanson de Depeche Mode (sortie en 1990, mais enregistrée en 1989, je n'ai pas triché). Paroles et musique de Martin Gore.
Pairing : Mû/Shaka
Rating: T
Genre : Hurt/comfort
Enjoy the Silence
Words like violence
Break the silence
Come crashing in
Into my little world
Painful to me
Pierce right through me
Can't you understand?
Des mots comme une violence
Brisent le silence
Viennent s'écraser
Dans mon petit monde
Ils me font mal
Me transpercent
Ne peux-tu pas comprendre ?
- Tu es prêt?
Mû acquiesça de la tête.
Comme s'il pouvait être prêt à encaisser les coups d'un géant comme Aldébaran… Enfin, au moins, celui-ci jouait franc jeu. Il ne le ménagerait pas, mais n'essaierait pas non plus de le blesser exprès. C'était toujours mieux que lorsqu'il s'entraînait avec Angelo ou Aphrodite, ces artistes de l'entourloupe discrète qui se débrouillaient systématiquement pour qu'il fasse mauvaise figure. Et puis, Aldébaran ne se plaignait jamais de devoir s'entraîner avec Mû, alors qu'il aurait pu faire plus de progrès en travaillant avec quelqu'un d'un meilleur niveau.
Mû adopta une posture défensive, les pieds bien ancrés dans la poussière de l'arène. La chaleur qui montait du sol faisait vibrer l'air entre lui et le jeune Brésilien. Pendant une seconde, il se laissa aller à croire que la disproportion entre leurs deux gabarits n'était qu'une illusion d'optique, un mirage provoqué par l'implacable soleil grec.
Il avait essayé de plaider sa cause auprès de Shion, mais celui-ci avait été catégorique. Tous les chevaliers devaient maîtriser une large palette d'arts martiaux, même ceux dont les aptitudes étaient avant tout psychiques. On ne pouvait pas exclure que Mû soit un jour amené à lutter sans l'aide de son cosmos, ou à affronter un adversaire insensible à la psychokinésie. Il devait être prêt.
Par conséquent, Mû participait aux entraînements au combat comme les autres apprentis, en dépit de la difficulté supplémentaire que représentait la nécessité de verrouiller son esprit en permanence.
Pas question de laisser son extraordinaire réceptivité télépathique attirer à elle la moindre pensée de ses camarades et enseignants, sous peine de se noyer sous le flux de leurs monologues intérieurs.
Aldébaran plongea. Mû l'évita d'une pirouette, projetant du même mouvement sa jambe en avant. Mais son pied ne fit qu'effleurer les reins du futur Taureau qui se replaçait déjà face à lui. Mû eut à peine le temps de reprendre ses appuis avant une nouvelle charge qu'il esquiva à nouveau. Cette fois, il réussit à placer au passage une manchette dans un flanc dur comme le roc. Une simple chatouille pour son opposant, constata-t-il au regard désolé que lui lança Aldébaran.
Un rire résonna dans les gradins déserts. Mû n'avait pas besoin de se retourner pour identifier cette intonation moqueuse. Angelo ne ratait pas une occasion de l'humilier.
- Attention Aldébaran, n'écrase pas le moucheron sinon le Grand Pope va t'en faire voir de toutes les couleurs !
Aldébaran garda les yeux fixés sur Mû.
- Ne fais pas attention à lui, dit-il sur un ton d'excuse.
Mû serra les poings. Il savait que ce n'était pas la faute d'Aldébaran s'il était plus grand et plus fort, et que le Brésilien ne le considérait pas comme un adversaire au rabais. En plus, il était parfaitement conscient que l'apprenti Taureau ne prenait pas au sérieux les insinuations du Sicilien. Mais ça ne changeait rien à la colère qui l'envahissait. Il en avait assez d'être l'un des plus faibles. Et surtout, il en avait assez des sous-entendus qui sifflaient dans ses oreilles, froids et piquants comme un vent d'automne, à chaque fois qu'il ratait un exercice ou perdait un combat.
Il ne devait pas sa place parmi les futurs chevaliers d'Or à la protection du Grand Pope. Il méritait son armure.
Il se ramassa sur lui-même puis se détendit comme un ressort, tout son poids concentré dans le poing prêt à frapper Aldébaran.
Il ne prit conscience de la magnifique ouverture qu'il venait d'offrir à son adversaire, dont les coups avaient une portée plus grande grâce à sa taille, que lorsqu'il sentit sa trajectoire s'incliner vers le haut tandis que ce qui lui fit l'effet d'un pavé dans l'estomac expulsait brutalement l'air de ses poumons. La surprise s'était à peine dissipée que déjà il retombait au sol, lourd et inerte comme un sac de sable.
Lorsqu'il reprit conscience, chaque inspiration le brûlait, et sa tête résonnait comme un gong. Le visage d'Aldébaran était flou au-dessus de lui et ses paroles se fondaient en un bourdonnement étouffé.
Par contre, toutes ses pensées se détachaient dans son esprit aussi nettement que les étoiles une nuit d'hiver.
Je suis désolé, j'ai mal calculé ma force… Mais je pensais que c'était une feinte, pas que tu essayais vraiment de m'attaquer frontalement !
J'espère qu'il n'a rien de grave s'il a quelque chose de grave le Grand Pope va me tuer oh non Mû dis quelque chose
Et à l'inquiétude du Taureau se mêlait la joie acide du Cancer.
