Sawamura avait écouté dix-sept fois l'album qu'il avait acheté la veille. Il avait même appris chaque chanson par coeur, il en avait même cherché les partitions sur Internet. La musique en elle-même était bien évidemment excellente et correspondait bien à ses gouts - moins à ceux d'Azumane qu'il avait forcé à l'écouter neuf fois avec lui - mais ce qui lui plaisait plus que tout était le fait qu'il lui avait été recommandé par son ange.
Il avait d'ailleurs finit par associer le visage si pur et délicat du jeune homme aux cheveux gris à l'ambiance assez loufoque et dégénérée qui se dégageait de l'album, ce qui créait dans son cerveau une contradiction des plus surprenantes.
Il avait réfléchis à comment l'aborder de façon plus directe et explicite qu'en se faisant passer pour un simple client - entre sa treizième et sa quinzième écoute.
La seule conclusion qu'il avait tirée de cette réflexion était qu'il ferait mieux de s'abstenir de prévoir quoi que se soit, sous peine de réciter par coeur un texte appris la veille, lui faisant perdre toute crédibilité.
Azumane avait surenchéri en ajoutant qu'il n'avait aucun talent pour la mémorisation, aussi y passerai-t-il donc la nuit entière pour avoir tout oublié au réveil. Et lire au vendeur une confession « écrite sur une feuille petits carreaux » en arborant fièrement « des cernes intergalactiques » était probablement la meilleur idée possible pour « se faire jeter comme un chapeau d'étudiant à une remise de diplôme, mais sans s'envoyer en l'air » - pour reprendre les mots de son meilleur ami, qu'il trouvait assez explicites et imagés.
Il avait donc été forcé plutôt qu'il n'avait choisi d'improviser. Et quitte à ne rien prévoir, autant renoncer à la fameuse règle tacite qui voulait qu'il attende trois jours avant d'y retourner.
Devant la porte de la boutique de disque, il une soudaine incertitude avait failli le faire douter de sa détermination. Fort heureusement, il était quelqu'un d'obstiner. Ce fut donc plein d'appréhension qu'il entra, luttant pour arborer une expression affable.
Il vit avec une certaine joie que son ange ne s'était pas envolé, et qu'il était toujours au comptoir. Qu'il le reconnaisse était une autre affaire, mais en tout cas il était là.
« - Bonjour, lança-t-il. Cette fois vous venez chercher un message de condoléances pour la famille de votre ami? » Sawamura aurait juré que son sourire était taquin.
De plus, cette simple phrase confirmait les espoirs qu'il n'avait pas osé formuler ne serait-ce qu'en pensée: son vendeur se souvenait de lui. Cette simple constatation, d'un fait somme toute banal, le rendait malgré tout heureux.
Il accorda à son regard le droit d'errer sur celui qu'il était venu voir. Il était habillé d'une chemise beige sans fioritures, et le bas de son corps était dissimulé à sa vue par le comptoir. Son sourire était si doux, presque tendre. Un malin grain de beauté situé sous son oeil attirait le regard vers ses splendides iris gris-verts, qui luisaient paisiblement. Ses cheveux enfin, coiffés sans grande attention à première vue, encadraient son visage délicat de leurs mèches d'argent.
Sawamura laissa échapper un petit rire.
« - Non, cette fois je viens plutôt pour profiter de l'ambiance. » En disant ces mots, il se rendit compte qu'il était sans doute trop intrusif, et peut-être un client qui ne consommait pas ne serait pas vu d'un bon oeil par le vendeur? Sans doute avait-il été trop entreprenant en osant s'imposer de la sorte. Il s'empressa donc d'ajouter: « Sauf si ma présence est de trop si je n'achète rien? »
À son grand soulagement, l'autre lui répondit d'une voix douce:
« - Au contraire. Avoir quelqu'un avec qui parler et toujours réconfortant.
- C'est vrai » ne put qu'approuver Sawamura.
Alors qu'il laissait son regard errer autour de lui afin de trouver un moyen de faire rebondir la conversation - il souhaitait éviter les blancs, lui-même n'était pas dérangé par le silence mais il ne savait pas ce qu'il en était du vendeur - il remarqua une platine à un stade assez avancé de démantèlement. Il y vit l'occasion qu'il cherchait.
« - Vous étiez en train de la réparer? Demanda-t-il en la désignant du menton.
