Cosmoctopode
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Warrius avait senti une crispation inhabituelle de son interlocuteur lorsqu'il avait proposé de continuer la discussion au salon.
Bon, il disait « le salon » mais ce n'était pas vraiment un salon, en réalité : Harlock avait aménagé un petit coin cosy bibliothèque-fauteuils rembourrés-coussins-mini bar directement dans sa chambre, c'était étriqué mais très confortable, et quoi qu'il en soit c'était toujours plus agréable de se détendre là-bas que de rester dans une salle de briefing impersonnelle, où les témoins d'une rude journée de travail s'amoncelaient de toute façon partout et rendaient difficile une déconnexion totale.
— Je crois qu'on a bien avancé sur la planif' pour aujourd'hui, avança-t-il. Je prendrais bien un petit remontant au calme.
— Moui…
Moui ? Depuis quand Harlock répondait-il à une invitation à boire par « moui » ?
— Tes stocks d'alcool sont à sec ? plaisanta Warrius.
Hautement improbable, il le savait. Pour ce qu'il en connaissait de l'Arcadia, il lui avait semblé que chaque local de ce foutu vaisseau contenait un placard qui dissimulait une réserve d'alcool. Les pirates braillards tenant lieu d'équipage devaient être en mesure de faire tomber raide saoul toute une garnison planétaire rien qu'avec les bouteilles de consommation courante.
En plus ils possédaient leur propre distillerie – et même si Warrius s'était promis de ne plus jamais accepter le moindre verre du tord-boyaux infect qui sortait des alambics artisanaux, l'éventualité d'une panne d'alcool s'avérait de facto inenvisageable.
Sauf que s'il ne s'agissait pas d'un problème d'approvisionnement, alors par quoi Harlock était-il retenu ?
Warrius étudia mentalement les options disponibles. Conclusion une : Harlock n'était pas serein quant aux patrouilles fédérales qu'il était susceptible de croiser et voulait encore creuser la question. Pas très crédible vu le degré de morgue téméraire imbécile de ce petit voyou, mais bon…
— Tu veux qu'on continue à bosser sur les ordres de mission envoyés au quadrant Ô ? demanda-t-il néanmoins.
— Hmm ? Oh, non… Non non, pause pour ce soir, c'est bien…
Okay. Conclusion deux, donc : Harlock rechignait à le laisser entrer dans sa chambre. Warrius imagina en un éclair toute une palanquée de scénarios, du plus basique (chambre non rangée) au plus amusant (chambre occupée), décida que oui bon ça va deux minutes les tergiversations mais on ne va pas non plus y passer la nuit, et poussa d'autorité le pirate vers ses quartiers.
— S'il te reste la liqueur de groseilles de la dernière fois, ce sera parfait, statua-t-il.
Harlock ne lui renvoya qu'un grognement indistinct, mais on pouvait aisément prendre ça pour un oui.
Lorsqu'ils arrivèrent au château arrière, Warrius ignora les incitations absolument pas subtiles d'Harlock à s'installer autour du bureau (il ne voulait pas d'une chaise de bureau à l'assise raide et inconfortable, il voulait le fauteuil crapaud suranné et délicieusement capitonné de la chambre, nom d'un canard !), passa derrière ledit bureau et franchit la porte qui menait au « coin chambre » des quartiers du capitaine de l'Arcadia.
Il s'attendait presque à découvrir un succube lascif allongé nu dans le lit, mais non.
C'était un poulpe.
— Dis donc, c'est quoi cette énorme chose violette dans ton lit ?
La mine renfrognée d'Harlock lui confirma qu'il touchait du doigt le nœud du problème, et que le poulpe était à l'origine des réticences actuelles du pirate à le laisser pénétrer son antre.
Une bien belle peluche, admira Warrius tandis qu'il testait le moelleux de la bête d'une pression de la main. Que, visiblement, monsieur le capitaine pirate sanguinaire rebelle insensible n'assumait pas du tout en sa présence.
À contrecœur, Harlock maugréa finalement un « mrf », un « brmbl » et un « grzh », puis il ajouta :
— Mon comptable. Il s'appelle Louis.
Ah.
Bon.
D'accord.
À ce stade, plusieurs questions pertinentes s'imposaient : ce poulpe était-il déjà baptisé avant d'arriver dans ce lit ? Comment était-il arrivé dans ce lit ? Pourquoi un poulpe ? Pourquoi un comptable ?
Arborant un sourire qu'il calibra pour être « un peu moqueur mais pas trop », Warrius choisit plutôt de rester pragmatique.
— Et tu dors avec ton comptable ?
Sérieusement, qui accepterait de dormir avec un comptable ? Et quel intérêt de faire de la comptabilité dans un lit ?
Harlock réagit avec une moue boudeuse.
— Je dors avec qui je veux, Warrius.
Oui certes, et Warrius était bien placé pour le savoir. Harlock dormait avec qui il voulait, quand il voulait et comme il voulait. Sur ce dernier point il se montrait par ailleurs débordant d'imagination – une qualité que Warrius s'était surpris à apprécier et (oui !) à chérir, parce que le capitaine de l'Arcadia, sa rebellitude fougueuse, son enthousiasme étonnamment juvénile, son charme mutin et ses, hem, performances en duo étaient irremplaçables.
Warrius croisa les bras. Il prit soin de ne pas se départir de son sourire.
— Je suis un peu jaloux.
« Oh vraiment ? » répondirent les yeux noisette d'Harlock. Oui oui, vraiment. Les paupières plissées de Monsieur Rebelle trahissaient une crainte sous-jacente qu'on ne se moque de sa grosse peluche, mais Warrius avait plutôt tendance à trouver ça « mignon » (évidemment, il ne se priverait pas pour en ricaner en compagnie de Marina quand il rentrerait sur le Karyu, mais il n'empêche que cela restait mignon).
Enfin bref. Un ange passa, et Warrius se demanda s'il était concevable de s'amuser à trois avec ce poulpe. Il devait bien y avoir quelque chose à tirer de tous ces bras, non ?
Il sourit plus largement encore. Il faisait confiance à Harlock pour les idées exotiques.
— Alors tu me le sers, ce verre de liqueur ?
