Note : Je dédicace ce chapitre à katymyny, à qui je ne peux malheureusement pas écrire sur sa messagerie. Merci beaucoup pour tes reviews ! Je suis très contente que l'histoire te fasse te poser toutes ces questions. Ne t'inquiètes pas, tu auras progressivement des réponses :)

J'espère que tu vas prendre plaisir à lire la suite de l'histoire. Si le destin le veut, ce chapitre te plaira ;)


"_ On ne joue pas à cache-cache (...), dit la voix calme et glacée de Voldemort qui se rapprochait.

Les Mangemorts avaient recommencé à rire.

_ Tu ne vas quand même pas te cacher ? Cela voudrait-il dire que tu en as déjà assez de notre duel ? Tu préfères peut-être que j'en finisse dès maintenant avec toi ? Allez, sors de là (...). Sors de là et joue le jeu... Ce ne sera pas long... Peut-être même que tu ne souffriras pas... Je n'en sais rien... Je ne suis jamais mort..."

J.K. Rowling, Harry Potter et la Coupe de Feu, Paris, Gallimard, 2000


Jamais cours de Runes ne lui avait paru aussi long que celui-là. Elle s'était retenue plus d'une fois de cacher son visage entre ses mains, voire, de carrément s'effondrer sur la table. En réalité, elle ne voulait pas manquer de respect au professeure Babbling. Après tout, c'est une matière particulièrement difficile à rendre attractive et franchement, l'enseignante était passionnée, et se donnait toujours du mal pour transmettre la moindre petite parcelle de savoir à ses élèves. Des fois, ça payait. Mais ce jour-là, impossible pour Ginny de se concentrer sur le moindre groupe de mots du texte que la classe traduisait ensemble. La rouquine avait assuré, selon elle, le minimum syndical : être présente physiquement.

Honnêtement, elle avait hésité à sécher, et à filer directement dans la Chambre des Secrets, après que son instinct lui ait dicté de s'y rendre. Mais elle avait déjà manqué la divination cette semaine. Il n'aurait pas été raisonnable de pousser plus loin ses absences. Surtout si elle voulait pouvoir garder la possibilité de ne pas se rendre au cours de l'Autre, vendredi… A cette pensée, elle avait, par réflexe, rentré le ventre, comme si elle venait de pénétrer dans une étendue d'eau glacée. Et c'est bien ce qu'elle ressentait, au fond de ses entrailles, en pensant à Voldemort : de l'eau glacée. Ou plutôt, de la glace. Comme un gros iceberg qui aurait pris place juste derrière son nombril. Quel enfer… Un enfer de glace… Y avait une expression, comme ça, non ? Quand il gèlera en enfer… Ce qui suppose, en fait, quelque chose qui n'arrivera jamais. Mais s'il gelait bel et bien en enfer… On était censé faire quoi en fait ?

Evidemment, malgré tout, des bribes du cours étaient parvenus à ses oreilles distraites. Elle savait que la classe était en train de traduire un poème en runes, écrit il y a des centaines d'années, par un philosophe. Ce dernier l'avait rédigé pour son plus proche ami, également homme de lettres. Et même si la tête de Ginny bouillonnait, remplie par Tom, Abraxas, et la perspective terrifiante d'un retour à la Chambre, des mots, en runes, lus par les élèves, éclataient dans ses oreilles. Et c'était comme une musique, quelque chose de l'ordre du chant liturgique. Ca lui rappelait des souvenirs d'enfance. Quand elle se baladait avec sa mère le dimanche, et qu'elle entendait chanter, dans l'église du village, les moldus du coin. Les mots résonnaient alors en Ginny, sans qu'elles les comprennent. Ca n'était pas de l'anglais, elle n'avait aucune idée de quelle langue il s'agissait. Mais c'était beau, et, elle avait la sensation, sans qu'elle se l'explique, que c'était anachronique. D'un autre temps. Quasiment d'un autre monde. Mais c'était des traditions moldues.

Eux aussi, en tant que sorciers, ils avaient des rites anciens qu'ils continuaient de mettre à l'honneur à certaines dates clefs. Ca dépendait des familles. Celle de Ginny n'est sans doute pas aussi pointilleuse que celle de Malefoy en ce qui concerne la célébration de ces coutumes. A dire vrai, les Weasley avaient plus le sens de la fête que des traditions. Les grandes dates jalonnant le calendrier étaient davantage un prétexte pour bambocher que pour se souvenir des exploits des sorciers d'antan. Chez les Malefoy, c'est sûr, l'atmosphère devait être bien moins chaleureuse.

Ginny avait imaginé, l'espace d'un instant, une grande table en ébène, interminable, dans un salon aussi luxueux que glacial. Oui, elle devait être de ce style-là, la salle de séjour du manoir Malefoy. Avec une table gigantesque, qui donnait aux trois personnes qui y étaient assises un aspect ridicule. Ouais… Elle pouvait le voir d'ici, le genre de fêtes auxquelles ils se livraient, Drago et ses parents… Dans cette grande baraque sans âme, que même le feu de la cheminée ne pouvait pas animer… Eux trois, à table. Un silence de mort, que ne vient rompre que le bruit de l'argenterie, contre les assiettes.

La première impression de démesure face à ses trois petites fourmis que représentaient les Malefoy autour de ce gros meuble, et dans cette pièce aux dimensions absurdes, avait fait sourire Ginny. De fait, il y avait, là-dedans, quelque chose de profondément risible. Mais alors que se précisait son imagination, qu'elle la laissait se dérouler derrière son front, elle réalisa que c'était très triste, en fait. Elle imagina la splendide Narcissa jeter un regard soucieux sur son fils adoré.

Ginny avait vu peu de fois dans sa vie la maman de Drago. C'était systématiquement avec son garçon à ses côtés, d'ailleurs, qu'elle l'avait aperçue. C'était une femme d'une beauté vertigineuse, dont l'étrange chevelure mêlait le noir, et l'or. Le noir, et l'or. Noir, et or. Comme la bague de…

Ginny avait coupé cette pensée.

Ce qui avait marqué la rouquine, à chaque fois qu'elle avait vu Narcissa, c'était son adorable petit nez, sans cesse retroussé. Comme si elle passait son temps à renifler de mépris. Mais ce qui rendait son apparence tout à fait bouleversante, c'était quand elle se mettait à regarder son fils, ou quand elle interagissait avec lui. Narcissa était déjà sublime naturellement. Mais quand elle posait ses yeux sur Drago, sa beauté devenait impressionnante. Les traits de son visage se mettaient à resplendir, s'illuminaient, alors même qu'elle pouvait afficher une mine soucieuse, ou triste, qui auraient dû obscurcir son visage. Son fils la transcendait. Ginny avait vu comment elle le touchait, comment elle lui parlait. Et la cadette des Weasley était sûre que si Drago était aujourd'hui un garçon à peu près équilibré, il le devait à sa mère. Dieu merci, il avait sa mère. Quel genre de catastrophe cela pouvait produire, sur un enfant, d'être élevé par un Lucius, et une femme démissionnaire…

A coup sûr, son père avait dû beaucoup l'abîmer. Mais Narcissa avait dû s'interposer de nombreuses fois, et faire de son mieux pour que son époux ne foute pas en l'air son fils. Ouais… Ca devait être ça, le schéma familial. Un père ignoble, canalisé par son épouse, pour faire le moins de dégât possible sur l'enfant. Narcissa devait jouer un rôle de mur entre Lucius et Drago. « Ca doit être épuisant », a pensé Ginny.

