Le Psychologue – Chapitre 3
Le réveil d'Eren fut lent et vaseux. Il avait froid et se trouvait allongé de tout son long sur quelque chose de dur et froid. Lorsqu'il réussit à ouvrir les yeux, il ne mit pas longtemps à reconnaître le décor de son appartement et comprit alors qu'il se trouvait sur le sol. Que s'était-il passé ? Eren était rentré chez lui après l'entrevue avec cet étrange psychologue et puis… Plus rien. Il s'était tout simplement évanoui. Il était clair que le jeune homme sautait beaucoup trop de repas, en plus de ne pas dormir beaucoup. Le lycéen, en se relevant doucement et difficilement, se convainquit de manger un peu plus régulièrement, de manière à ce que cet épisode ne se reproduise pas. S'évanouir n'était pas quelque chose de très agréable.
{…}
Deux jours plus tard, Eren n'était définitivement plus que l'ombre de lui-même. Il était là, assis sur ce canapé noir qui n'était pas le sien, immobile. Il ne faisait rien, ne disait rien, laissant simplement son regard voguer dans le vide. Il avait mal mais ne pensait pas à la douleur. Sa souffrance physique n'était rien comparée à celle, mentale, qui le torturait beaucoup plus.
- Qu'est-ce que t'attends ? La vaisselle va pas se faire toute seule. J'ai fait l'effort de nous préparer à manger tout à l'heure, alors mets-y un peu du tien.
Eren leva mollement les yeux vers la provenance de cette voix détestable. Jean se tenait face à lui, le visage tendu mais moins que quelques minutes auparavant. Bien sûr, ça allait toujours mieux lorsqu'il s'était défoulé.
Sans répondre, Eren se leva doucement et s'en alla en direction de la grande cuisine de Jean. Il soupira en voyant la vaisselle dans l'évier. Bien sûr, Jean avait tout, sauf un lave-vaisselle alors le lycéen aux yeux verts devrait tout se taper à la main. Il avait mal aux bras et aux côtés, mais ne devait rien dire. Sans un mot, sans un soupir, Eren prit une éponge et commença à frotter.
- Quand on y pense, tu ferais une parfaite fée du logis. Qu'est-ce que j'ai de la chance de t'avoir. On va être heureux, mon petit Eren. Tu t'habitueras, ne t'en fais pas.
C'était toujours comme ça avec Jean. Il passait de l'énervement à la gentillesse en un quart de secondes. Néanmoins, ces paroles n'atteignirent pas Eren, qui se savait en prison. S'il osait ne serait-ce que contester ou donner son avis, Jean redeviendrait furieux et passerait une nouvelle fois ses nerfs sur lui. Autant dire que le lycéen aux yeux verts n'avait pas très envie qu'il recommence. Déjà que mentalement, le brun était en train de se détruire, ce n'était pas la peine d'accélérer le processus. Jean était très fort pour cela. Il savait qu'Eren était fragile et que sa volonté était bancale. Les souvenirs du passé étaient encore présents et cela l'arrangeait. Si son petit-ami aux yeux émeraudes avait pu, durant ces trois années de tranquillité, réellement passer à autre chose, le forcer à revenir vers lui aurait été bien plus difficile. Son traumatisme encore présent lui avait, disons, facilité les choses et c'était tant mieux.
Eren était à lui et à personne d'autre. C'était sa possession, son objet et autant dire qu'il ne comptait laisser personne toucher à son bien.
{…}
Lundi arriva bien lentement aux yeux d'Eren. Néanmoins, il était heureux de reprendre les cours, même s'il ne pensait pas arriver à les suivre pour autant. Au moins, il n'allait pas devoir passer toute sa journée avec Jean et ça, c'était un gros point positif. De plus, ce jour-là, Eren avait rendez-vous avec le psychologue de son lycée, qui avait tenu à le revoir, lors de leur dernière entrevue. Le lycéen irait, bien sûr. Parce que Levi Ackerman lui avait dit qu'il avait le choix et ça, ça comptait aux yeux du jeune homme. Puis il fallait bien avouer que ça n'allait pas fort et qu'il ne pouvait parler à personne d'autre que lui. Si Eren décidait de se confier à ses amis, d'une part, il ne serait sans doute pas cru parce que Jean savait être un bon manipulateur et d'autre part, sa trahison se saurait. Car oui, le châtain considérait cela comme de la trahison et avait fait promettre aux plus fin de ne rien dire. Après tout, comme il aimait le dire, c'était « leur petit secret ». Cependant, Eren savait que, s'il ne parlait pas, il tomberait petit à petit et risquait de ne pas se relever, cette fois. Se livrer l'aiderait à tenir, à supporter cette situation.
