2.2 Cause human being are destinate to radiate or drain

Il fait bon, ce matin. Une légère brise fait voler les cheveux de Raene. Elle sourit. Vêtue d'une simple robe qu'elle a empruntée à Eika, sa gouvernante, elle flâne doucement dans les rues d'Arkanis en attendant l'heure de son rendez-vous. Son capuchon de toile empêche les passants de la reconnaître. De toute façon, ils ne font pas attention à elle. Qui arrêterait son regard sur une domestique ? Elle s'arrête un instant. Un homme, assis entre deux échoppes, l'air misérable, attend. Une boîte est posée devant lui. Il regarde dans le vide, grommelle quelques paroles incompréhensibles. Elle a beau se tenir à plus d'un mètre de lui, elle peut sentir l'odeur acide de la transpiration et de la poussière. Elle essaye de ne pas trop froncer le nez. S'approche doucement. Se penche au-dessus de la boîte. Sourit. C'est parfait.

Elle tend une pièce d'or à l'homme en montrant l'intérieur de la caisse. Il la regarde comme s'il n'en croyait pas ses yeux. Comme si elle était un ange tombé sur ciel. Il se saisit de la monnaie et mord dedans. Vérifie que ce n'est pas du toc, qu'on ne se moque pas de lui. Ses yeux se remplissent de larmes. Il n'a probablement jamais eu autant d'argent. Il saisit l'objet de la convoitise de Raene et le lui tend avec délicatesse. Elle le pose dans le petit panier tressé qu'elle a pris pour l'occasion. L'homme ne dit rien, mais la fixe, une main posée sur le cœur. Raene lui tend une dernière pièce d'argent. S'en va. Au moins, il aura un repas chaud et un endroit où dormir, ce soir.

Elle continue de se promener, doucement, en direction des ruines. C'est bientôt l'heure. Quelques enfants jouent dans les rues, passent devant elle en courant. Elle les regarde faire avec tendresse. Elle se souvient de l'époque où elle aussi était enfant. Où elle jouait avec les garçons des rues comme si rien d'autre n'avait d'importance. C'était ses seuls moments d'amusement. Les longues heures passées avec son précepteur et les repas interminables n'étaient supportables que grâce à l'idée d'être enfin libre. De courir se mêler dans la poussière avec ses amis. C'est à cette époque qu'elle a rencontré Hux. Il n'était pas un garçon comme les autres. Il y avait dans ses yeux trop clairs une dureté, une tristesse qui ne devrait exister chez aucun enfant. Chez aucun adulte. Chez personne. Même lorsque son visage s'éclairait d'un rire, son regard restait de glace. Il commandait les autres avec un naturel qu'elle n'avait jamais vu. Et il se battait mieux que personne. C'est peut-être cette puissance et ce désespoir qui émanait de lui, même dans son plus jeune âge, qui l'avait attirée au premier abord. Elle aurait pu suivre les autres, le laisser être le roi de leurs jeux, mais elle avait refusé. Elle voulait être comme lui. Elle voulait être sa reine.

Ils avaient grandi, et ils s'étaient tous éloignés. Les fils et filles avaient repris les affaires de leurs parents. S'étaient mêlés au monde, au vrai monde. Les ruines, peu à peu, s'étaient vidées de leur présence pour se remplir de nouveaux enfants, avec de nouveaux jeux. Parfois, lors d'un après-midi d'ennui, ils se retrouvaient le temps de quelques heures. A peine. Ce n'était plus pareil. Eux qui n'étaient que des enfants en quête d'amis et de magie étaient devenus des adultes à la recherche de pouvoir et de stabilité. Les fossés s'étaient creusés. Mais Hux n'était jamais parti. A la moindre occasion, il venait là. Même s'il devait être seul. Il s'asseyait et il lisait, calmement. Sans rien dire. Les mots étaient partis avec son enfance. Il se contentait d'écouter, d'observer. Alors Raene aussi était restée. Elle lui avait offert sa confiance, qu'il méritait, depuis toutes ces années. Et son corps. Elle avait brisé toutes les règles de la bienséance pour glaner quelques moments de liberté en plus. Elle ne lui avait cependant jamais donné son cœur. Elle savait, de toute façon, qu'il l'aurait refusé.