Alors oui, c'est vrai, au départ, imaginer la famille Malefoy célébrer n'importe quelle fête dans une atmosphère guindée, ça l'avait faite sourire. Mais très vite, ça avait fait naître en elle une pointe de tristesse. Drago était un vrai con avec elle. Et elle n'allait pas copiner avec lui, ou être plus aimable dans la mesure où il se montrait toujours très vil. Mais enfin, elle était capable de reconnaître que grandir avec un père comme le sien avait dû être particulièrement douloureux. Sa mère représentait probablement la chance de sa vie.

Elle se souvient, une fois, sur le quai 9 ¾… Elle a vu Drago dire au revoir à sa mère avant de monter dans le train. Lucius ne les avait pas accompagnés. Elle se souvient de la manière dont il lui a dit au revoir… Il a pris le visage de Narcissa entre ses grandes mains pâles. Et il l'a embrassée sur le front. Et c'était un geste si tendre, si sincère, si amoureux, que Ginny avait regardé, fascinée, incapable de détourner les yeux. La façon dont il avait saisi le visage de sa mère… Cette délicatesse, dont elle ne pensait pas qu'il était capable de faire preuve avec qui que ce soit… Il a fermé les yeux en l'embrassant. Mais déjà, le train allait se mettre en branle, les parents de Ginny commençaient à la stresser pour qu'elle monte dans son wagon. Elle a détourné les yeux un instant pour répondre abruptement à son père et à sa mère de se calmer… Et quand elle a regardé à nouveau dans la direction des Malefoy, il ne restait plus que Narcissa, seule sur le quai. Narcissa, qui tentait vaillamment de sourire à son fils, derrière la vitre du train. Mais le sourire était craquelé. Et la fumée du Poudlard Express commençait à envelopper l'incroyable Narcissa, et lui donnait l'allure d'un songe.

Après tout, si cette scène n'avait jamais existé ? Si Ginny l'avait rêvée ?

Dans cette brume surréelle, la rouquine était montée dans le train. Et elle s'était fait cette réflexion : quand Drago est là, Maman protège Drago de Lucius. Lucius semble tourner toute sa fureur sur l'enfant. Mais quand Drago n'est plus là, sur qui Lucius décharge sa haine ?

Et Ginny pensait à ça, alors qu'elle cherchait une place dans le train. Et tout était blanc dehors, impossible de voir le quai. Et pourtant, elle savait que Narcissa, la plus belle femme du monde, était là, juste à côté. Mais impossible de la discerner.

Sur qui Lucius décharge sa haine quand Drago n'est plus là ?

Qui protège Maman ?

Horrible. Ginny se sent tellement triste tout d'un coup. Elle ne voulait pas repenser à ça. Mais bordel, pourquoi tout d'un coup, ça revenait dans sa tête ? Ca n'a pas de sens… Ca l'a fait abruptement se reconnecter à la réalité, et au cours de Runes. Tout était mieux que penser à ça…

Et alors, elle entend la prof qui dit : « Oui, on pourrait en fait traduire cela par : Nous nous embrassions par nos noms. »

Ginny, tout d'un coup, est très attentive. Nous nous embrassions par nos noms ? Mais qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Elle reste un long moment, à écouter le cours, en espérant que cette phrase sera éclaircie. Mais Babbling ne prend pas la peine de l'expliquer, et aucun élève ne pousse l'enseignante à le faire. Nous nous embrassions par nos noms… Ca reste accroché, dans un coin de la tête de Ginny, sans qu'elle puisse rien y faire. Nous nous embrassions par nos noms.

Elle finit par décrocher, puisque, de toute façon, ce qu'elle voulait savoir ne lui est pas dévoilé. Quelques paroles affleurent à ses oreilles : « Oui, ce syntagme-là est très intéressant… » « Thomas, attention, regarde comment se termine le verbe… Tu emploies le mauvais temps ! » « Oui, donc pour l'instant, on a : Si le destin le veut, la postérité, sois-en sûr… Vous avez vu, comme cette petite adresse vous a posé problème ? Sois-en sûr. Donc, il écrit : Si le destin le veut, la postérité, sois-en sûr… Allez, qui me traduit la suite ? Attention, la suite de la phrase a pour sujet « la postérité », pas de contresens. » Et après un long moment passé à décortiquer les runes : « Si le destin le veut, la postérité, sois-en sûr, portera nos deux noms sur la liste des amis célèbres. Allez, on enchaîne ! »

Mais Ginny est là sans être là. Et ce qui se déroule petit à petit, une fois traduit dans sa langue, a beau être très joli, elle n'arrive pas à s'investir dans le cours. Et ça tourne dans sa tête, comme des volutes de fumée.

Nous nous embrassions par nos noms.

Si le destin le veut…

Sois-en sûr…

Nous nous embrassions par nos noms.


Son plan initial était de filer dans la Chambre une fois les Runes passé. Mais le courage lui manque, maintenant qu'elle se retrouve dans le couloir, libre comme l'air. Dans peu de temps, ce sera l'heure d'aller dîner… Mon Dieu, est-ce qu'il sera absent, comme toutes les autres fois depuis son arrivée, ou est-ce qu'il va venir ? Elle a tellement peur. Chaque fois qu'elle entre dans la Grande Salle pour manger, c'est la même chose. Elle est tremble à l'idée qu'il soit là. Et quand elle constate qu'il n'est pas présent, elle est déçue. Elle se fatigue…

« A ce rythme-là, je sais pas dans quel état je vais finir l'année, pense Ginny. Enfin s'il me permet de finir l'année… »

Mais elle doit bien avouer que plaisanter sur sa mort ne lui fait absolument pas de bien. Elle a l'impression d'avoir une épée de Damoclès, suspendue au-dessus de sa tête. Que l'Autre peut frapper, à tout moment. Quelle horreur… « Combien de temps il va encore jouer avec moi, elle se demande. Parce que tout ça n'est qu'un jeu pour lui, c'est sûr. Mais quand il se lassera, comme l'enfant capricieux qu'il est… Qu'advientra-t-il de moi ? »

Non. Elle ne veut pas penser à ça. Et le temps passe, au fur et à mesure que ses sombres pensées défilent. L'heure du dîner est là, dans le coin, s'approche, de minute en minute. Et la perspective de trouver dans la Chambre des réponses à ses questions reste gravée dans sa tête. Abraxas et Tom. Tom et Abraxas. Elle repense à Drago. Comment étaient les parents d'Abraxas ? A une époque comme la sienne, l'éducation à la Malefoy, et les relations familiales, devaient être encore plus difficiles qu'actuellement. Avait-il eu la chance d'avoir une mère qui tenait la route ? Va savoir…

Elle décide de prendre le chemin de la Chambre. Au fond, ça signifie simplement aller jusqu'aux toilettes du deuxième étage. Ca n'engage à rien. Elle pourra toujours rebrousser chemin, une fois devant son propre reflet terrorisé, dans le miroir moucheté surmontant les lavabos. Ca n'engage à rien.