Bien fait pour le mouton ! Maintenant il aura de quoi aller pleurnicher dans les jupes du Pope.
Aldébaran avait dû appeler à l'aide, parce que Mû sentait d'autres personnes approcher. Il ne comprenait pas ce qu'ils disaient, mais les mots qu'ils gardaient pour eux martelaient sa tête douloureuse. Ils étaient soucieux. Pas pour lui, mais de la réaction de Shion. Amusés, aussi.
Le petit agneau s'est fait tondre, on dirait.
Ce soir tout le monde saurait qu'Aldébaran l'avait aplati comme une crêpe. Les autres apprentis en riraient pendant des jours. Et Shion l'apprendrait. Il s'enquerrait de la santé de son disciple, lui tiendrait un discours rassurant… Mais Mû verrait la déception dans ses yeux.
Il aura honte de moi.
Non. Tout, mais pas ça. Il devait être plus fort. Pour montrer aux autres qu'ils avaient tort, mais surtout pour Shion.
Aiguillonné par cette idée, Mû réussit à s'asseoir, puis à se relever. Des élancements traversaient son crâne comme les éclairs un ciel d'orage, mais son équilibre était intact et sa vision avait retrouvé sa netteté. Pas de dégâts trop graves, donc. Il peinait à comprendre les questions d'Aldébaran et des gardes, mais ce n'était pas dû à un quelconque dommage cérébral : leurs paroles étaient simplement noyées sous la clameur des pensées. Les leurs et toutes celles des autres, plus loin, qui se précipitaient vers lui comme attirées par un aimant.
Il essaya de redresser ses barrières mentales. Il ne devait pas laisser ces voix prendre le dessus. Lire dans l'esprit d'autrui à leur insu n'était pas digne d'un chevalier. Et même si techniquement, il était responsable… Il se sentait agressé, comme si c'était son intimité qui était violée. Elles l'avaient toujours révulsé, ces intrusions qui lui donnaient l'impression d'être une maison hantée envahie de fantômes malveillants. Il ne voulait pas les entendre. Il ne voulait pas savoir ce qu'ils pensaient vraiment de lui. Il ne voulait pas connaître leurs sales secrets, voir la noirceur qu'ils se gardaient bien d'exposer au grand jour. Chaque pensée surprise était un jet de boue qui souillait son âme, son innocence.
Mais il n'arrivait pas à verrouiller son esprit. C'était trop difficile. Il y avait trop de monde autour de lui, et la honte, la colère et l'angoisse qui déchiraient son cœur comme des vautours l'empêchaient de se concentrer. Plus il essayait, et plus une douleur chauffée à blanc vrillait sa boîte crânienne. Et chaque tentative ratée de reprendre le contrôle semblait au contraire ouvrir plus grandes les vannes. Un tsunami de mots, de rires, de larmes, sur tous les tons et dans toutes les langues, enflait dans l'esprit de Mû.
Il ne s'entendait plus réfléchir.
Le futur chevalier du Bélier avait disparu. A sa place ne restait plus qu'un petit garçon terrorisé à l'idée de voir sa raison sombrer comme un fétu de paille dans un tourbillon tandis que sa propre voix se dissolvait dans celle des autres.
Non non non non
Il ne voulait pas replonger dans l'abîme qu'avait été sa petite enfance, avant que Shion ne le découvre dans l'orphelinat tibétain où on le prenait pour un simple d'esprit.
De ces années, il ne se rappelait qu'un magma informe, une cacophonie de voix et d'émotions sans identité ni signification qui constituaient tout son univers. Ce n'était que lorsque Shion avait refermé autour de lui les murs protecteurs de son cosmos, puis l'avait emmené à Jamir loin de toute présence humaine, que le silence s'était fait.
Enfin.
Ses perceptions télépathiques avaient cessé d'occulter toutes les autres, et il avait dévoré par tous ses sens le monde qui s'offrait à lui. Le reflet aveuglant du soleil sur la neige, le froid qui piquait ses joues, le goût légèrement minéral de l'eau de la source, les cris des aigles qui déchiraient l'air, même le poids qui pesait sur sa poitrine quand il courait trop vite à cette altitude où l'oxygène se faisait rare.
Surtout, une nouvelle voix avait émergé du silence.
La sienne.
Pour la première fois, il avait su distinguer la frontière entre Lui et les Autres. Cela avait été comme une seconde naissance, celle à partir de laquelle son individualité s'était construite. Une réussite encore fragile, qui tenait plus du château de sable que de la forteresse, et que l'océan des voix menaçait chaque jour d'effacer.
Canaliser ses facultés télépathiques avait été la première, et la plus essentielle, partie de son apprentissage. Par respect pour les autres, mais surtout pour sa propre protection. Ce n'était que lorsqu'il avait maîtrisé l'art de blinder son esprit que Shion l'avait emmené au Sanctuaire pour poursuivre son entraînement. Pour la première fois, Mû avait pu y avoir des interactions normales avec d'autres enfants. Il aurait voulu s'y faire des amis… Mais son statut d'apprenti du Grand Pope l'écartait irrémédiablement des autres.