Eren ne suivit littéralement aucun de ses cours, pas même musique, surtout qu'il se trouvait à côté de son tortionnaire dans cette matière-là. Il était plus concentré sur la douleur qui parcourait son corps qu'autre chose. Jean n'y était vraiment pas allé de mainmorte. La veille, il s'était lâché sur Eren parce que celui-ci avait osé le contredire sur quelque chose, laissant également sous-entendre qu'il aurait aimé être tranquille chez lui plutôt que de passer la journée avec lui. Mais Jean était malin. Même dans la colère, il s'était abstenu de frapper le plus mince au visage. Ce n'était pas la peine d'éveiller les soupçons.
Vers seize heures, le lycéen aux yeux verts se munit du petit papier que le psychologue lui avait donné et s'en alla vers son cabinet. Malheureusement, il avait dû parler de ceci à Jean, car celui-ci avait fouillé dans ses affaires et avait trouvé ce sésame. Eren avait alors inventé ne pas être remis de la mort de sa mère et du rejet total de son père. Jean avait accepté cette explication sans rechigner.
La porte du cabinet s'ouvrit et la voix familière de Levi Ackerman lui dit d'entrer. Eren ne se fit pas prier et alla s'installer face au petit noiraud après avoir fermé la porte derrière lui.
- Je suis content de voir que tu es finalement venu, gamin. Pour être honnête, je me demandais si tu allais esquiver le rendez-vous ou non.
Eren rit légèrement.
- Je ne l'aurais manqué pour rien au monde.
Son ton triste n'échappa pas au psychologue. Le voile dans ses yeux, ses cernes et ses joues un peu plus creusées qu'auparavant ne passèrent pas non plus inaperçu. Se faisait-il des idées ou le gamin semblait aller moins bien que la dernière fois qu'il l'avait vu ? Même si Levi Ackerman était du genre direct, il décida cependant cette fois d'y aller en douceur. Après tout, il n'était pas comme les autres. Malgré les apparences, il avait à cœur le bien-être de ses patients et aimait le contact humain. N'était-ce pas pour cette raison qu'il avait choisi ce métier ?
- Comment tu vas ? Demanda-t-il d'un ton neutre.
Une fois de plus, cette question sembla toucher Eren, plus qu'elle ne le devrait.
- Ça… Ça pourrait aller mieux, on va dire, balbutia-t-il.
Levi griffonna quelque chose sur son carnet avant d'enchaîner.
- Un problème avec tes amis ?
Eren secoua la tête de gauche à droite, avant de se stopper et de fermer les yeux un instant, l'air de réfléchir.
- Pas… Pas vraiment. Enfin je veux dire… Je n'ai pas de problème avec eux directement, mais… Parfois, je me demande s'ils m'apprécient vraiment ou s'ils font vraiment attention à moi.
- Pourquoi ? L'interrogea simplement le noiraud.
- Parce qu'ils ne me demandent pas comment je vais.
Cette réponse, a l'air si simple et si futile, semblait vouloir dire beaucoup de choses. Eren explicita :
- Ils voient que je suis fatigué, que j'ai peut-être perdu un peu de poids, mais il suffit que j'invente quelque chose et ils me croient. Ils ne cherchent pas plus loin que ça. Comme si n'importe quelle réponse conviendrait et suffisait à satisfaire leur peu de curiosité ou plutôt, leur curiosité polie. Jamais ils ne me demandent comment je vais vraiment.
- Je vois, lâcha Levi. Tu ne te dis pas qu'ils te font peut-être simplement confiance ?