Elle se dit que ce qu'elle fait, c'est aussi stupide que de se poster, oscillante, à l'extrémité d'un quai de gare. Au bord des rails. Et aller, comme ça. Faire des petits mouvements, d'avant, en arrière, d'avant, en arrière, des pointes de pieds aux talons. Ressentir le frisson, l'horrible vertige, entendre le sifflement du train qui arrive, le grondement, vibrer dans le tremblement des rails. Et avoir un sourire idiot aux lèvres. Et se dire : « Je contrôle. Jusqu'à la dernière seconde, je contrôle. Et quand le train arrivera à toute vitesse, je m'éloignerai, in extremis. Et c'est drôle, cette peur. C'est grisant. C'est grisant, parce que j'ai le contrôle. » Mais putain. De quel contrôle tu parles ?

N'empêche. Elle est bien là, à sécher le repas du soir (le concept de sécher un repas méritant d'être théorisé). Elle est bien là, à marcher, comme en transe, sur les pas d'un jeune homme, qui a fait le même chemin il y a cinquante ans. Sur les pas d'une fillette de 11 ans, qui l'a parcouru également, ce chemin, il y a cinq ans… Et cette fillette, et ce jeune homme, et Ginny actuellement. Est-ce qu'on peut pas considérer que c'est juste la même personne ? Il est partout. C'était lui. C'était toujours lui. A travers elle, qui marchait, il y a cinq ans… C'était lui. Et encore aujourd'hui, ce qui fait que le chemin est si familier, dans son corps, et sa tête… Tout ça, c'est lui.

Elle arrive devant la porte en bois, défoncée par le temps. Elle la pousse lentement, d'une main. Et comme pour se plaindre, la porte laisse échapper un long grincement, mais s'ouvre malgré tout. Et Ginny reste interdite. Sur le seuil. Est-ce qu'elle arrivera seulement à rentrer ? Elle est même pas dedans, elle tremble déjà comme une feuille. Ses jambes surtout, et ses mains. Ses genoux s'entrechoqueraient presque, si elle n'essayait pas de contrôler son corps. Mais la peur, elle est pas là pour rien. C'est peut-être le signe qu'il faut dégager, et vite.

Donc, c'est tout naturellement que Ginny entre enfin dans les toilettes. Elle a l'impression d'avoir de la fièvre, parce qu'elle a extrêmement froid tout à coup. Ses jambes la portent, mais difficilement. Arrivera-t-elle jusqu'aux lavabos ? Elle jette un œil à son reflet mais le miroir est tellement terni que tout ce qu'elle distingue, c'est sa silhouette, le noir de son uniforme, le rouge de ses cheveux et le blanc immaculé de sa peau. Et elle a un souvenir, soudain, qui traverse son esprit. Elle se sent, à 11 ans, les mains appuyées sur le rebord de faïence. Elle jette la tête en arrière, comme sous l'effet d'un spasme, puis revient au miroir, à l'époque encore capable de délivrer nettement un reflet. Et justement. Elle revient à son reflet, et l'observe. Et il y a ce moment atroce, où elle a beau voir son visage. Elle se reconnaît pas. Elle approche la main de son reflet, comme pour le toucher. Comme pour vérifier qu'il s'agit pourtant bien de sa main, de son bras, et de sa bouche, et de ses yeux. Le truc étonnant c'est qu'elle n'a même pas peur en réalité. Elle se sent… Anesthésiée.

Mais quand même… C'est étonnant, cette étrangère en face. Parce que c'est elle. Elle le sait. Au fond d'elle-même, elle le sait que c'est elle. Mais en même temps… Il n'y a aucun sentiment de reconnaissance face à son double réfléchi. Son visage semble étrangement… vide. Les yeux sont caves. Elle semble… inhabitée. Et la main s'avance, toujours, très lentement. Elle va toucher la surface. Elle va toucher la surface de verre. Mais avant d'atteindre son but, la Ginny d'il y a cinq ans se retrouve figée lorsqu'elle entend une voix. Et là encore, c'est atroce. Parce que cette voix-là n'est clairement pas la sienne. Et pourtant, elle officie dans sa tête. Mais elle est parfaitement étrangère. Elle n'a rien à faire là. Intruse. C'est une intrusion. Et c'est drôle, parce qu'alors que la voix se fait entendre dans sa tête, Ginny a ce truc de pencher la tête sur le côté. Comme si ce geste pouvait faire glisser la voix, la faire dégringoler de son oreille et atterrir sur le sol. Mais malheureusement, ça n'est pas si simple. Et alors que Ginny continue d'avoir ce geste, et de compulsivement, baisser, redresser la tête, baisser, redresser la tête, la voix résonne, bien installée, impossible à faire taire. Impossible de ne pas écouter.

Arrête de perdre du temps. Regarde le robinet en face de toi.

Et la petite Ginny finit par garder la tête penchée d'un côté, et elle fait ce truc bizarre de frotter son oreille contre son épaule. Comme si ça pouvait changer les choses. Comme si ça pouvait faire partir la voix, comme s'il ne s'agissait que d'une vulgaire démangeaison.

Ginevra…

Mais elle, elle continue, frénétiquement, de se frotter contre son épaule. C'est tellement désagréable. Il faut que ça parte. Elle a l'impression qu'on lui a rentré une tige quelque part dans la tête, et chaque fois que la voix parle, c'est comme si on faisait bouger cette tige. C'est tellement désagréable, elle a envie de pleurer.

Tu vas devoir t'habituer. Je sais que ce n'est pas une sensation agréable. Je l'ai fait mille fois, à d'autres… Mais tu vas t'habituer, crois-moi. Au bout d'un moment, tu ne sentiras plus rien. Et ce sera même plaisant… Toi qui passes ton temps à cogiter, regarde ce que je t'offre. Tu n'auras plus aucune pensée. Tu te sentiras légère. Flottante. Tellement bien. Tu arrêteras de te faire du souci inutilement. Tu ne penseras plus. Laisse-toi faire. Laisse-moi. Laisse-moi prendre le relais. Tu es bien. Tu es en sécurité. Tu es avec moi.

Et elle l'aime tellement. Elle se laisse faire. Elle s'abandonne complètement. Elle a l'impression de quitter totalement son corps. Et avant de sombrer, elle l'entend, dans sa tête.

J'ai toujours su que tu dépasserais toutes mes espérances.