Et maintenant, il avait échoué sur toute la ligne. Au lieu de gagner leur respect, il s'était ridiculisé. Il s'était montré indigne de Shion et des espoirs que celui-ci avait placé en lui. Les voix s'écrasaient en vagues de plus en plus puissantes contre les pauvres digues qu'il essayait encore de maintenir en place, elles allaient bientôt les rompre, et alors elles l'engloutiraient. Et la petite pelote de rêves et de souvenirs qui avait été Mû disparaîtrait à nouveau dans un océan d'émotions brutes et de sons dénués de sens, peut-être à tout jamais.
Remplace la distance mentale par la distance physique.
Au milieu du tumulte, la pensée s'imposa à lui, nette et lumineuse comme une comète filant à travers la nuit.
Oui. S'il s'éloignait suffisamment, les voix ne pourraient pas le poursuivre. Bien que puissantes, ses facultés télépathiques avaient un champ d'action limité.
Il bouscula Aldébaran et les gardes qui se pressaient toujours autour de lui et se mit à courir comme si sa vie en dépendait.
Il ne s'arrêta que lorsque les échos des voix eurent fait place au chant des cigales et au grondement étouffé de la mer.
Il resta un instant penché en avant, les mains sur ses cuisses, essayant de ramener sa respiration à un rythme normal. Il avait couru trop vite et trop longtemps, même pour un apprenti chevalier d'Or, et il avait l'impression qu'un forgeron avait installé son enclume au centre de son crâne.
Après avoir repris son souffle, il se redressa et examina plus attentivement le paysage environnant. La lumière allongeait les ombres de quelques oliviers tordus par l'âge et poudrait d'or des restes de colonnes en pierre blanche. On devait être en fin d'après-midi. Il avait complètement perdu la notion du temps dans sa fuite désespérée.
Il n'était jamais venu dans cette partie du Sanctuaire. Contrairement à Milo, le petit Scorpion, ce n'était pas un explorateur dans l'âme : il se cantonnait en principe sagement aux zones autorisées par son maître, soit le temple du Bélier, les arènes d'entraînement et les baraquements où il suivait les cours communs avec les autres apprentis.
Il aspira une grande bouffée d'air iodé et se dirigea vers ce qui ressemblait à un morceau de mur décati. Il allait s'y asseoir un moment pour se reposer, retrouver sa concentration et replacer l'indispensable bouclier mental.
A peine s'y était-il installé qu'une voix faillit le faire tomber de son perchoir.
- Tu te sens mieux.
Ce n'était même pas une question.
Remis de sa surprise, Mû se tourna vers celui qui venait de parler avec une tranquille certitude.
Shaka.
L'apprenti de la Vierge se tenait à quelques mètres, près des oliviers derrière lesquels il avait dû se dissimuler jusqu'alors. Il braquait ses yeux clos droit sur Mû, et si l'apparition de celui-ci le troublait, son visage n'en trahissait rien.
De tous les apprentis, Shaka était celui que Mû connaissait le moins. Il ne se mêlait pas à leur petit groupe en-dehors des entraînements physiques et des leçons communes, auxquels il participait sans prononcer un mot de plus que nécessaire. Plus encore que Camus, qui se laissait au moins approcher par Milo, Shaka semblait rechercher la solitude. Mû l'enviait un peu, lui qui souffrait de se sentir au mieux toléré. Shaka avait de la chance d'être proche de Dieu au point de ne pas avoir besoin des humains… A moins que ce ne soit la conscience de sa supériorité qui ait scellé la distance entre lui et les autres. Son attitude toujours un peu condescendante penchait en faveur de cette explication.
Bref, ce n'était pas la pire personne que Mû aurait pu rencontrer dans son état de faiblesse actuelle, ce titre-là revenait sans conteste à Angelo – mais que Shaka soit témoin de son manque de contrôle ne le ravissait vraiment pas.
D'ailleurs…
Sa bouche s'arrondit sous la stupéfaction.
Il n'avait pas refermé son esprit.
Et pourtant il ne captait rien.
Masquer son cosmos faisait partie de l'entraînement normal des futurs Ors, et il n'y avait rien d'étonnant à ce que Shaka maîtrise cet art à la perfection. Mais verrouiller son esprit aussi radicalement ? Seul Shion en était capable.
Non… Ce n'était pas ça. Sa télépathie ne se heurtait pas à une forteresse. C'était plus… comme une étendue d'eau claire, si lisse et profonde que rien ne s'y décelait à part son propre reflet. Et qui coulerait entre ses doigts s'il tentait de s'en saisir.
L'esprit de Shaka ne se protégeait nullement des intrusions du sien, au contraire.
Il avait simplement fait taire toutes ses voix intérieures.
- Co… comment fais-tu ça ?
Shaka continuait à le fixer de ses yeux fermés. Son expression n'avait pas changé, mais Mû avait la certitude qu'il comprenait exactement ce qu'il voulait dire. Si Shaka parvenait à maîtriser ses pensées de cette façon… Y avait-il une chance pour que Mu puisse le faire avec celles des autres en cas de besoin ?
Le petit blond vint s'asseoir à côté de lui sur la pierre chaude.
- Ce n'est pas compliqué.
- Peut-être pas pour toi, rétorqua Mû, piqué au vif par le sous-entendu.
- Il suffit d'arrêter de te battre, continua la Vierge sans se soucier de l'interruption. Contre les pensées d'autrui et les tiennes.
- Mais mon maître…
- Sa technique ne marche pas à tous les coups, non ?
Mû resta coi devant une telle arrogance. Un apprenti osait remettre en question les méthodes d'enseignement d'un chevalier d'Or, grand pope de surcroît ?