- Si, bien sûr que si, mais… Là, vous voyez, je vous parle de mes deux meilleurs amis, Mikasa et Armin. Mes deux meilleurs amis d'enfance, ceux qui disent, lorsqu'ils devinent une de mes actions ou réactions, qu'ils me connaissent par cœur. Un véritable ami est censé dissocier le vrai du faux et creuser. Je pourrais leur sortir n'importe quoi, qu'ils accepteraient n'importe quelle explication et s'en tiendraient à ça. Je ne leur en veux bien évidemment pas, mais ce côté-là d'eux me manque.
Lorsqu'il avait parlé, s'était plaint du comportement de ses amis, une lueur s'était allumée dans ses yeux verts. Pendant un instant, ses prunelles émeraudes avaient semblé retrouver un semblant de vie. La petite once de colère et de frustration qui teintait sa voix permettait à Levi de comprendre certaines choses. Comme par exemple le fait que le gamin avait beau ne pas aller bien, il restait encore un bout du jeune homme combattif qu'il avait sans doute été par le passé. Malheureusement, de ce qu'Arckerman voyait, il ne restait plus grand-chose de ce Eren-là. Il se décida alors à poser une question, tout aussi simple que la première :
- Quant à toi, gamin, pourquoi tu leur mens, dans ce cas ?
Eren détourna son regard quasi vide, semblant chercher ses mots. Une ombre passa dans ses yeux verts. Levi comprit bien vite qu'il était très proche du sujet sensible, du sujet qui semblait mettre à mal le garçon face à lui. Néanmoins, il fallait en passer par là et le lycéen semblait plutôt réceptif et coopératif. Eren inspira, expira, avant de donner un début de réponse :
- Parce que sinon, je risque de me foutre encore plus dans la merde et de les perdre.
- Bien. Cela aurait-il un rapport avec le fameux choix illusoire dont tu m'as parlé la dernière fois ?
Eren se raidit. Levi avait vu juste. Maintenant que c'était dit, le lycéen ne pouvait plus reculer. Il fallait qu'il se lâche, qu'il avoue. Après tout, n'était-ce pas ce qu'il avait décidé de faire dès le début ?
- Oui.
Le mot avait fusé, voulant sortir de sa bouche au plus vite, de peur que celle-ci se referme et se taise à jamais.
- Dois-je en conclure que tu as fait ton choix ?
Eren hocha la tête et son regard s'assombrit fortement. Il allait le dire, là, maintenant, il le sentait. Ayant toutefois peur de lire de la pitié sur le regard du psychologue face à lui, le lycéen aux yeux verts décida de baisser ceux-ci et de baisser un peu la tête, fixant le sol.
- Je suis prisonnier d'une relation que je ne désire pas. C'était… C'était soit ça, soit je finissais à la rue.
Levi nota quelque chose sur son carnet en fronçant légèrement les sourcils. À ce niveau-là, c'était assez flou. Il allait falloir que le gamin lui en dise un peu plus.
- Développe.
Même si Eren n'en avait qu'à moitié envie, il s'exécuta. C'était beau de vouloir parler, mais il avait peur, très peur. Sans relever la tête, il demanda :
- On est d'accord, ce que je vais dire ne sort pas d'ici ?
- T'inquiète pas pour ça. Secret médical.
- D'accord…
Ses mains commençaient déjà à trembler.
- Il y a quatre ans, je suis sorti pour la première fois avec quelqu'un. Un garçon.
Bien qu'il n'assumait pas du tout de balancer son homosexualité de cette manière, Eren n'avait pas le choix. Il devait en passer par là. Il espérait simplement que Levi Ackerman n'était pas du genre homophobe, ou bien sa confession couperait court. N'entendant aucune remarque de la part du psychologue, le lycéen continua, en se triturant très nerveusement les doigts :
- Au début, tout allait bien. Je l'aimais, il avait l'air de m'aimer et j'étais content de cette première relation amoureuse, même si mon père n'était pas d'accord avec mon orientation sexuelle.
Levi nota bien cette dernière information. Il n'allait pas le creuser tout de suite, préférant la garder pour plus tard.