Elle l'entend rire, mais sa vision commence à se remplir de points noirs.

Je vais t'acheter. Je jure que je vais t'acheter.

Et la phrase de Tom lui semblait si absurde qu'elle se souvient avoir tenté de formuler une pensée du style : « Mais à qui ? A qui tu pourrais m'acheter ? »

Après, le trou noir.

C'est vrai qu'au début, il lui donnait des ordres, sous la forme de pensées, dans sa tête. Mais finalement, elle lui avait laissé les pleins pouvoirs sur son corps, et son esprit. Et sans doute, c'était bien plus que ce qu'il avait imaginé. Sans doute, il s'était dit qu'il devrait la guider systématiquement. Ordonner, ordonner, ordonner. Et elle, exécuter, exécuter, exécuter. Mais la vérité, c'est qu'elle lui avait cédé entièrement. Alors, il avait avancé, parlé, lâché le Basilic, avec la plus grande facilité. C'était son esprit à lui, dans son enveloppe à elle. Elle lui avait donné un corps, ce dont il manquait cruellement à l'époque. N'étant pas assez fort pour mener à bien ses funestes projets sous la forme de Tom Riddle, il avait utilisé Ginny. Ginny, qui n'était rien d'autre que de la chair pour lui. Elle se souvient de ce qu'elle ressentait quand il cessait de la posséder. Une sensation horrible, de n'être qu'une coquille vide. D'être nulle. Tellement inférieure à lui. Elle était épuisée, mentalement, physiquement. Et elle se sentait moins que rien.

« Mais si c'était si horrible, qu'est-ce que tu cherches à retrouver ? », pense la Ginny de 16 ans, en s'approchant du miroir, comme dans un état second. Là encore, elle ne se reconnaît pas vraiment, mais c'est parce que le verre est trop encrassé par des années de désertion des toilettes. « Mais où est Mimi ? », elle pense. Elle se retourne, et embrasse l'espace du regard. Pas de trace du fantôme de la jeune fille. C'est quand même tout à fait étonnant.

Elle reporte son attention sur le lavabo, face à elle. Elle pose son regard sur le petit robinet qui y trône. Est-ce que c'était celui-là… Elle passe sa main sur le robinet, et commence à faire descendre sa main le long de la tige de métal, dans un geste étrangement obscène qui la met quasiment mal à l'aise. A 11 ans elle avait fait ça ? Elle ne sent aucun relief. Le serpent gravé n'est pas ici. L'entrée est ailleurs. Elle teste, comme ça, plusieurs robinets, en se repérant plus au toucher qu'à la vue, parce que le dessin est tout petit. Il n'est pas censé être visible pour le premier venu, évidemment. Et au fur et à mesure qu'elle se déporte sur la droite, elle finit par le sentir. Il est si mince. Elle aurait presque pu passer à côté. Mais là, elle le sent. Et sa main reste crispée sur le robinet. Mon Dieu. C'est là. C'est précisément là l'entrée.

Le cœur au bord des lèvres, elle croit qu'elle va vomir. C'est sûr. Elle va vomir dans ce maudit lavabo. Et même si elle se sent trop mal, l'idée de souiller l'entrée de la Chambre des Secrets la rassure. Comme si faire ça, c'était empêcher qu'elle s'ouvre à nouveau. Comme si l'enchantement qui en garde la porte pourrait ressentir du dégoût face à ça, et lui bloquer l'accès de la Chambre. Faire d'elle une indésirée. Et peut-être même que ça remonterait jusqu'aux oreilles de l'Autre. Et alors il n'aurait plus aucune envie de la toucher. De la poursuivre dans le château, si poursuite il y avait. Elle ne l'intéresserait plus, enfin. Il la laisserait en paix. Elle n'éveillerait plus son intérêt. Il la laisserait vivre. Il n'aurait plus envie de se l'attacher, de l'acheter. L'acheter à qui ?

« T'acheter, à toi-même », lui dit une petite voix dans sa tête. Ouais… C'est bien ce qui lui semblait, en effet…

Etrangement, elle ne vomit pas. Elle se sent toujours mal, mais ça vient pas. Bon… Bah peut-être un peu plus tard dans l'expédition, hein ? Par exemple, devant la méga statue de Salazar Serpentard ? Très bien ça. Quicher aux pieds de l'un des quatre fondateurs de Poudlard. Quicher aux pieds de l'ancêtre de l'Autre. Donc indirectement sur lui. Pas mal, pas mal.

Elle fait basculer sa tête en arrière. Comme avant. Mais cette fois, elle est seule. Elle est responsable de ses actes. Personne n'est là pour lui souffler de maléfiques idées, qui n'auraient jamais pu germer naturellement dans sa tête. Elle est face à elle-même. Tout ce qu'elle fera, ce sera en son âme, et conscience. Alors la question c'est : « J'y vais, ou j'y vais pas ? »

Elle reporte son attention sur le robinet. Décale son pouce qui reposait sur le serpent gravé, et fixe le petit animal avec attention. Quand elle ouvrait la Chambre… Enfin, quand il ouvrait la Chambre… Disons, quand il ouvrait la Chambre à travers elle. Elle se souvient. Elle sait comment l'ouvrir. Il faut parler Fourchelang. Mais elle ne le parle pas. Elle est incapable de parler cette langue. Enfin…

Peut-être que l'été qui a suivi sa première année, elle s'est rendu compte que certains après-midis ensoleillés, quand elle s'aventurait dans des coins reculés de son jardin, elle entendait comme… Des chuchotements. Des bruissements. Tout un brouhaha sifflant, étrangement attirant, qui, elle le pressentait, aurait pu avoir un sens si elle s'était donné la peine d'écouter plus attentivement. Si elle s'était donné la peine de s'approcher davantage des grandes herbes. Elle se souvient. La chaleur qui l'écrase. La transpiration. Salé. Quand elle passe la langue sur sa bouche, c'est salé. Les longs cheveux qu'elle n'a pas attachés, et qui viennent se plaquer, sur sa nuque, sur une bonne partie de son dos. Le paysage, à l'horizon, qui semble trembler sous l'effet de la fournaise. Et là, juste à côté. Tout devant. Les grandes herbes. Les grandes herbes qui s'agitent, et pourtant, il n'y a pas de vent. Elles s'agitent, elles semblent danser au rythme de la mélodie stridente. Et c'est vrai que c'est beau. Et elle sait. Elle sait sans les voir qu'il s'agit de serpents. Lovés là, dans les grandes herbes. Mais les autres étés, elle avait peur. Les autres étés, quand elle entendait leurs sifflements, elle gémissait. Elle rentrait à toute vitesse à la maison, ce qui avait le don de faire rire ses frères. Mais là. Ce ne sont plus des sifflements, si on prend le temps d'écouter. Ce sont des voix. Et c'est bizarre. Elles semblent l'appeler. Comme si ces bêtes la reconnaissaient. Comme si elle était une des leurs. Et le soleil l'abrutit, et elle a l'impression que son cœur pulse dans son crâne. Elle a du mal à garder les yeux ouverts. Comme si elle était une des leurs. Ils l'appellent. Famille. Elle pense « famille ». Elle a sa place avec eux, dans les hautes herbes. Et alors qu'elle reste, crispée, hypnotisée, comme en transe, elle voit que le mouvement, là, en face, s'intensifie. Et elle sait. Elle sent. Il va se dresser. L'un des serpents. Il va se dresser, pour pouvoir la regarder, entre les tiges. Elle va voir ses yeux. Deux grands yeux. Deux grands yeux jaunes.