Et pourtant… la sérénité qui émanait de Shaka lui faisait l'effet d'un baume apaisant sur son esprit malmené.
- Tu y penses en termes guerriers, n'est-ce pas ? Poursuivit Shaka comme s'il avait suivi le cheminement mental de son compagnon.
Mu réfléchit. C'était vrai. Bouclier. Forteresse. Armure. C'était avec ces métaphores que Shion lui avait appris à repousser les voix, jour après jour. Mais pas seulement… Il était un guerrier. Un chevalier d'Or ne pouvait pas se contenter de brider ses pouvoirs pour les empêcher de nuire. Il devait être capable de s'en servir contre les ennemis d'Athéna. Savoir verrouiller son esprit ne suffisait pas, répétait Shion. Mû devait considérer ses capacités psychiques comme l'équivalent d'Excalibur ou de l'Aiguille Ecarlate : présentes en permanence mais latentes jusqu'au moment où il déciderait de les exploiter. Pour en faire alors une arme puissante mais précise, prête à frapper l'adversaire exactement où et comme il le voudrait.
Bien sûr, l'analogie ne tenait pas; il y avait une différence fondamentale entre la télépathie de Mu et Excalibur ou l'Aiguille Ecarlate. Contrairement aux pouvoirs des apprentis Capricorne et Scorpion, qui développaient leurs attaques au prix d'un travail acharné, ceux de Mû étaient activés par défaut et nécessitaient seulement d'être contrôlés. Ne pas s'en servir constituait pour lui un effort de chaque instant. Et se maintenir dans cet état de vigilance permanente l'épuisait.
Il ne se détendait réellement qu'avec Shion, dont les protections mentales suffisaient à le mettre à l'abri. Mais Shaka… Côtoyer une autre personne, sans barrières de part ou d'autre, et sans crainte d'en souffrir: c'était une expérience entièrement nouvelle pour lui. Il se sentait à la fois en sécurité et léger, un oisillon porté hors du nid par un courant ascendant.
- Je peux t'apprendre. Mais c'est à toi de décider.
- Et pourquoi tu ferais ça ?
Shaka haussa les épaules.
- Oui ou non ?
Mû soupira. Il aurait dû se méfier. Shaka n'avait jamais montré le moindre signe d'amabilité envers lui auparavant. Comment pouvait-il être sûr qu'il ne s'agissait pas encore d'un mauvais tour destiné à se moquer de lui ou à rabaisser « le chouchou du Pope » ? Vu le degré de contrôle que Shaka exerçait sur ses pensées et son cosmos, il n'aurait sûrement aucune difficulté à lui cacher de mauvaises intentions.
Et pourtant… au plus profond de lui, il ne ressentait qu'une paix trop rare. L'offre était maladroite mais sincère, il aurait pu le jurer.
Après tout, Shaka était le futur chevalier de la Vierge. Et si Mû le connaissait mal, il aimait bien son armure.
Dès leur arrivée au Sanctuaire, il avait commencé son apprentissage de la forge. Shion lui avait enseigné les caractéristiques principales et spécificités de chaque armure. Il lui avait aussi appris à les écouter. Mû avait découvert que chacune avait sa personnalité et sa voix. Pas au sens humain, naturellement. Elles s'exprimaient par le cosmos, sur une fréquence qui leur était propre et que seuls les atlantes ainsi que, dans une certaine mesure, leur porteur pouvaient percevoir. Elles n'avaient pas besoin de mots; leur vibration ressemblait davantage à une mélodie. Celles du Lion ou du Taureau résonnaient comme des cuivres, celle du Verseau avait la tessiture du violoncelle.
Décoder leur langage secret était devenu une passion pour Mu. Lorsqu'il palpait une armure, entièrement focalisé sur sa réaction à son toucher et sur les signes d'usure que ses mains devenaient de plus en plus habiles à détecter, plus rien ne le perturbait. C'était comme une transe dont il ressortait épuisé et courbatu mais détendu comme après une bonne nuit de sommeil.
Avec ses semblables, il devait rester sur ses gardes. Avec les armures, il était en sécurité.
Elles étaient ses amies. Et celle de la Vierge faisait partie de ses favorites. Il aimait son rayonnement doux et son chant cristallin, la réserve chaleureuse avec laquelle elle répondait lorsqu'il interrogeait le métal.
Il respira un grand coup.
- D'accord.
Il n'avait plus qu'à espérer qu'il ne le regretterait pas.
Shaka esquissa l'ombre d'un sourire, puis replia ses jambes en tailleur.
- Imagine que tu es un galet, commanda-t-il.
- Un galet ?
- Ne mets pas chacun de mes mots en doute, tu veux ?
La patience ne faisait visiblement pas partie des qualités quasi-divines de la Vierge.
- C'est bon, ne t'énerve pas…
Mû essaya de se visualiser sous la forme d'un galet. Ovale et plat, avec deux points de vie sur ce qui lui tenait lieu de front et…
- Et maintenant, imagine tes pensées. Et… toutes celles que tu entends.
Mû pinça les lèvres.
- Elles ruissellent sur toi comme la pluie, reprit Shaka d'un ton monocorde. Tu ne peux rien faire contre elles. Tu ne peux pas t'enfuir. Mais elles ne peuvent rien te faire non plus, comme la pluie ne peut pas blesser le galet. Elle coule sur lui sans pénétrer sa surface. Elle est éphémère, lui est solide et défie le temps. Elle ne peut que le polir et le rendre plus brillant.