Comme d'ordinaire, les ruines grouillent d'enfants qui s'amusent. Lorsqu'elle s'approche, ils filent. Un adulte est indésirable. Il est tout ce qu'ils n'ont pas encore envie d'être. Alors ils s'en vont, partent jouer ailleurs. Une petite fille, cependant, reste un instant immobile. Elle fixe Raene avec des yeux graves. Ne lui sourit pas. Reste simplement là, sans un mot. La regarde. Ces cheveux auburn volent autour de son visage, sa jolie robe prouve qu'elle ne vient pas de la rue. Puis elle part en courant. Raene cligne des yeux. Elle a l'impression d'avoir vu un mirage. Un reflet de ce qu'elle était. De ce qu'elle n'est plus. De ce qu'on ne la laisse plus être. Une vague de mélancolie la submerge. Elle se dirige vers une immense arche, le seul monument de ce lieu qui tient encore debout. Une merveille de pierres blanches délicatement gravées. Elle n'a jamais compris les symboles inscrits dans le granit, mais elle n'en a pas besoin. C'est beau, c'est tout ce qu'elle sait. Elle s'assoit, jette un coup d'œil dans son panier. Tout va bien. Elle prend un livre, et se laisse porter par les mots. Perd la notion du temps.

— Il faut qu'on parle.

Raene relève brusquement la tête. Instinctivement, sa main vérifie que son foulard cache toujours l'intérieur du panier. Il ne faut pas qu'il voit. C'est une surprise. Elle ne l'a pas entendu arriver. Les ruines sont pourtant si calmes... Face à elle, il y a ce Hux qu'elle n'aime pas. Celui au visage fermé, les mâchoires crispées, les lèvres tordues dans une grimaces de fureur. Elle ne l'a que très rarement vu dans cet état, mais elle le connaît maintenant suffisamment pour savoir que cela n'augure rien de bon. Son cœur se serre, ses poumons se vident de leur air. Elle a peur, tout d'un coup. Elle ne sait pas de quoi, mais elle a peur. Si. Elle sait très bien pourquoi. Tentant de cacher le tremblement de ses mains, elle referme calmement son livre. Hux attend, droit comme un piquet. A cet instant, il est face à la fille de dignitaires. Pas face à elle.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demande-t-elle doucement.

— Je suppose que tu es contente de toi, grince Hux.

Elle fronce les sourcils. Elle en comprend pas. Elle n'a pourtant rien fait de spécial. Lorsqu'elle était venue à l'Académie, la veille, elle avait fait particulièrement attention à ne croiser personne et s'était fondue dans les ténèbres des couloirs avec l'adresse d'un chat. Elle avait ensuite repris ses occupations de fille de bonne famille, comme tous les jours. Il s'approche d'un pas. Elle a envie de reculer. Il lui fait peur.

— C'est toi, n'est-ce pas ? Tu as parlé à ton père, hein ? C'est encore une de tes idées stupides pour que j'ai des ennuis ?

Elle ouvre de grands yeux. Elle n'a pas la moindre idée de ce dont il peut parler. La rage émane de lui comme un halo rougeoyant. Elle le sent prêt à tuer quelqu'un. Littéralement. Une parole de trop, un faux geste et il pourrait presque lui sauter à la gorge. Il faut qu'elle reste calme. Elle ne doit pas rentrer dans son jeu. Elle a envie de pleurer. Elle ne veut pas le voir comme ça. A cet instant, il n'est pas un homme. Il est une machine à tuer, prêt à tout massacrer sur son passage. Et elle est dans le chemin.

— Écoute, Armitage, dit-elle doucement, je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu parles. Je n'ai rien fait, rien dit. Si tu pouvais m'expliquer, au lieu de t'agacer, je suis sûre que ça nous ferait gagner un temps précieux. Et peut-être qu'on pourrait trouver une solution ensemble.

Hux cille. Hésite. Semble se calmer un instant. Il la croit. Il a vu dans ses yeux qu'elle ne sait rien. Qu'elle n'est pas au courant. Mais ce n'est pas pour autant qu'elle n'est pas responsable. Il commence à faire les cent pas. Tourne comme un lion en cage. Le monstre a gagné. Il le possède totalement. Dans sa tête, des milliers de voix rugissent. Il voudrait les faire sortir. Il voudrait qu'elles s'arrêtent. Elles parasitent toutes ses pensées. Il ne trouve plus les mots, il n'y a qu'un long hurlement qui veut sortir, qu'il arrive à grand peine à bloquer dans sa gorge. Le monstre lui griffe les entrailles, compresse son cœur. C'est de sa faute. Tout est de sa faute.

— Si tu ne t'étais pas donnée en spectacle au Marché, si tu n'avais pas voulu faire ta maligne devant mon père... Rien de tout ça ne serait arrivé, fulmine-t-il.