- Après quelques mois, il a commencé à changer et… Je n'appréciais pas ces changements. Mais en réalité, ce n'était pas lui qui changeait. Il avait simplement toujours été comme ça, toxique, mais il se cachait derrière une fausse attitude, un masque. Un jour, il a dépassé les bornes… Il… Il a fait des choses que je ne lui pardonnerai jamais. Peu de temps après, je l'ai quitté. Après un an de relation, je me retrouvais à nouveau seul, mais c'était pour le mieux.
Sa voix tremblait légèrement et Levi n'osait pas l'interrompre. Il sentait que s'il coupait le jeune homme, ce dernier ne dirait plus rien.
- J'ai mis trois ans à me reconstruire et cette reconstruction a commencé par mon déménagement ici. Après trois ans, je me disais que, c'est bon, c'est fini, le Eren détruit était parti. Mais quand il est revenu il y a quelques jours, j'ai bien compris que je me mentais à moi-même. Je n'avais pas du tout changé, j'étais toujours aussi faible, aussi instable émotionnellement. Il a réussi à percer mes défenses et ma résistance en très peu de temps…
… Comme Levi. Mais avec lui, c'était différent : cette fois, Eren le voulait. Il avait voulu céder à sa raison et parler à ce psychologue particulier.
- Il m'a imposé ce dilemme : retourner avec lui ou bien me faire expulser de mon appartement.
- Il a réellement ce pouvoir ? S'étonna Levi, qui se dit soudain que le brun face à lui semblait bien crédule.
- Oui. Il faut savoir que la famille de Jean est bien loin d'être dans le besoin. Sa tante est la propriétaire de l'immeuble dans lequel se trouve mon appartement. Un mot de lui à cette femme et je me retrouve à la rue.
Pour la première fois depuis le début de la séance, Eren avait prononcé son nom.
- Je suis sûre que s'il lui disait quelque chose, elle le ferait. Après tout, je ne suis pas un très bon payeur, rit-il légèrement. Parfois, je règle le loyer en retard parce que mon boulot étudiant ne paye pas toujours assez. Je sais que ça l'agace et qu'elle déteste les retards.
Ce rire et ce rictus amers firent oublier à Levi que le gamin était crédule : bien au contraire, il connaissait beaucoup trop la réalité de la vie.
- Donc au final, tu as fait ton choix ?
Eren hocha la tête, toujours sans la relever.
- J'ai choisi de ne pas finir à la rue.
La résignation. C'était tout ce qui transparaissait dans la voix d'Eren à cet instant. Il avait sacrifié son bonheur pour pouvoir continuer de vivre plus ou moins décemment. Levi s'étonna tout de même d'un fait :
- Un de tes amis n'aurait pas pu t'héberger ?
- Non. Chez Mikasa, il n'y a pas de place, elle a énormément de frères et sœurs. Et Armin… Disons que ses parents ne m'apprécient pas vraiment. Ils n'aiment pas les gens… Différents.
- Ta famille ?
- On ne peut pas compter là-dessus. Ma mère est morte il y a quelques années et mon père m'a foutu dehors. Pas d'oncle, pas de tante.
Il y avait si peu d'émotion dans sa voix lorsqu'il parlait de sa famille que Levi se demanda ce qui avait pu arriver précisément. Toutefois, il garda ces questions-là pour lui.
- J'étais dos au mur. J'ai pris la décision qui me permettrait de pouvoir continuer à avoir un toit.
Levi ne montra aucune émotion lorsqu'il nota plusieurs éléments dans son carnet. Cependant, tout son être était en ébullition. Bien sûr qu'il fallait savoir être détaché dans ce métier. Parfois, c'était tout simplement difficile. Et puis Levi était humain et ne pouvait rester insensible face à l'histoire du gamin, même s'il n'avait pas tout dit.
