Il ne la repousse pas. Ses doigts sont chauds et Alix se demande s'il est capable de sentir son cœur battre furieusement au bout des siens. Au début, il ne dit rien et elle reste silencieuse, elle aussi. Au début, il n'y a rien, juste deux amis qui marchent dans les rues d'un Paris endormi. Et puis il finit par rompre le silence.
« Je suis désolée, de t'avoir embrassé comme ça. Je crois que l'alcool me fait faire des conneries, parfois. » La jeune femme secoue la tête.
« C'était le jeu, t'inquiète pas. Et puis ce n'est pas comme si je t'avais repoussé non plus. J'ai trop bu ce soir, demain, je vais avoir dû mal à me lever… »
« Tu travailles dans la boulangerie des parents de Marinette, c'est ça ? » demande-t-il en lâchant finalement sa main. Les doigts de la jeune femme reste en l'air, un instant, avant que ne se referme son poing.
« Oui, le dimanche, et certains samedis. J'ai commencé quand j'ai eu dix-huit ans. »
« Tu es courageuse, je ne pensais pas. »
D'un haussement de sourcil, elle demande, l'air amusé. « Ça veut dire quoi ça ? »
« Rien, c'est juste que, quand tu étais dans la classe de Jule, au collège, tu avais toujours l'air insouciante. Je ne pensais que tu étais aussi sérieuse…Mais ça fait trois ans après tout, les gens changent. »
« Hum.. » dit-elle d'un air absent. Trois ans, c'est long et court à la fois. En trois ans, elle s'est perdue, Alix. Elle a grandi, et parfois, elle se demande si elle ne regrette pas l'enfant qu'elle était.
« Je suis bien contente d'avoir trouver ce travail, c'est bien payé, et plutôt calme, en plus. Tom me donne toujours des tonnes de trucs à manger. Je suis gâtée. »
Luka sourit, il semble sur le point de lui dire quelque chose mais se ravise. « Tu veux prendre le métro, ou on marche ? »
« On peut marcher » répond elle avant de presser le pas. « J'adore marcher la nuit. Je trouve ça reposant. »
« Dis, Alix, pourquoi t'as pris ce travail ? » Luka finit par demander. Alix hésite. Devrait-elle parler de sa vie alors qu'elle n'a jusqu'à aujourd'hui, jamais véritablement parlé avec Luka ? Probablement pas. Mais l'alcool délie les cœurs et les langues, et Alix a besoin de parler, ce soir. Elle a besoin de vider son cœur, elle qui se tait depuis trop longtemps.
« Mon père a des problèmes d'argent…On ne vit que sur son salaire et même avec l'appartement de fonction, ce n'est pas suffisant…c'est pour ça que je ne suis pas allée dans le même lycée que Juleka… » avoue-t-elle, presque honteuse. Elle ne devrait pas avoir honte, Alix . Elle devrait être fière de ce père qui lui a tout donné, qui lui a appris la valeur de l'argent et de la vie. Mais être différente de ses amis, ça a été difficile a encaisser pour elle, à l'époque.
« Je crois qu'elle m'avait dit que tu voulais rencontrer de nouvelles personnes et que c'était un défi personnel, ou un truc dans le genre. »
« Ouais… » marmonne Alix en passant une main dans ses cheveux, défaisant son chignon. « Je leur ai un peu menti à l'époque, je sais, c'est pas bien… » Quand elle croise le regard du jeune homme, elle s'attend à y voir de la déception, pourtant, c'est un sourire tendre qui accueille sa nervosité.
« Je comprends. C'est pas facile d'être différent. Ça ne devait pas être facile tout les jours…Je me suis toujours demandé comment on pouvait se permettre ce train de vie. Notre mère ne travaille pas vraiment, et même si ont vit sur une péniche, ça reste Paris…J'ai appris l'année dernière que mon père lui versait une pension alimentaire. »
« Votre père ? Jule m'a toujours dit qu'elle ne le connaissait pas. » s'interroge Alix. Elle est surprise. Luka se confie à elle à son tour, et c'est tellement naturel que son cœur se réchauffe. C'est sûrement égoïste, mais parfois, elle se sent de trop, parmi ses amis à la vie parfaite. Apprendre que celle de Luka et Juleka n'est pas si rose la rassure un peu.