Et tout d'un coup, c'était passé, dans sa tête, comme une flèche :

Ne le regarde jamais dans les yeux, tu m'entends ? Jamais. Je vais lui dire. Je vais lui dire de fermer ses yeux pour toi. Mais en attendant. Tu gardes les yeux bien fermés. Ne le regarde pas. Dis-le. Dis-le que tu ne le regarderas pas.

Et par cette journée d'été suffocante, elle se met à paniquer. Elle ferme les yeux de toutes ses forces. Non. Il ne faut pas. Il ne faut pas regarder les yeux. Regarder, c'est mourir. N'ouvre pas les yeux. Sous aucun prétexte. N'ouvre pas les yeux.

« Ginny ! »

C'est la voix de Percy. Le seul de ses frères qui vaut à peu près quelque chose. Mais le serpent est là, en face. Elle le sent. Il faut qu'elle garde les yeux fermés. Et elle a tellement peur, elle ne peut plus bouger.

« Ginny ! »

Elle ne peut pas… Les yeux. Il ne faut jamais regarder ses yeux. Tant qu'il les garde ouverts, elle doit les garder fermés.

Mais tout d'un coup, elle se sent soulevée de terre par un bras puissant. Et Percy la tire des grandes herbes, comme on tire quelqu'un de l'eau. Elle se retrouve plaquée contre la poitrine de son frère, et, comme un petit singe, elle agrippe ses bras et ses jambes autour de lui. Elle n'a pas ouvert les yeux. Il a une main posée sur son dos. L'autre enserre sa tête, dans un geste protecteur qui donne l'impression à Ginny d'être à l'abri du monde entier. Il dit :

« C'est fini. On rentre à la maison. »

Et comme si c'était ce qu'elle avait toujours voulu entendre, elle arrive à ouvrir les yeux. Et elle a l'impression que ça va.

C'est fini.

On rentre à la maison.

On rentre à la maison.

Et Percy est maintenant devant la porte d'entrée. Il ne peut pas utiliser ses mains pour actionner la poignée, comme il tient Ginny. Il donne un grand coup de pied dans la porte, mais elle ne cède pas. Et il y a George, dans la maison, qui balance un truc du genre : « Mais qui est le con qui s'amuse à défoncer la porte ? » Et Percy, sans se fâcher, lui dit simplement, avec une autorité qui ne laisse aucune place à la négociation… Il lui a dit… Il lui a dit…

« Ouvre », répond Ginny, face au robinet gravé.

Sauf que son « ouvre » à elle n'est pas le même que celui de Percy. Il est murmuré, quand celui de son frère était ferme, et assuré. Mais il n'y a pas que ça. Le sien… C'était pas de l'anglais pas vrai… C'était autre chose.

Et comme pour la conforter dans cette sensation, tout l'îlot central regroupant les lavabos se met à s'animer, se déconstruire, et s'effacer, pour laisser place à un immense conduit dans lequel elle a déjà plongé mille fois auparavant.

Merde. Merde, merde, merde. Son cœur bat tellement fort, elle comprend pas comment c'est physiquement possible. Il ne faut pas. Il ne faut pas aller plus loin. Elle s'avance légèrement vers ce qui ressemble à un long tunnel vertical. Noir, et sans fin. Impossible de voir le fond. Et en s'approchant, elle réalise qu'elle tremble. Mais putain. Elle vient de parler Fourchelang. Elle vient de parler Fourchelang, sans l'aide de Tom. C'est quoi ce bordel…

Mais enfin. Elle a des préoccupations plus urgentes. Comme par exemple, se demander si elle va tomber ou pas. Est-ce qu'elle va se laisser tomber ? Qu'est-ce qu'elle avait dit à Hagrid déjà ? « J'ai peur de tomber pour lui », ou quelque chose comme ça ? Tomber pour lui. Plonger pour lui. Mais Hagrid lui a dit. Hagrid lui a dit de rester loin. Et aujourd'hui, qu'est-ce qu'elle fout ? Elle est là, à l'entrée de la chambre. Comme le voyageur imbécile au bord des rails. Elle vaut pas mieux que lui. Oscillante, au bord du conduit. Et tu contrôles ? On fait quoi maintenant ?

C'est tellement mal... Elle sait que c'est mal, au fond. Oh mon Dieu, la dernière fois qu'elle a plongé… C'était il y a cinq ans. Et elle n'aurait jamais dû en ressortir vivante, si ça s'était déroulé selon son plan à lui. Ca aurait dû être le dernier plongeon. Le dernier grand saut. « Mais regarde, elle pense, soudain remplie de rage. Regarde. Cinq ans plus tard. Cinq ans plus tard, je suis là. Et je peux plonger à nouveau. Et j'ai même pas besoin de toi. J'ai même pas besoin de toi pour ouvrir la Chambre. » Et comme pour lui clouer le bec tout à fait, comme pour l'écraser, le détruire. Comme ultime irrévérence. Comme pour lui montrer à quel point elle a réussi, et lui échoué. Elle s'éloigne un peu, pour se donner de l'élan, et elle court, elle court, elle saute. Et il y a ce moment étrange, suspendu, où, l'espace d'une seconde à peine, elle se retrouve flottante, les bras déployés… Et puis vient la chute.

Elle est si longue, que Ginny a peur, l'espace d'un instant, qu'elle ne s'arrête jamais. Mais cette peur, elle l'avait déjà eue auparavant. Donc ça va. Elle arrive à se calmer. Elle connaît les sensations. Ca va. La dernière fois qu'elle est tombée, Tom était sorti du journal. Le dernier plongeon, elle l'a fait dans ses bras. Et ça lui revient, alors qu'elle descend, descend, descend, dans les profondeurs du château. Elle peut presque sentir la pression de la main du garçon sur ses deux poignets. L'autre main de Tom sur son nombril. Il l'avait calée contre lui. Elle reposait sur lui en glissant, elle avait son torse dans son dos. Et elle était tellement faible. Elle avait l'impression de rêver. Elle avait l'impression de sombrer dans le sommeil et de se réveiller. Et ça, toutes les deux secondes. Et ça, sans cesse. « On est bientôt arrivé, il lui disait. Reste avec moi. Reste encore un peu avec moi. C'est bientôt fini. » Mais qu'est-ce qui est bientôt fini ?