Eren releva finalement la tête et les yeux du psychologue faillirent s'écarquiller de stupeur. Les orbes émeraudes du lycéen avaient beau sembler vides de toute émotion, les larmes qui coulaient sur ses joues parlaient pour elles. Eren craquait. Il n'aimait pas pleurer, encore moins devant qui que ce soit, mais il avait craqué. C'était dur, trop dur. Par chance ou pas une grande maîtrise de lui, il lâcha simplement quelques larmes silencieusement, n'éclatant pas en sanglots comme cela arrivait régulièrement. L'air impassible, Levi lui tendit un mouchoir, qu'Eren prit en le remerciant. Derrière ce masque de neutralité, Ackerman était bouleversé. Qu'un gamin vienne se plaindre de ses amis, c'était une chose. Que ce même gamin vienne lui avouer qu'un pervers manipulateur s'est joué de sa fragilité pour l'emprisonner dans une relation synonyme de prison, c'en était une autre. L'histoire du jeune Jaeger était bien sombre, bien qu'il soupçonnait que ce qu'il ne lui avait pas encore dit l'était encore plus. Aucun doute, il se devait de continuer à suivre régulièrement le lycéen aux yeux verts. Il allait beaucoup plus mal qu'il ne voulait le montrer et c'était inquiétant.
Eren s'en voulait un peu. Craquer devant son psy n'était clairement pas l'une des choses qu'il voulait faire dans sa vie. Il avait fait ce qu'il pouvait pour se contenir, mais les mots avaient eu raison de lui au fur et à mesure qu'il les crachait. Les mots étaient le venin qui le rongeait de l'intérieur. À l'aide du mouchoir, il essuya ses larmes et se moucha un peu. Il n'osait plus regarder le noiraud, tant il avait honte. Il avait à nouveau détourné le regard, si bien qu'il ne vit pas l'expression du visage de Levi lorsque celui-ci lui demanda finalement :
- Pourquoi tu es venu me parler ? Quel est ton but en faisant ça ?
Eren soupira et ravala son chagrin.
- Parce que c'est la seule chose que je peux faire pour tenir un peu.
{…}
Eren avait tout sauf envie d'aller travailler ce soir. Il se sentait fatigué, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Sa séance avec Levi Ackerman avait épuisé son esprit. Son corps, lui, avait du mal à tenir parce qu'Eren avait encore oublié de manger ce midi. Les jours précédents, il pouvait compter sur les doigts d'une main les moments où il avait mangé correctement. Le problème, c'est que serveur était un métier assez physique et fatigant.
Lorsqu'il arriva dans les vestiaires du personnel, Eren se changea dans un coin, exposant sa peau tachetée de bleu. Tout le monde s'étant déjà changé avant lui, il n'avait pas à craindre que l'on voie l'état de son corps. En soi, ses blessures étaient légères et ne lui faisaient qu'un peu mal. Il avait simplement honte et personne ne devait savoir. Les employés de ce bar-restaurant avaient droit à un t-shirt et à une chemise. Ils avaient le choix entre les deux. Eren, qui avait l'habitude de se promener en t-shirt, mit la chemise, cette fois.
Son service commença. Au vu des légers tremblements de son regard et de ses membres, Eren sut qu'il allait devoir faire attention. Son corps était atrocement fatigué, trop peu nourri et reposé qu'il était.
Les trois heures qui suivirent furent longues et difficiles à supporter. Plusieurs fois, Eren dut se reprendre pour ne pas céder et s'effondrer. Il se gifla intérieurement, se sermonnant pour ne pas avoir pensé à manger avant d'aller travailler. Heureusement pour lui, son service était bientôt terminé. Encore une dizaine de minutes et il pourrait aller se changer.
{…}
- On va à celui-ci ! Je l'aime bien, fit Petra Rall, le sourire aux lèvres. C'est un bar qui fait restaurant, c'est un endroit très sympa.
- Dans quoi tu nous embarques encore ? Soupira Levi.
Au départ, Ackerman ne comptait pas sortir ce soir. En plus d'être fatigué de sa journée, il avait l'esprit préoccupé par l'histoire d'un lycéen. La fin de leur séance avait été plutôt… Douce. Levi avait fait en sorte de faire légèrement dériver le sujet, de sorte à ce que le jeune Jaeger puisse se calmer et penser à autre chose. Néanmoins, il avait bien vu dans ses yeux que parler un peu lui avait fait du bien, même s'il ne lui avait sans doute pas tout dit. Il ne semblait pas prêt et c'était compréhensible. De toute façon, le noiraud savait qu'il ne lui dirait pas tout en une séance.