— Mais tout ça quoi ?

— C'est de ta faute, tu comprends ? Je me débrouillais très bien sans toi.

— J'ai fait ça pour t'aider ! proteste Raene. Pour montrer à ton père ce que tu vaux ! Si j'avais su que ça te mettrais dans l'embarras, je me serais bien gardé de t'aider.

— Parfait. C'est tout ce que je te demande, réplique Hux d'une voix tranchante. Ne m'aide plus. Tais-toi.

Elle a l'impression qu'un poignard est en train de la déchirer de l'intérieur. Hux est son seul lien avec la liberté, la seule personne avec qui elle peut se permettre d'être ce qu'elle est réellement. Il est le seul à la laisser rire lorsqu'elle en a envie. Il est le seul à ne pas faire attention à sa posture. Il est le seul à ne pas la juger sur sa tenue ou son maquillage. Il est une bulle de cristal dans laquelle elle se blottit lorsque les obligations que lui demandent son rang sont trop difficiles à supporter. Et il est en train de la briser. Se taire, c'est tout ce qu'elle fait. Lorsqu'elle n'est pas avec lui, elle doit choisir le moindre mot avec soin, s'interdire de parler lorsqu'elle en a envie. Rester calme. Digne. En toute circonstance. Et bien, s'il le lui demande, elle sera digne. Elle redresse le menton.

— C'est ta dernière chance de me dire ce qui te dérange.

— En gros ? Tout ! Tout ce qui émane de toi me dérange ! Tu as foutu le bordel dans ma vie et je dois en subir les conséquences ! Oh, bien sûr, toi tu t'en fiches. Bien à l'abri, dans ta fichu tour d'ivoire, à regarder le monde danser. Mais qu'est-ce que tu crois ? J'aurais préféré ne jamais te connaître...

Le monstre gagne du terrain, de plus en plus. Au moment où il a prononcé ces mots, Hux les a regrettés. Il voit le visage de Raene se décomposer. Ses yeux se remplir de larmes. Il a envie de la prendre dans ses bras et de la gifler en même temps. Il ne bouge pas. Ne dit plus rien, essoufflé. S'attend à ce qu'elle se jette sur lui et le frappe. Mais elle reste immobile. Ravale ses larmes. Le monstre guette, prêt à assener un nouveau coup. Il sait qu'il peut la briser à la simple force de ses mots. Il l'a déjà fait, avec de nombreux soldats. Elle n'est pas si différente.

— Mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? souffle-t-elle. Tu crois vraiment que tu es le centre du monde ? De mon monde ? Tu n'es rien, Armitage. Je ne sais pas ce qui te prend, je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais tu...

— Ils veulent nous marier, bordel ! explose Hux.

Raene encaisse le coup. Intérieurement, elle hurle. Elle est en train de complètement perdre le contrôle. Elle a l'impression de glisser, de sombrer. Hux est sa liberté. Ils ne peuvent pas lui imposer une liberté. Elle devient alors une prison. Elle refuse que Hux soit une prison. Elle refuse que sa vie soit une prison. Dorée ou pas.

— C'est hors de question, déclare-t-elle simplement.

— Oh, vraiment ? siffle Hux. Merveilleuse déduction. Bien sûr que c'est hors de question. Je ne passerais pas ma vie avec toi.

Il voudrait lui dire, lui expliquer. Non, il ne peut pas passer sa vie avec elle. Il ne peut pas, parce qu'il finirait par la corrompre. Parce qu'elle verrait la pourriture dont il est fait. Il ne peut pas passer sa vie avec elle, parce qu'alors, il la briserait, au fil du temps, sans même le vouloir. Il ne peut pas passer sa vie avec elle parce qu'il tient trop à elle. Mais le monstre a pris le contrôle. Et il ne peut rien dire. Il porte la haine comme une seconde peau.

— Je ne peux plus continuer, dit-il. Pas avec toi.

— Tais-toi, murmure Raene.

— Tu ne peux pas vraiment m'en vouloir, n'est-ce pas ? Tu ne peux en vouloir qu'à toi-même. Si tu avais...

— Tais-toi ! hurle la jeune femme. Tais-toi ! Tu penses que tu me fais mal ? Mais qu'est-ce que tu crois ? Tu n'es qu'un jeu, Hux. Tu veux sortir de ma vie ? Et bien fais-le. Sors. Je t'en prie. Tu as raison. Nous ne pourrons jamais nous marier. Et tu sais pourquoi ? Parce que personne ne sera un jour capable de t'aimer. Personne.