« Ouais, tu vois, tu n'es pas la seule menteuse. Je sais qui c'est mais je ne lui en ai jamais parlé… » et soudainement, il semble se rendre compte qu'il est entrain de parler à Alix, l'une des plus vieilles copines de sa sœur. « Merde…ne lui dit rien s'il te plait…Je ne veux pas l'inquiéter, surtout avec le bac qui arrive. »
« C'est pas à moi de lui dire. Mais je ne sais pas si tu as le droit non plus de le lui cacher. Elle voudrait sûrement savoir, non ? »
Il ne dit rien. Il sait qu'elle a raison, mais il ne peut se résoudre à tout dire à Jule. Il a peur qu'elle lui en veuille. Il n'a pas franchement bien géré la situation lui-même lorsqu'il l'a appris, et il ne sait pas comment pourrait réagir sa jumelle.
« C'est Jagged Stone, notre père je veux dire. » Les yeux d'Alix s'écarquillent alors qu'elle se tourne vers lui, soudainement excitée par cette nouvelle des moins déconcertante. « Attend, LE Jagged Stone, aka le plus grand Rocker de tous les temps ? Tu déconnes ? » Lorsqu'elle voit la mâchoire fermée du garçon et ses yeux froids, elle lève les mains en l'air.
« Pardon, pardon, ce n'était pas la meilleure des réact… » et le monde semble soudainement tanguer autours d'elle. La jeune femme vient de trébucher sur ses propres pieds, et sans l'intervention de Luka, elle aurait très certainement fini le nez dans le caniveau. D'un pas assuré, il vient enlacer la taille d'Alix et la ramène contre son torse.
« T'as vraiment trop bu ce soir, ce n'était pas une bonne idée, votre concours de shooters. » dit-il d'un air amusé. Alix est rassurée, il ne semble pas en colère contre elle, malgré sa réaction démesurée.
« Accroche toi à mon bras, pour éviter de tomber une seconde fois. » Hochant la tête, la jeune femme se remet à marcher en gardant le bras de Luka contre le sien.
« Tu sais, ta famille est plutôt cool aussi, c'est pas ton frère qui est passé dans vérité alternative ? Y'a trois ans ? Juleka m'a forcée à regarder parce qu'il y avait sa prof. »
« Ouais, Jalil l'enfant miracle. C'était bien lui ! »
« Tu n'aimes pas ton frère ? » demande-t-il subitement et Alix secoue la tête.
« C'est pas ça. Je l'adore, c'est vraiment le frère le plus gentil et le plus attentionné mais…il est trop parfait, et il n'essaie même pas de l'être. Il partage tout ses trucs avec mon paternel et…je sais pas, je crois que je ne serais jamais à sa hauteur. »
« Personne ne te demande d'être comme lui, Alix. » la voix de Luka résonne dans sa tête. La façon dont il prononce son prénom et la douceur de ses mots. C'est la première fois qu'elle parle véritablement de ce complexe d'infériorité qui la pousse à toujours donner le meilleur d'elle-même.
« Je sais mais…je sais pas. Tu as sans doute raison. »
« Évidement que j'ai raison, sache que lorsque je suis bourré je me transforme en génie. »
« Oh je vois, Mr est humble également » répond-elle d'un air amusé. Ils rejoignent les bords de la Seine et Alix sait que pour rejoindre le Liberty, il devrait prendre le chemin inverse. « Je peux rentrer seule, tu sais, ce serait plus simple pour toi de passer par là » dit-elle en désignant, de la main, l'exact opposé de sa propre destination.
« Je sais. Mais j'ai envie de continuer de discuter avec toi. De voir ce qu'il se passe là-dedans. » répond-il en posant un doigt sur son front.
« C'est vrai qu'on a jamais trop parlé…ça aurait été plus simple si on était dans la même classe, au collège. Je n'ai jamais pensé à demander à Jule, d'ailleurs mais tu allais dans une autre école ? » demande-t-elle, sa curiosité soudainement piquée.
« Je faisais les cours à la maison. J'ai d'ailleurs eu mon bac l'année dernière, avec un an d'avance, du coup. »
« Non, sérieux ? C'est pour ça alors ! Je n'aurais pas cru…comment ça se fait ? » Alix est surprise. Juleka n'a jamais beaucoup parlé de Luka, lorsqu'elles étaient ensembles. Mais de son côté, elle ne parlait pas non plus de son frère. Pendant un instant, elle pense qu'il ne va pas répondre mais finalement, la voix chaude de Luka se met à vibrer près de son oreille.