Petra avait fini par le convaincre de venir. Avec elle, il y avait Erd, le médecin du lycée ainsi que Hanji, une professeure de sciences qu'il connaissait bien. Les voilà arrivés devant le « Rose ». La rousse s'installa à la première table vide qu'elle trouva et ses collègues suivirent. Ils commencèrent à discuter, pas pressés pour un sou.
Un serveur s'approcha de leur table, sans réellement regarder ses occupants. D'une voix comme automatique, il demanda :
- Bonsoir, puis-je prendre votre commande ?
Cette voix fatiguée lui paraissant un peu trop familière, Levi leva aussitôt la tête. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Eren ici, dans un uniforme du bar-restaurant !
- Eren ? Tu travailles ici ?
Petra semblait également avoir reconnu son élève. Ce dernier s'arma d'un sourire de façade, tentant comme il pouvait de cacher son épuisement :
- Oui, en effet…
- Qui est ce charmant garçon ? Demanda Hanji, les yeux grands ouverts.
- C'est Eren Jaeger, l'un de mes élèves, expliqua la rouquine.
- Oh, eh bien dis-moi, Eren, tu me sembles un peu fatigué. Si tu veux, tu peux aller te poser et venir prendre notre commande plus tard.
Levi tourna la tête vers Hanji. Cette femme avait beau être folle, elle n'en restait pas moins gentille et bienveillante. Et le noiraud se rendit alors compte qu'il n'était pas le seul à avoir remarqué tous ces signaux inquiétants sur le visage du jeune homme. Cette pâleur étrange, ces joues toujours aussi creuses et ce regard absent. Eren semblait tout bonnement épuisé. Quelque chose clochait.
- Non, ne vous en faites pas. Allez, je vous écoute, leur dit le lycéen en sortant un carnet et un stylo de sa poche.
Chacun des adultes énonça ce qu'il voulait prendre, Eren les remercia et s'en alla d'une démarche peu assurée. Levi garda son inquiétude pour lui. Il croisa néanmoins le regard soucieux de son ami Erd en direction du gamin. Ce dernier revint quelques minutes plus tard avec un plateau en métal sur lequel trônaient fièrement les boissons demandées. D'une main que tout le monde remarqua tremblotante, Eren déposa les verres devant ses clients, plissant légèrement les paupières. Il y voyait vraiment flou et les images dansaient devant lui. Il fallait qu'il aille se poser, et vite.
- Excusez-moi, quelle heure est-il ? Demanda le lycéen aux yeux verts.
Erd regarda sa montre.
- Vingt-heures cinq.
- Merci. J'ai fini mon service, donc… Je vous souhaite une… Bonne soirée.
Pourquoi semblait-il essoufflé d'un seul coup ? Il était clair qu'Eren avait eu du mal à articuler correctement ses mots, à terminer sa phrase. Après un léger sourire, le jeune homme se retourna et s'en alla. Mais Levi avait un mauvais pressentiment. Petra, Hanji et Erd semblaient se poser quelques questions, mais celles-ci n'affectèrent pas la conversation commencée précédemment. Petra, en tant que professeure principale d'Eren, se fit une note mentale : celle d'aller parler à son élève un de ces jours. Hanji, ne connaissant pas plus que ça le jeune garçon, oublia bien vite celui-ci. Erd, de son côté, hésitait. Son côté médecin le rattrapait souvent, à tel point que sa femme lui rappelait régulièrement qu'il avait une vie en dehors du travail. C'était pour cette raison que cette dernière l'avait poussé à répondre à l'invitation à boire un verre, de Petra.
Alors que le petit groupe sirotait tranquillement cocktails et bières, un homme trapu et à l'embonpoint prononcé s'avança d'un pas rapide dans la salle et déclama d'une voix forte :
- Votre attention s'il vous plaît !
Sa voix puissante portait si bien que la plupart des gens présent se tut. L'air tendu, l'homme demanda, toujours fortement :
- Y a-t-il un médecin dans la salle ?
Erd fronça légèrement les sourcils et se leva.
- Oui, moi, dit-il. Que se passe-t-il ?
- Venez, répondit simplement l'autre.
Erd jeta un regard à ses collègues et amis avant de suivre l'homme.