Ginny finit par atterrir sur un sol constellé de petits squelettes. Et elle croit halluciner. « Mais c'est comme avant, elle pense, rien n'a changé. » Elle avait imaginé que, depuis tout ce temps, quelqu'un était passé débarrasser la Chambre. Mais en même temps, maintenant qu'elle y réfléchit, qui aurait pu faire une chose pareille ? Cela sous-entendait de pouvoir ouvrir l'entrée. Personne n'est en mesure de le faire, si ce n'est l'Autre, Harry, et visiblement, elle-même. Elle s'était toujours imaginé que quelqu'un était venu nettoyer après eux. Mais qui aurait bien pu se charger d'une telle tâche ?

Au fond, elle se dit, alors qu'elle repose, assise, sur les petits os grisâtres, que c'est assez représentatif de la façon dont l'école a géré « les événements » de sa première année. D'accord, c'est arrivé. On ne peut pas le nier. Maintenant… Est-ce qu'on va tenter de réparer ce qui a été cassé, de nettoyer, laver… De telles dispositions auraient supposé de vouloir prendre le problème en main, et d'accepter la réalité de ce qui avait eu lieu. Alors que si on se contentait d'offrir un regard douloureux à Ginny, sans l'enjoindre de s'exprimer. Si, une fois que la Chambre s'était refermée derrière elle, Ron, Harry et Lockhart, on s'était contenté d'oublier son existence. C'était plus simple. Comme si ça n'avait jamais existé. Une erreur. Une erreur de parcours. Mais bon. Il suffisait de passer au-dessus, pas vrai ? Rien de dramatique. Et puis ça va, hein, y a pas eu de mort cette fois. Et Ginny, elle va bien non ? Regarde, elle a obtenu toutes ses BUSE avec la mention « effort exceptionnel ». Ca va. A 0,5 point près, elle les décrochait avec un Optimal. Ca va. Elle se porte très bien.

Et Ginny laisse sa main glisser sur les ossements, fourrager ce cimetière de petits rongeurs. Et elle pense : « Mais allez vous faire foutre. Allez tous vous faire foutre. Regardez où je suis, et dites-moi si ça va. »

Bref. Dans un craquement ignoble, elle se redresse. Et d'instinct, elle sait quel conduit il faut suivre, pour arriver jusqu'à la Chambre. La dernière fois qu'elle est venue, elle tenait à peine debout. Elle se souvient qu'elle n'arrivait pas à maintenir sa tête droite. Sans cesse, sa tête tombait en avant, comme si elle piquait systématiquement du nez. Et ses yeux… C'était tellement difficile de les garder ouverts. Et quand elle y arrivait, tout était blanc, brumeux. Tout était déformé. La seule chose intacte, la seule chose qui semblait encore avoir du sens, c'était la silhouette de Tom, et sa voix qui l'encourageait à tenir, encore un peu.

Et alors qu'elle refait le chemin cinq ans plus tard, elle se revoit, à 11 ans. Elle essaye de suivre Tom, mais c'est tellement difficile. Et sa tête qui part en avant, quoi qu'elle fasse… Il s'arrête quand il voit qu'elle peine à suivre. « Attends attends, il fait. Ne bouge plus. » Il s'approche. Il se place derrière elle. Il la plaque contre son torse. « Tu te souviens, quand je te faisais danser quand il n'y avait personne dans le dortoir ? » Et le souvenir, difficile, se fraye un chemin dans la tête de la fillette. Danser. Danser ensemble. Oui. Elle se rappelle. Ses deux pieds placés sur ceux de Tom. Elle avait peur de lui faire mal. Elle avait peur de lui écraser les pieds avec les siens. Main dans la main. Mais finalement, c'est comme si elle ne pesait rien. Puisqu'il arrivait à bouger ses pieds sous elle. Et il la faisait tourner, comme ça, dans tout le dortoir. Et elle riait, elle riait, elle riait. Une fois, il avait fait exprès de se manger l'un des montants du baldaquin de Diane, sans lâcher Ginny, sans la heurter. Et elle avait tellement ri qu'elle avait cru qu'elle allait se faire pipi dessus. Oui. Elle se rappelle. Elle arrive même à sourire en se souvenant, alors que sa tête bascule à nouveau en avant, et que ses yeux se ferment. « On va danser Ginevra », il lui dit. Et il la soulève de terre, puis il la dépose, de sorte que les pieds de la petite fille qu'elle est se placent sur les siens. Mais c'est pas exactement comme quand ils s'amusaient dans le dortoir. Elle ne lui fait pas face, elle est toujours dos à lui. Et il se met à marcher, lentement, doucement. Et chacun de ses mouvements se répercute sur le corps de Ginny. S'il lève son pied, elle lève le sien. S'il bouge sa jambe droite, elle bouge sa jambe droite. Il lui donne l'impulsion. Elle marche à travers lui. C'est laborieux, mais c'est plus facile qu'être seule. Elle a quasiment plus de force, il fait tout le boulot. Et il a passé un bras autour d'elle, si bien qu'il retient son buste, et son cou, et qu'ils les empêchent de partir en avant. Et ils marchent comme ça, et Ginny a la sensation d'avancer dans un brouillard. Elle sent le cœur de Tom qui bat, contre son épaule gauche. « Il est tellement vivant, elle pense, dans un état second. Tellement présent. » Il semble plus tangible que jamais. Il a pris des forces. Et puis brouillard. Trou noir. Sensation de rêve. Et puis, elle émerge un peu. Il continue de la faire avancer. Mais elle sent que de sa main libre, Tom est en train de lui tenir la langue hors de la bouche. Et elle a très peur tout à coup. Parce que Ginny comprend que s'il fait ça, c'est pour l'empêcher d'avaler sa langue. Et elle réalise alors combien son état est précaire. Combien elle est en danger. Comme sur le point de mourir. Mais qu'est-ce qui lui arrive ? Qu'est-ce qui a fait qu'elle en est là ? Elle est terrorisée. Mais lui, comme s'il pouvait lire en elle, comme s'il sentait tout (mais il sent tout, pas vrai ?), il lui dit : « Tout va bien. Je suis là. Tu ne risques rien. » Elle aimerait lui demander pourquoi elle est dans cet état, mais elle est tellement fatiguée... Et puis, ses paroles l'ont étrangement calmée. Et alors qu'il continue de la faire marcher, d'actionner le corps de Ginny avec le sien, elle veut lui dire : « Mais je suis en train de te baver dessus. » Sauf qu'avec la langue tirée, ça donne quelque chose comme : « Hé eu ui en ain eu eu aé euhu. » Il rit. « Ca n'a aucune importance », il lui assure. Et pour détendre l'atmosphère, il ajoute : « Je l'ai toujours dit, que tu avais la langue bien pendue. » Et alors même qu'elle est au plus mal, elle peut pas s'empêcher d'éclater de rire, sauf qu'avec la langue tirée comme ça, son rire est super bizarre, et en plus, ça la fait baver davantage sur les doigts de Tom. Après s'être calmée, elle lui dit : « C'est vraiment dégoûtant, je suis désolée… » (« Hé aihen éhouhan, eu ui éhohé… ») Et d'une voix douce, il répond : « Non… Non, ça ne l'est pas. Tu ne sais rien de ce qui est dégoûtant. »

Et la Ginny de 16 ans continue d'avancer, encore, et toujours. Elle parvient jusqu'à la mue de serpent, qui n'a pas bougé. Jusqu'à l'éboulement, encore intact. Et il y a encore le trou, ménagé par Ron, pour pouvoir passer. Elle s'y glisse en se contorsionnant, ce qui lui fait réaliser à quel point elle a grandi. A l'époque, c'est sans difficulté qu'elle avait franchi l'amas de pierres. Le trou était largement assez grand pour la faire passer sans peine.