« Gamin, je vivais vachement mal l'absence de notre père. J'étais tout le temps en colère et à l'école, à chaque fois que j'étais submergé par mes émotions, je vrillais. J'ai été renvoyé parce que mes professeurs n'arrivaient plus à me contenir. Je suis resté quelques mois sans aller à l'école, et quand, à la rentrée, je suis arrivé dans une nouvelle classe, j'ai eu un blocage complet, une sorte de phobie scolaire ou un truc du genre. Depuis, je suis incapable de m'asseoir derrière un bureau. Et puis les études, c'est pas mon truc. Moi, je veux juste faire de la musique. »
Alix n'a jamais été très doué pour dire le bon truc au bon moment. Réconforter quelqu'un, elle laisse ça aux autres. Ça l'a rend mal à l'aise. Elle voit bien que Luka vient de s'ouvrir à elle, encore une fois, ce soir. Mais elle ne sait quoi dire ou quoi faire. Le prendre dans ses bras ? Lui dire que tout ira bien ? Non, elle ne peut pas faire ça.
Avant aujourd'hui, Luka, elle a dû le voir moins de vingt fois dans sa vie. A chaque fois, il était calme et raisonné. Jamais elle ne l'aurait imaginé en petit garçon violent et colérique.
« Et toi ? »
« Et moi quoi ? » demande-t-elle, émergeant finalement de ses pensées.
« Et toi c'est quoi ton histoire ? »
« Mon histoire ? » murmure-t-elle, plus pour elle-même.
« Tu as l'âge d'être à la fac, donc ça veut dire que tu as redoublé, non ? Et pourtant, d'après Juleka, tu as toujours été première de classe depuis qu'elle te connaît. »
Alix hausse les épaules. Elle a froid, tout d'un coup. Terriblement froid. C'est comme si tout son être se retrouvait exposé au plus glacial des hivers.
« J'ai eu un accident de voiture avec ma mère quand j'avais huit ans. On rentrait de vacances en voiture. Mon paternel et Jalil était parti plus tôt car Jal avait une remise de prix de je ne sais pas quoi. On a eu un accident sur la voie rapide. La voiture a fait des tonneaux et a pris feu. On a pas réussi à sortir tout de suite de la voiture. J'ai été brûlé au troisième degré sur 10% de mon corps. Alors je suis restée longtemps à l'hôpital et je n'ai pas pu rattraper mon retard à l'école. »
Sa voix est mécanique, éteinte. Elle ne parle jamais de cette histoire. Ce qu'il s'est passé il y a dix ans, Alix aimerait l'oublier, l'enfouir sous une montagne de souvenir plus joyeux. Mais pourtant, les cicatrices sur ses cuisses lui rappellent chaque jour ce tragique accident.
Ses yeux regardent ses chaussures puis les pavés, sous ses pieds. Elle veille à ne pas marcher sur les lignes. Elle y arrive. Un pavé, deux, trois, et soudain, les bras de Luka encercle son corps frère et son nez se retrouve dans son cou.
« Je suis désolé, je n'aurai pas dû poser la question, j'ai manqué de tact… » murmure-t-il contre elle et Alix sourit, avec mélancolie.
« Tu as de la chance que je sois brûlée, sinon, je t'aurais probablement juste donné un coup de pied dans le ventre. » elle rit, Alix. Elle essaie de rire pour cacher sa détresse. Pourquoi ? Pourquoi se retrouve-t-elle dans cette situation, avec ce garçon ? Luka n'est qu'un défi, un pari stupide. Il n'est rien, rien d'autre que le frère de Juleka et l'ex de Marinette. Et pourtant, dans ses bras ce soir, elle se sent en sécurité. Dans ses bras, ce soir, elle se sent à sa place, Alix. Pour la première fois depuis longtemps.
Elle s'est sentie si seule, ces dernières années, même entourée. Pourtant ce soir, Alix prend peu à peu conscience que c'est elle, qui s'est enfermée dans cette solitude. Pourtant ce soir, dans les bras de Luka, Alix n'a plus envie d'être seul.
« Merci… » finit-elle par dire en le serrant à son tour contre elle.