Mû se représenta le galet sous une averse torrentielle, stoïque, attendant patiemment que le soleil revienne se refléter sur sa surface lisse. Et peu à peu, il sentit le calme le gagner, comme si chacune des gouttes de pluie qui tombait sur le galet l'éloignait de la fureur des voix et de la peur de l'engloutissement.
- Ça ne t'aidera pas à leur barrer le chemin. Mais tu n'auras plus besoin de le faire autant si tu peux les ignorer comme le galet ignore la pluie. Et un jour, tu te rendras compte que tu ne les entends plus.
Mû ne dit rien. Il remarqua à peine qu'il calait sa respiration sur celle, lente et profonde, de son voisin. Le temps sembla s'arrêter alors qu'ils restaient ainsi, dans un silence partagé que le petit Bélier finit par rompre.
- Merci, Shaka.
Le petit Indien ne répondit pas, mais Mû vit ses paupières papillonner pour la première fois.
Shaka était gentil, même s'il avait de drôles de façons de le montrer, conclut Mû.
Vows are spoken
To be broken
Feelings are intense
Words are trivial
Pleasures remain
So does the pain
Words are meaningless
And forgettable
Les serments sont prononcés
Pour être brisés
Les sentiments sont intenses
Les mots sont triviaux
Les plaisirs demeurent
La douleur aussi
Les mots n'ont pas de sens.
Et peuvent être oubliés
- On restera toujours amis, pas vrai, Shaka ?
Seul le silence avait répondu à Mû.
- En tout cas, moi, je serai toujours ton ami ! Avait poursuivi le Bélier, têtu.
- Les Dieux décident de nos vies, Mû. Ne fais pas de promesses qu'il ne t'appartient pas de tenir.
Un goût amer envahit la bouche de Mû. Shaka avait eu raison. Comme toujours. Cette énième preuve de la sagesse supérieure de la Vierge l'aurait fait sourire si ce souvenir ne lui serrait pas encore la gorge, des années après.
C'était bien une amitié qui était née ce jour-là dans les ruines d'un quelconque temple secondaire. Discrète, sans démonstrations ni grandes déclarations, mais aussi tangible que la chaleur du soleil sur la peau de Mû.
Au début, il n'avait pas compris la raison de l'intérêt de Shaka pour sa personne. Il avait même supposé que le jeune Indien cherchait peut-être à gagner ainsi les faveurs du Pope, avant d'abandonner cette idée si peu compatible avec la personnalité de la Vierge. Il s'était finalement laissé aller avec délice à cette camaraderie qu'il avait tellement souhaitée, la savourant d'abord comme un cadeau précieux mais éphémère, un bienfait que Shaka pouvait lui retirer à loisir.
Il avait mis du temps à réaliser que Shaka avait besoin de leur amitié tout autant que lui – il le cachait simplement beaucoup mieux.
Si Mû avait été relégué à la frange du groupe à cause de son statut « privilégié » d'apprenti du Pope… Comment aurait-il pu en être autrement pour quelqu'un que l'on disait d'essence presque divine ? Si encore il s'était agi d'un dieu du panthéon grec… Sans compter les autres idiosyncrasies de la Vierge : les yeux fermés, les heures dédiées à la méditation… Dès son arrivée au Sanctuaire, Mu avait entendu les autres le qualifier de « bizarre », « prétentieux », et « asocial ». Tous adjectifs qui, il fallait l'avouer, s'appliquaient parfaitement à Shaka.
Mû ne s'était jamais demandé si Shaka avait un jour agi différemment. S'il avait lui aussi pu être un enfant avide d'affection et de contacts, mais incapable de s'intégrer dans une culture si différente de la sienne et de secouer la chape des attentes qui pesaient sur ses jeunes épaules de protégé de Bouddha. S'il n'avait pas fini par s'enfermer de lui-même dans sa tour d'ivoire pour se protéger des préjugés de ses camarades.
S'il n'était pas, lui aussi, un gamin solitaire qui avait envie d'un ami.
Leur amitié avait radicalement changé la vie de Mû au Sanctuaire. Elle ne l'avait pas aidé à se faire mieux accepter de leurs pairs, loin de là, mais il avait réussi à appliquer à leurs moqueries la même technique que celle que Shaka lui avait enseignée pour les pensées parasites. Sa maîtrise de la télépathie avait fait un bond tandis que ses journées devenaient non seulement supportables, mais encore agréables grâce à la promesse de retrouver Shaka pour un moment une fois leurs tâches accomplies.
Bien sûr, leur relation n'était pas dénuée d'aspérités. Shaka était plus enclin à la philosophie et à la logique qu'au sentiment, et Mû avait vite compris qu'il était inutile de se tourner vers lui pour être rassuré. Pour la Vierge, la vérité et la raison primeraient toujours sur le réconfort.
- Est-ce que tu n'aurais pas pu te tromper, au moins cette fois ? murmura Mû pour lui-même en secouant doucement la tête.
Peu de temps après cette conversation, son monde avait sombré dans le chaos. Shion avait été assassiné. Suivant les derniers ordres de son maître, Mû avait fui. Réfugié auprès de Dhôko, il avait tenté de contacter mentalement Shaka.