- Je ne sais pas si ce que je faisais avait une quelconque utilité, mais en effet j'essayais » avoua-t-il en riant discrètement.
Son rire était si cristallin que Daichi ne put réprimer un sourire.
« - Je vois, se reprit-il. »
Il eut alors une idée: comment mieux se mettre en valeur qu'en exhibant ses compétences techniques? Il y avait sans doute d'autres méthodes bien plus efficaces mais celle-ci le séduisit tout particulièrement. Il fit donc le pari de venir à bout de la réparation de cette platine, et lança le plus naturellement possible:
« - Vous permettez? »
À la vue d'un hochement de tête de son vis-à-vis, il s'empara délicatement du tournevis et pria pour que cet engin se montre coopératif. Il en observa attentivement les composantes, tentant de se souvenir de ce qu'il avait appris à ce sujet. Bingo, il trouva d'où pouvait venir le dysfonctionnement.
Prenant un inspiration discrète, il entama la dissection d'un pièce particulière, espérant sincèrement ne pas se planter royalement - ce qui lui était déjà arrivé, et il ne tenait pas à revivre la honte cuisante de passer pour un imbécile. Il se rassurait un peu en songeant que le vendeur n'y était pas parvenu non plus, il ne le prendrait donc sans doute pas pour un total incapable.
Après avoir utilisé toutes ses ressources mentales à faire comprendre à cette foutue pièce que si elle ne corrigeait pas tout de suite son insubordination elle disait d'en souffrir, il remonta la platine. Il leva vers le vendeur un regard qui se voulait assuré malgré son hésitation. Celui-ci se saisit d'un disque au hasard et entreprit de tester le fonctionnement du phonographe. Sawamura croisa les doigts: miracle, tout semblait fonctionner. Il retint un léger soupir de soulagement, que l'autre ne se gêna pas de pousser à sa place.
« - Merci beaucoup, je crois que sans votre aide cette malheureuse platine aurait finit en crumble, le remercia-t-il. Au fait, vous êtes monsieur...? »
L'idée d'un crumble de phonographe l'amusait, bien qu'il ait du mal à imaginer cet homme si doux user de violence sur un pauvre objet sans défense - mais tout de même récalcitrant.
« - Sawamura, répondit-il d'une voix qui se voulait chaleureuse.
- Sugawara, enchanté, se présenta le vendeur en souriant. En tout cas, merci de votre aide.
- Pas de soucis, assura-t-il, heureux de connaitre le nom de celui qui l'intéressait. J'ai l'habitude de réparer les platines de mes amis, et certaines sont bien plus récalcitrantes que celle-ci. »
Ce n'était pas tout à fait vrai, les platines se portaient généralement très bien et ce n'était que lesdits amis qui le déconcentraient pendant son travail.
« - Je vous croie sur parole, sourit Sugawara. Personnellement je n'ai jamais été très doué avec la mécanique sous toutes ses formes. »
- Vous n'avez pas un collègue pour vous aider avec les réparations? » S'étonna-t-il, surpris que l'on confie à quelqu'un une tâche qu'il ne pensait pas être en mesure de faire.
Il vit sans en comprendre la raison Sugawara sourire en coin, se retenant manifestement de rire. Dommage, son rire était plutôt mignon.
« - Je pense qu'il vaut mieux que ça soit moi qui m'en charge », répondit-il simplement, et Sawamura ne posa pas plus de questions. En revanche, il vit une occasion de faire une chose qu'il croyait largement au dessus de ses capacités. Cela valait en le coup, il n'avait aucun doute là dessus. En revanche son courage risquait de lui manquer. Le faire? S'abstenir? C'était une occasion en or pourtant.
Sawamura se surprit lui-même. Il prit sans dans sa poche le papier sur lequel était inscrit son numéro de téléphone, qu'il avait préparé au préalable, et le tendit à Sugawara, prenant un visage confiant malgré son malstrom intérieur.
Pour que cet acte ne semble pas venir de nul part, et que l'autre ne le prenne pas pour un fou, il lança en lui faisant un clin d'oeil:
« - Dans ce cas je pourrais me charger de retaper les platines. »
Suite à quoi il prit la fuite, camouflant son angoisse comme il le pouvait. Qu'est-ce qu'il lui avait pris de faire ça... C'était quitte ou double, autrement dit très risqué. Azumane allait le tuer.