Son cri résonne dans les ruines. Ils sont seuls. Seuls avec leurs ressentiments, leur haine, leurs chaînes. La poitrine de Raene se soulève rapidement, au rythme de sa respiration. La journée merveilleuse qui lui semblait promise s'est transformé en enfer. Le soleil tape trop fort. Le vent est trop frais. Elle veut brûler ses vêtements pour que jamais ils ne lui rappellent ce qu'elle est en train de vivre. Elle a l'impression que son monde est en train d'imploser. Plus rien n'existe autour. Tout est loin. Si loin. Elle se redresse. Sa tête tourne. Elle se sent ridicule. Ridicule et furieuse. Et elle est incapable de se l'expliquer. C'est peut-être ça qui la met en colère. Elle ne comprend pas pourquoi chaque mot de Hux agit sur elle comme un coup de poignard. Pourquoi ça lui fait si mal. Pourquoi elle a l'impression de perdre tout ce qui est cher à ses yeux. Une énorme boule se forme dans sa gorge. L'air se fait rare. Elle n'arrive pas à respirer.

— Pourquoi tu ne peux pas comprendre ça ? souffle-t-elle.

Elle ne sait pas vraiment de quoi elle parle. Ce qu'est ce ça. Elle ne sait pas non plus si elle s'adresse à Hux ou à elle-même. Elle s'éloigne, doucement. En silence. Hux ne bouge pas. Il ne la suit même pas du regard. Il reste là, à fixer un point qui n'existe pas. Tout ce qu'elle trouvait magnifique, en venant ici, lui paraît maintenant laid, difforme. Ces pierres brisées, éclatées sur le sol. Cette poussière agressive qui se soulève au moindre pas. Ces arbres aux branches griffues qui semblent vouloir écorcher le ciel trop bleu. Elle s'arrête. Elle n'arrive toujours pas à respirer. Elle prend un instant appui contre une colonne. Elle a envie de vomir. Elle veut rentrer chez elle. Elle veut rentrer chez elle en courant, en hurlant de toute la force de ses poumons. Elle voudrait pouvoir fondre sur Hux et lui arracher le visage avec les ongles. Elle voudrait pouvoir lui balancer au visage tout ce qu'elle pense, tout ce qu'elle ressent, toutes ces choses qu'elle ne comprend pas elle-même. Qu'elle commence à comprendre, doucement. Mais elle ne peut pas.

— Elle s'appelle Millicent.

C'est la seule chose qui traverse ses lèvres. Elle s'en veut. Elle a envie de se gifler. Alors elle s'en va. Il n'y a que ça a faire. Partir. Loin. Partir et oublier. Il reste. Seul. Encore. Toujours. Seul. Seul. Seul. Il veut hurler ce mot. Seul. C'est tout ce qu'il est. Pourtant, il aimerait lui courir après. La rattraper. Ce n'est pas trop tard. Il entend encore le bruit de ses pas dans la poussière. Qui s'éloignent. Irrémédiablement. Pas trop tard... Elle est encore là, dans les ruines. Après, ce sera perdu. Il se retourne brusquement. Non, il ne faut pas. Il ne peut pas la laisser comme ça. Il faut qu'il la prenne dans ses bras. Il faut qu'il la touche, qu'il lui fasse comprendre tout ce qu'il a en lui, tout ce qu'il ressent. Elle n'est plus là. Elle a disparu.

— Pars, alors, murmure-t-il. Ce n'est pas grave. C'est ce que tout le monde finit par faire.

Si, c'est grave. Il ne comprend pas pourquoi ses paroles se contredisent tant avec ses pensées. Bien sûr que c'est grave. Parce que... Parce que rien. C'est tout. Parce que rien. Rien.

Il entend un bruit. Posé sur la pierre où était installée Raene, il y a un panier. Un petit panier d'osier. Qui bouge. Tout doucement, c'est à peine perceptible, mais ça bouge. Il s'approche doucement. Elle s'appelle Millicent. Encore tremblant de rage et de peine, il soulève le tissu qui dissimule l'intérieur de la corbeille. Il retient un hoquet de surprise. Le petit chat roux cligne ses yeux verts à cause du soleil. Le regarde. Elle s'appelle Millicent. Elle s'ébroue, ses oreilles un peu trop grandes remuent en rythme. Elle est parfaite. Hux enfouie son visage dans le foulard de Raene. Et il hurle.