Il s'était heurté à un mur. Il avait d'abord cru au pire: et si son ami était prisonnier, son cosmos scellé, dans l'incapacité de communiquer ? Il avait fallu plusieurs tentatives, la perception très nette du cosmos chargé de négativité de la Vierge, et toute la patience de Dhôko pour le convaincre que Shaka lui fermait la porte volontairement.
Son ami le rejetait. Sans même prendre la peine de l'écouter, il avait décidé de le considérer comme un traître. Il servait désormais l'imposteur, le meurtrier de Shion.
Mû se redressa, s'arrachant aux souvenirs. D'un regard, il prit la mesure du paysage qui l'entourait. Il trouvait toujours la présence des montagnes aussi écrasante, avec leurs façades à pic et leurs crêtes dentelées à peine adoucies par les neiges éternelles qui les couronnaient. Le ciel était d'un bleu éclatant, comme si les couleurs vibraient davantage dans l'air ténu. Ce genre de journée lui rappelait immanquablement la Grèce: même dureté minérale, même palette, si ce n'est qu'à Jamir il faisait toujours froid et qu'à cette altitude, seuls de rares lichens trouvaient encore la force de s'accrocher à la roche.
Et Jamir était silencieux, là où le Sanctuaire bruissait de mille sons en permanence: les trilles des oiseaux, le chant des cigales, le grondement hypnotique des vagues, les appels des gardes qui se répercutaient sur les falaises autour de l'escalier du Zodiaque, les ahanements des apprentis à l'entraînement, des rires, des cris. Sans compter les voix qui envahissaient son esprit dès qu'il relâchait sa garde, avant que Shaka lui ait appris à les ignorer.
Au Sanctuaire, le silence était un trésor qu'il aimait partager avec le futur chevalier de la Vierge. Ils avaient pris l'habitude de méditer ensemble. Ils s'asseyaient sans mot dire sur le sol du Sixième Temple et partaient dans un voyage qui les emmenait à la fois au plus profond et hors d'eux-mêmes, cherchant le détachement parfait dans une ouverture totale de leurs perceptions, une détente extrême à travers une concentration intense. Guidé toujours plus loin par le cosmos de son ami, Mû plongeait avec délices dans un silence aussi apaisant, chaleureux et réconfortant que les paroles de Shaka pouvaient être sèches.
A cette époque, il aurait probablement considéré Jamir comme le paradis.
Il avait eu des années pour réaliser à quel point le silence des montagnes différait de celui du Sixième Temple. Le silence de Jamir était froid et tranchant comme les arêtes des rochers. Il l'oppressait comme les murailles de pierre qui s'élevaient autour de lui, pesait en permanence sur sa poitrine. Parfois, au cœur de la nuit, son pauvre esprit affolé, étourdi d'absence et de solitude, se mettait à crier pour entendre au moins sa propre voix. Il cherchait désespérément une réponse, un écho, n'importe quoi.
N'importe quoi plutôt que ce silence minéral traversé seulement des derniers mots de Shion et de ceux qu'une petite voix cruelle lui répétait jour après jour.
Shaka était assez lucide pour comprendre. Il t'a repoussé parce qu'il a choisi le traître. Ou parce qu'au fond tu n'as jamais compté pour lui.
Mû effleura une dernière fois l'or rutilant. Son éclat sembla s'atténuer à son contact, tel une lumière que l'on tamise pour plus d'intimité. Pour la centième fois peut-être, Mû sonda de son cosmos et de la pulpe sensible de ses doigts l'armure de la Vierge. La surface en était parfaitement lisse, les dégâts terribles infligés par le combat contre le Phénix réparés jusqu'à la moindre fissure. Le métal tiède donnait l'impression d'avoir été offert aux rayons du soleil printanier, au lieu d'avoir passé des semaines dans la fraîcheur de l'atelier. Une vibration stable et harmonieuse répondait à ses demandes muettes. A peine percevait-il encore un léger flou, une onde un peu vacillante par moments. Mais rien à voir avec la dissonance des premiers jours.
Les chevaliers d'Or survivants s'étaient repliés sur eux-mêmes après la Bataille du Sanctuaire. Ils avaient besoin de digérer à leur manière la révélation de la trahison de Saga. Et de toute façon, Mû ne s'était pas attendu à un accueil chaleureux : même si plus aucun doute ne subsistait sur sa loyauté, il n'était guère qu'un étranger pour eux. Il ne pouvait rien pour ces hommes dont il n'avait jamais été proche même lorsqu'il partageait leur quotidien – à une douloureuse exception près.
Il les avait laissés s'isoler dans leurs temples et s'était consacré aux armures.
Il avait pris soin d'elles jour après jour, avec minutie et patience. Ses outils avaient martelé le métal pour lui rendre sa forme originelle, recollé les morceaux qui avaient explosé comme des fragments d'os, dispensé parcimonieusement le précieux alliage d'or et de poussière d'étoiles. Sa sueur s'était mêlée au sang qui les ravivait peu à peu. Et pendant tout ce temps, son cosmos attentif avait écouté leurs plaintes, cherchant à diagnostiquer les irrégularités, failles et signes de fatigue qui auraient pu échapper à son regard expert et à ses mains habiles.
Leur détresse lui avait brisé le cœur.