Elle a grandi. Elle n'est plus une petite fille. Elle n'est plus une fillette sans défense, face à un grand. Elle peut se défendre. Elle peut se protéger. Elle peut faire mal, si elle le veut.

Elle se retrouve devant l'ultime porte. La dernière à franchir avant d'arriver dans la Chambre des Secrets. Les deux serpents de pierre qui la gardent sont amoureusement enlacés. Seul le mot de passe pourra défaire leur étreinte. Elle sait. Elle se revoit, dans le brouillard. Collée contre Tom, sa grande main l'empêchant de plonger en avant. La langue tirée. Elle se souvient, ce qu'il a asséné, d'une voix autoritaire, que faisait trembler l'excitation. Il a dit…

« Ouvrez », lance Ginny, aujourd'hui seule, aux deux amants de pierre.

Et les yeux des serpents, faits d'émeraudes, semblent briller d'admiration quand ils s'animent pour lui laisser le passage. Ca y est. Elle est de retour. Elle est de retour dans la Chambre.

Glacée, nauséeuse, tremblante, de peur ou de froid, elle ne sait même plus… Ginny entre enfin dans la Chambre. Et elle retient un hurlement de pure terreur quand elle voit, gisant là depuis maintenant cinq ans, le cadavre du Basilic. Mais c'est pas vrai… Cinq ans plus tard, son corps est toujours là. Et si elle était morte ici, est-ce que son petit corps aurait été là aussi, gisant éternellement ? Son squelette reposera à jamais dans la Chambre… C'était bien ce qu'il lui avait fait écrire non ? Quelque chose comme ça.

Elle s'approche, comme en transe, du monstre. Il n'a rien d'un cadavre en décomposition. Il est là, semblable à ce qu'il était il y a cinq ans, juste après que l'épée de Gryffondor l'ait frappé. Un instantané de sa mort. Les yeux crevés, les traces de sang noir, autour de la plaie béante, dans son palais, et tout autour de son grand corps enroulé, sur le sol. « Mais moi aussi, je suis morte ici, pense Ginny. Moi aussi, je suis morte il y a cinq ans dans cette Chambre. »

Et, combattant la peur absurde que le Roi des Serpents puisse revenir à la vie, elle s'approche de lui, doucement. Arrivée devant sa grande tête inanimée, elle tend la main jusqu'à son museau. Elle le touche. Et c'est si familier. Les grandes écailles, sous sa paume. Plus sèches qu'autrefois cependant. Avant, elles étaient luisantes, et humides. Aujourd'hui, elles sont craquelées, et cassantes. Et comme de très loin, elle dit :

« Mon ami… Tu fermais tes yeux pour moi.

Et sans plus se soucier de son aptitude à parler Fourchelang, elle poursuit, toujours dans la langue des serpents :

_ Je ne t'en veux pas. Toi aussi, tu l'aimais. Toi aussi, tu l'as servi. Tu étais comme moi. Il te lâchait dans l'école, pour accomplir son forfait. Moi aussi, il me lâchait dans l'école pour ça. J'ai eu plus de chance que toi. Il ne m'a fait tuer personne. Et je ne l'ai pas servi jusqu'à la mort. Je n'ai pas fait ce sacrifice ultime pour lui. Toi tu l'as fait. Tu as tué pour lui. Tu es mort pour lui. Tu avançais, les yeux clos, pour ne pas le heurter. Les yeux crevés, tu t'es battu pour lui. J'ai eu plus de chance que toi. Parce que ta dévotion, je l'avais. Je pourrais être là, à ta place. Ou nous pourrions être là, couchés ensemble. Pendant que lui vit, sans regret, sans amour pour notre mémoire. »

Elle s'approche de son corps. « Mon ami », elle répète. Et sans trop savoir pourquoi, poussée par une impulsion qu'elle ne pourrait pas expliquer, elle se cale contre sa grande forme, un peu comme elle l'avait fait pour Crockdur, la veille. Et le corps du Basilic est dur, et sans chaleur. Il n'est pas doux, il est plein d'aspérités, et, quand Ginny se couche contre, il n'y aucun souffle qui vient la soulever, régulièrement. Et alors que tremblante, elle se retrouve nichée dans une des ondulations du serpent, elle réalise quelque chose. « Il n'a même pas pris la peine de lui donner un nom, elle pense. Le Basilic n'a jamais eu de nom. Il n'a même pas pris la peine de lui donner un nom. » C'est triste. C'est triste de se retrouver ici. Mais elle sait pas. D'un côté, ça lui fait du bien étrangement.

Elle ne sait pas combien de temps elle est restée là, dans le silence de la Chambre. Dans une posture bizarre, entre le soulagement et la tristesse écrasante. Mais vient un moment où elle se dit qu'elle se fiche de toute cette histoire entre Abraxas et Tom. Elle croyait être descendue pour ça. Elle croyait avoir refait tout ce chemin pour ça. Mais ce qu'elle y trouve est bien plus précieux, en définitive. En fait, c'était peut-être à la recherche de sa propre histoire qu'elle était partie.

Et alors qu'elle se faisait cette réflexion, en embrassant la chambre du regard, elle aperçoit, aux pieds de la statue de Salazar Serpentard, un grand carnet noir. Elle se fige sous l'effet de la surprise, et de la peur. Là, aux pieds de la statue. Là où Ginny gisait, il y a cinq ans. Là où reposait son corps et un petit journal à la couverture noire. C'est pas possible. Elle hallucine. Elle est en train d'halluciner. Il ne peut pas y avoir son journal. Il a été détruit. Et Dumbledore l'a gardé précieusement. C'est impossible. Et même de là où elle est, dans le Basilic, elle voit bien que cet ouvrage est bien plus grand, et plus épais que le journal intime dans lequel elle a écrit des mois et des mois durant. Mais putain… C'est quoi ce livre, là-bas ?

Elle hésite. Elle a peur de quitter les spirales de son ami. Là, au moins, elle se sent en sécurité. Mais en même temps, elle est là pas vrai ? Et elle doit aller au bout. Au bout de quoi ? De son histoire ? Mais ce livre, quelques mètres plus loin, c'est son histoire ou celle de Voldemort ?