Les armures des chevaliers disparus, qu'il gardait pour la fin puisque personne n'en aurait besoin dans l'immédiat, n'avaient pour l'instant subi qu'un examen superficiel. Cela lui avait toutefois suffi pour constater que les circonstances de la perte de leurs porteurs leur infligeaient une souffrance terrible. Toutes résonnaient de vibrations discordantes et tourmentées, même celle du Verseau, pourtant relativement intacte hormis le froid qui l'imprégnait au point de brûler les mains de Mû. Celle du Cancer s'était même complètement désunie : ses pièces s'étaient éparpillées et avaient résisté lorsque Mû avait tenté de les rassembler. Elle refusait de reprendre sa forme totem.
Pire encore, celles des survivants paraissaient tout aussi traumatisées. Celle du Lion donnait l'impression de se recroqueviller sur elle-même et opposait à Mû un mutisme inquiétant. Tout l'inverse de celle du Scorpion qui émettait en permanence une stridulation affreuse, à mi-chemin entre cri de douleur et sifflement de colère.
Mais rien peut-être n'avait autant bouleversé Mû que la mélodie désespérément faussée qui lui répondait lorsqu'il interrogeait l'armure de la Vierge.
Mû avait appris que les armures n'étaient pas de simples reflets de leur porteur et pouvaient même s'en distancer spectaculairement – le choix de celle du Cancer pendant la bataille contre Shiryû constituant un exemple extrême d'une telle dissociation. Dans le cas de la Vierge, cependant, il avait toujours eu l'impression d'une identité parfaite entre l'armure et le chevalier, entre le cosmos paisible et la vibration flûtée.
Imaginer un Shaka aussi blessé et désorienté que sa protectrice le peinait bien plus qu'il ne l'aurait voulu.
Il n'avait pas échangé plus de trois mots à la fois avec son ancien ami depuis la fin des combats. Shaka restait cloîtré. Il avait caressé l'idée d'aller lui parler… mais pour dire quoi ?
Toi qui étais si sage, si clairvoyant, comment as-tu pu te tromper à ce point ? Pourquoi n'as-tu pas compris ? C'est indigne de toi !
Tu étais mon seul ami et tu m'as rejeté sans même me laisser m'expliquer. Je te déteste.
Tu m'as manqué. Tu me manques encore.
Tout était vrai, et tout sonnait faux.
Alors Mû s'était contenté des salutations protocolaires les rares fois où il avait croisé le sixième gardien. Celui-ci était aussi indéchiffrable que dans son souvenir. Partageait-il le malaise de Mû ? Hésitait-il lui aussi entre l'envie de renouer leurs liens passés et celle de brûler tout ce qui pouvait en rester pour cautériser une plaie restée trop longtemps ouverte?
Demeurait-il seulement l'ombre d'un lien, pour Shaka ? Ou la méditation avait-elle simplement lavé son esprit de leur amitié comme elle le purifiait de toutes les scories susceptibles d'entacher sa sérénité ?
Impossible à dire.
Quand le tour de l'armure de la Vierge était venu, il s'était appliqué comme il l'avait fait pour celles d'Aldébaran et Aiolia. Il avait essayé de brider les émotions que son travail faisait naître en lui. Traiter l'or noirci, fondu, arraché par endroits comme s'il ne s'agissait que de métal. Comme si la peau de Shaka n'avait pas elle aussi été brûlée par le cosmos ardent du Phénix, sa chair déchirée.
Il n'avait pas pu.
Chaque bosse, chaque brisure semblait lui montrer ses propres manquements en même temps qu'elle lui indiquait à quel point Shaka avait été sanctionné pour ses errements.
Il ne pouvait s'empêcher de comparer l'armure endommagée à la sienne qui resplendissait dans son temple, intouchée.
Il avait soutenu les chevaliers de Bronze, bien sûr, mais sans prendre les armes pour la vérité qu'il connaissait pourtant. Il n'avait pas éprouvé dans son corps la force de sa foi.
Shaka avait cru à un mensonge, mais il avait risqué sa vie pour lui. Et il avait payé son erreur de son sang. Il n'avait pas été fidèle à sa réputation d'homme sage, mais à ses convictions et à son enseignement, oui. Pouvait-on en dire autant de Mû ?
Et cette plainte grelottante, celle d'une âme privée de ses repères après une vie guidée par la certitude de ne pas pouvoir se tromper… Mû connaissait assez Shaka pour savoir à quel point la souffrance de se découvrir faillible devait être infiniment plus difficile à endurer pour lui que la simple douleur physique ou même la honte de l'échec.
Mais la vérité était là, nue. Shaka était humain. Simplement humain. Mû avait eu le tort de le placer sur un piédestal, comme le reste du Sanctuaire. Pouvait-il maintenant lui reprocher d'en être tombé ?
Mû se recula. L'armure était prête. Il caressa encore du regard cette silhouette de métal dont ses doigts avaient parcouru chaque centimètre carré tant de fois. Il sourit. Son cœur était meurtri, la culpabilité et le sentiment d'avoir manqué à son devoir qui l'avaient assailli alors qu'il réparait la protection de la Vierge le rongeaient comme un acide… Et pourtant il se sentait étrangement apaisé, débarrassé de l'amertume qui teintait son monde de couleurs maladives depuis des années.
Tu n'étais qu'un enfant. Le plus proche de Dieu peut-être, mais un enfant quand même. Et tu t'es senti abandonné aussi, n'est-ce pas ?
- Bonsoir, Mû.
Mû pivota sur lui-même.
- Bonsoir, Shaka.