Ginny soupire comme de lassitude, histoire d'apparaître, à ses propres yeux, plus vaillante qu'elle ne l'est en réalité. Elle se détache lentement du corps du Basilic. Elle grimace quand elle sent que plusieurs de ses cheveux sont accrochés aux écailles saillantes de l'animal. Elle les détache, avec délicatesse, mais quand elle se retrouve debout, elle voit que quelques uns sont restés, malgré tout, sur le corps de son ami. Et elle voit ça. Ses cheveux à elle, sur le corps du serpent. « C'est de bonne guerre », elle pense. C'est même plus que ça. C'est cohérent. Ca fait étrangement sens, ce tableau qui s'offre à elle, du Basilic, figé pour toujours dans la mort, avec quelques cheveux qui lui appartiennent accrochés à sa peau.

Elle s'éloigne du monstre (même si le vrai monstre de la Chambre n'est en réalité pas présent). Elle s'approche du carnet. Il n'est pas noir en fait. Il est marron. Marron très foncé. Finalement, elle s'agenouille, et après avoir inspiré un grand coup, comme si elle s'apprêtait à mettre la tête sous l'eau, elle saisit le livre à la couverture de cuir, et l'ouvre d'un coup sec. Il y a, en réalité, bien peu de choses à découvrir. Les pages sont jalonnées de petits coins métalliques, à l'intérieur desquels devaient se trouver autrefois des photos. Or, tout ce qu'il reste aujourd'hui, alors que Ginny tourne les pages, ce sont ces emplacements, désormais vides, et les légendes en-dessous, écrites à l'encre noire dans une graphie extrêmement soignée. Ca rappelle à Ginny l'écriture de son grand-père. Une graphie extrêmement soignée. D'un autre temps. Oh mon Dieu… 1943, c'est ça ?

Ce qu'elle lit la conforte dans cette idée : « Tom et moi avant d'aller au bal de Noël. Ils étaient tous moches à côté de nous. » « Tom Marvolo Slughorn » (cette inscription la laisse particulièrement songeuse). « LA PIEUVRE ! » (là, encore, c'est très énigmatique). « Tom se servant allégrement dans mon dressing. Ce qui est à moi est à toi. » Et encore une autre, plus loin : « Et cet homme veut qu'on l'appelle Lord Voldemort ? »

C'est tellement perturbant de voir ça. Et elle n'a pas besoin d'avoir connu Abraxas pour deviner qu'il est l'auteur de ces petites phrases venant commenter les photos de ce qui est en fait un album conservant des souvenirs de leur scolarité ensemble. De leur amitié. Mais alors qu'elle va pour continuer sa lecture, en essayant à chaque fois de deviner quel genre de photos il pouvait y avoir, accompagnant chaque légende, elle sent une présence. Elle sent la présence d'Abraxas. Mais ça n'est pas possible. Elle commence à avoir peur. Très peur. Elle le ressent. Comme s'il était là, quelque part. Pas loin. Elle entend soudain :

« Tom ! Tooooooom !

Et là encore, sans avoir jamais entendu sa voix, elle sait. Elle sait qu'elle appartient au grand-père de Drago. Une voix claire, celle d'un jeune homme plein de vie. Elle ne peut pas le voir. Mais il est là. Il est là, à deux pas. Il enchaîne :

_ Tom ! Oh là là, mais il est où ? Encore en train de taper la discut' à un serpent j'suis sûr. J'en peux plus moi d'ce gamin. Tom ! On va être en retard ! Tu voudrais pas rater le cours quand même ? C'est ton préféré ! Le cours de forces du Mal !

Et, faisant semblant de s'être trompé, Abraxas poursuit :

_ Oh pardon, Défense contre les forces du Mal ! Au temps pour moi, ma langue a fourché !

Et plus ça va, plus la vision de Ginny semble s'obscurcir. Et soudain, elle se rend compte qu'elle est incapable de bouger. Ses mains sont comme collées à l'album photos. Impossible de les en détacher. Impossible de relever la tête. Ses yeux sont bloqués sur la double page qui s'étend sous ses yeux. Mais la présence d'Abraxas est de plus en plus évidente, bien qu'il n'apparaisse pas dans son champ de vision.

_ Allez Tom ! Je sais que t'es là ! Si tu te montres pas tant pis, j'irai au cours sans toi. Et franchement, c'est pas pour dire, hein, mais arriver en retard quand on est préfet-en-chef… C'est limite-limite !

Et comme la réaction qu'attendait Abraxas ne vient pas, il lance :

_ Bon… Je vais compter jusqu'à trois. Si à trois tu n'es pas devant moi, je pars. Tant pis pour toi. Uuuuuunnnnn…

Et tout devient sombre, et Ginny se sent parcourue d'un étrange tremblement.

_ Deeeeeuuuuux…

Elle ne voit quasiment plus rien. Ce qu'il y a de tangible, et de sûr, c'est ce livre dans ses mains, et la présence de ce garçon de 1943. « Mais ça n'est pas possible, elle se dit, terrorisée. Ca n'est pas possible. Je ne peux pas le sentir. Il est mort. Il est mort. Je ne peux pas le sentir. Encore moins ce qu'il était adolescent… »

_ Trois !

Et elle se sent aspirée, comme autrefois, comme au tout début de sa relation avec Tom. Quand il était trop faible pour sortir du journal, et qu'il la faisait entrer, pour qu'elle accède à ses souvenirs. Tout est noir, et elle se sent tomber, tomber, tomber, comme quand elle entrait dans la Chambre. Et alors qu'elle atterrit enfin abruptement sur le dos, alors même qu'elle n'arrive toujours pas à voir ce qui l'entoure, elle entend Abraxas qui s'écrie joyeusement :

_ Aaaaaaaah ! Je savais que tu viendrais ! »

Et elle entend des pas, et elle devine qu'il s'agit de ceux d'Abraxas et de Tom, se rendant en cours. Elle les entend marcher distinctement. Comme s'ils passaient à côté d'elle. Toujours couchée sur le dos, elle essaye de calmer sa respiration, et peu à peu la vue lui revient. Ce qu'elle voit, c'est une voûte. Une voûte de pierre. Elle est dans l'un des corridors ouverts de Poudlard, qui donne sur le parc du château. Elle se redresse. Des élèves passent, sans se soucier d'elle, et du fait qu'elle soit assise, en plein milieu du couloir. Et là, ça la frappe. Chaque détail des murs, à côté d'elle. Le parfum de l'air qui afflue à ses narines, et qui charrie des senteurs aussi variées que celles des pissenlits du parc, et de la vase du lac. La façon dont le soleil illumine le gravier, plus loin, le fait scintiller comme le toc. Le brouhaha qui accompagne l'entre-classe. Tout cet univers d'autrefois, qui semble si vrai. Avec cette kyrielle de détails, qui témoigne d'une mémoire formidable.

Alors, bien sûr, elle comprend. D'autant que ce n'est pas nouveau pour elle. Elle connaît. Elle reconnaît son esprit.

Elle est dans sa tête.

Elle est dans un souvenir de Voldemort.