Shaka se tenait à quelques pas de lui. Avec ses longs cheveux de miel, sa peau dorée et son sari orange, on aurait dit qu'un rayon de soleil couchant venait de s'incarner devant la porte de l'atelier.
- Je l'ai réparée au mieux, dit Mû avec une dernière caresse à l'épaulette de l'armure de la Vierge. Mais mes outils ne peuvent pas faire de miracles. Il reste quelques faiblesses… Ménage-la un peu au début, et cela devrait s'arranger au contact de ton cosmos.
Shaka avança vers l'armure et posa à son tour la main sur la pièce que Mû avait touchée. Il hocha la tête en signe de dénégation.
- Elle est parfaite ainsi.
Un silence s'étira comme une nappe d'huile, lourd de tous les mots qu'ils n'avaient pas échangés ces dernières années, et de toutes les significations derrière les simples paroles de Shaka.
Ce fut Mû qui le rompit. Il avait toujours été celui des deux qui avait le plus besoin de silence… et celui qui arrivait le moins bien à le préserver. Cette fois les mots glissèrent de sa bouche sans qu'il les ait même formulés mentalement, le son de sa voix un peu trop rauque le surprenant lui-même.
- Ta métaphore du galet… Elle était fausse. La pierre n'est invulnérable à l'eau qu'en apparence et sur une durée limitée. Laisse à l'eau des milliers d'années, et elle érodera le galet jusqu'à le dissoudre.
Un sourire léger comme les ailes d'un papillon effleura les lèvres de Shaka, puis s'envola.
- Je me suis trompé sur ce point… Comme sur d'autres.
De la part de n'importe qui d'autre, cette admission qui n'était même pas une excuse aurait paru ridicule, insuffisante. Mais Mû savait ce qu'elle devait coûter à Shaka.
La plainte de l'armure lui avait assez dit tout ce que les mots taisaient.
- Tout le monde commet sa part d'erreurs. Je n'en n'ai pas été exempt.
Shaka inclina la tête, à peine de quoi imprimer un délicat mouvement aux mèches d'or pâle qui encadraient son visage.
- Merci, Mû.
En un tourbillon lumineux, l'armure de la Vierge regagna son urne. Shaka la jeta sur son épaule. Sans un mot de plus, il se retourna et s'éloigna.
- Shaka ?
Le Chevalier de la Vierge se retourna.
- Est-ce que nous redeviendrons amis ?
Encore une fois, la question avait échappé à Mu. La gorge sèche, celui-ci se maudissait déjà de son manque de contrôle. Lui qui passait son temps à demander à Kiki de se taire faisait un bien mauvais exemple.
Shaka semblait considérer ses options.
Et soudain, il ouvrit les yeux.
L'espace d'une seconde, Mû crut que l'air autour de lui allait s'embraser. Puis la décharge de puissance laissa place à des vagues de cosmos tièdes, ce baume liquide qui l'avait apaisé une éternité plus tôt.
Le regard de Shaka était d'un bleu aussi intense que le ciel himalayen, et Mu se demanda comment il avait pu ne pas faire le rapprochement pendant toutes ces années à Jamir. Ou l'avait-il remarqué ? Était-ce pour ça qu'il se sentait chez lui dans ces montagnes ? Il avait cru que ses origines se rappelaient à lui, son premier séjour là-bas avec Shion. Une autre erreur, peut-être.
Quelque chose s'ouvrit dans sa poitrine comme les volets d'une maison abandonnée trop longtemps. Un souffle ample le parcourut de la racine des cheveux à la pointe des orteils, allumant sous sa peau une multitude de foyers dont la chaleur se diffusa à travers son corps et son âme.
Il vit les mêmes étincelles se refléter dans les yeux de Shaka et songea à la danse du soleil sur l'écume d'une cascade.
- Amis… Je ne suis pas sûr que ce soit le mot juste.
Un nouveau silence, fragile et transparent comme le cristal, réverbéra ces mots entre eux pendant ce qui lui sembla des heures.
Leur écho ne s'était pas totalement dissipé quand Shaka baissa les paupières, se retourna et s'éloigna.
Mû le regarda parcourir d'un pas égal les marches qui menaient au deuxième temple, fine silhouette qui se fondait dans l'or du couchant.
Il sentait ses poumons se gonfler d'un air dont il n'avait pas réalisé avant qu'il lui manquait, les picotements délicieux de chaque nerf qui semblait s'éveiller d'un long sommeil, la chaleur douce et réconfortante au creux de son ventre.
L'éclat de ce dernier silence qui s'était fiché dans son cœur comme un sourire.
Et il se mit à rire pour ce qui lui sembla être la première fois depuis qu'il avait quitté le Sanctuaire, éploré et terrifié.
Il n'aurait jamais imaginé être aussi heureux que, sur ce point-là précisément, Shaka ait vraiment eu raison.
All I ever wanted
All I ever needed
Is here in my arms
Words are very unnecessary
They can only do harm
Enjoy the silence
Tout ce que j'ai toujours voulu
Tout ce dont j'ai toujours eu besoin
Est ici dans mes bras
Les mots sont tout à fait inutiles
Ils ne peuvent que nuire
Savoure le silence
Merci de m'avoir lue !
Je n'ai cité ici que des extraits de la chanson, ceux qui correspondaient le mieux à mon propos. La traduction est de mon fait, et donc les éventuelles erreurs aussi.
