Qui se soucie de son taux d'alcoolémie sachant bientôt mourir ? Certainement pas moi. Ni mon bon sens, ni ma retenue. Je ne risque pas de tuer quelqu'un au volant ou de me tuer moi-même ceci-dit, le bar dans lequel je descends mon troisième verre est à une vingtaine de minutes de mon appartement tout au plus. Edelgard est bien plus raisonnable que moi, elle l'a toujours été, et j'ai parfois l'impression qu'elle revêt le rôle de la mère que je n'ai jamais connue. Une mère jeune et particulièrement canon. Ma propre remarque me percute mais je suis tellement éméchée que je ne réagis pas à son étrangeté.

Installée au bar, j'appelle le barman pour qu'il me serve une pinte de bière afin de me rincer la bouche avant d'attaquer encore plus fort. Je ne risque pas de compromettre ma sobriété, celle-ci n'est plus depuis un bon moment déjà.

—Tu devrais peut-être ralentir, souffle ma camarade de beuverie sur un ton de remontrance.

—Ce sont mes poumons qui sont atteins et non mon foi.

Ce à quoi elle ne trouve rien à redire pour le moment. Elle pense peut-être que je noie mon chagrin, ma peine ou ma colère. Mon verre s'écrase sur le comptoir dans un brusque mouvement qui attire son attention, celle de quelques badauds aussi, mais tous retournent à leurs petites préoccupations futiles rapidement.

—Edelgard... j'articule difficilement en pensant soudain que son prénom est compliqué à prononcer. Ca tangue.

Et je ne parle pas de mon envie de déverser le contenu de mon estomac sur la première paire de pompes qui se présenterait devant moi.

—Tu es vraiment irrécupérable...

Elle se retient de me dire quelque chose comme « je t'avais prévenue » et donne sa carte au barman pour régler la note avant même que je ne le réalise. La seconde suivante, l'air frais s'engouffre douloureusement dans mes poumons et Edelgard me soutient sur son épaule. Je suis une véritable loque, imbibée jusqu'au goulot, ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

Nous faisons quelques pas sur le trottoir, mes yeux se ferment régulièrement pour s'ouvrir non sans mal lourdement la seconde qui suit. J'ai juste envie de les fermer, de m'endormir, là, sur ce bitume froid. Est-ce cela que l'on ressent lorsque l'on meurt ? Je ne tarderai pas à le savoir de toute manière, et lorsque je lève mon regard sur le ciel, sur la lune et ses étoiles, je ne cesse de me demander si j'en deviendrai une, moi aussi. C'est ce que mon père me disait lorsque l'on parlait de l'après.

Tu seras la plus brillante de toutes.

Mais si je n'ai pas envie d'y briller, et d'étinceler dans la nuit ?

—Ne t'endors pas, on est presque arrivée.

—Ca risque pas...

Et ce n'est pas peu dire au vu du brouhaha que j'entends et qui se rapproche de nous. On croise un groupe de jeune qui s'avance dans le sens inverse du notre, trois ou quatre garçons qui discutent, moins éméchés que moi ceci-dit, clope au bec. J'ignore qui les a éduqués ou même de quelle façon ils l'ont été puisque l'un d'entre eux nous crache sa fumée au visage, nous enveloppant ainsi d'un épais voile nocif qui ne tarde cependant pas à se dissiper. Lorsque j'arrête enfin de tousser, époumonée comme si j'avais piquer un cent mètres, ils sont déjà trop loin mais cela n'empêche pas Edelgard de fulminer et de rebrousser chemin, me forçant à la retenir par le bras.

—El... je souffle seulement. Ca n'en vaut pas la peine.

Ce n'est pas comme si cette démonstration de sauvagerie irrespectueuse allait de toute façon changer quelque chose à mon sort, celui-ci est scellé.

—Rentrons, j'ajoute laconiquement.

Elle n'objecte pas et prend de nouveau mon bras. Je la sens trembler contre moi, sa colère la dévore silencieusement comme elle m'a très longtemps dévorée, moi aussi. La vie est injuste, Edelgard... Ne t'en étais pas déjà rendue compte ?

La porte de mon appartement passée je m'effondre dans le canapé du salon de tout mon leste. Au moins, les cartons sont tous rangés classés dans le couloir, je n'ai gardé que l'essentiel à mon confort pour les trois mois à venir, c'est amplement suffisant.

—Tu m'apporterais une bière du frigo ? j'ose demander à mon amie que je contrarie et énerve aussitôt ma demande formulée.

—Tu n'es pas sérieuse, j'espère ! Ne penses-tu pas avoir assez bu pour ce soir ? As-tu déjà oublié que j'ai du te porter, ou presque, pour te ramener chez toi ?

—Si tu dois me porter jusqu'à mon lit, au moins, il n'est pas très loin, je réponds en indiquant la pièce d'un mouvement de la main.

—Tu es vraiment détestable quand tu es ivre, Byleth.

—Rentre chez toi alors.

—Pardon ?

Je me lève du canapé pour me diriger en titubant jusqu'à la cuisine dans laquelle je me sers moi-même. La petite bouteille verte décapsulée, je m'adosse contre mon frigo et apprécie la gorgée qui je l'espère, saura faire taire toutes mes pensées.

—Rentre chez toi, Edelgard, je répète puisqu'elle n'a semble-t-il pas compris la première fois. Il se fait tard, je suis épuisée, j'ai envie de dormir.

Je contourne le bar américain de ma cuisine - j'ai choisi cet appartement que mon père a acheté par la suite pour cela - pour retrouver mon canapé dans lequel je ne m'assieds pas immédiatement cependant. Pourquoi ne dit-elle rien ? Pourquoi ne bouge-t-elle pas ?

—Je n'en peux plus.

—Quoi ? je l'interroge en levant un sourcils de façon dédaigneuse.

—Tout ça, elle m'indique de la main en me désignant, moi et ma vie. Ton indifférence... Ainsi que celle que je n'arrive plus à feindre, Byleth. Tout ça... elle répète encore avant de placer son pouce et son index sur ces sourcils. Je ne peux plus...

—Alors va-t-en, fais-je en m'effondrant promptement sur mes coussins. Je ne t'ai jamais demandée de rester avec moi, tu te l'es imposé toi-même.

—Non, toi, tu préfères te montrer méprisante pour faire fuir tous ceux qui te sont proches.

J'hoquette de manière moqueuse, un bruit désagréable qui lui est parfaitement destiné, à elle et à son analyse ridicule, avant de descendre la moitié de ma bouteille d'une seule gorgée.

—Tu fais toujours comme si tout allait bien, comme si tout t'était égal, comme si tu étais anesthésiée.

Bien. Egal. Anesthésié. Ces mots, reliés entre eux, n'ont aucun sens et pour cause, tout ce qu'elle dit est absurde. La colère monte, non sans l'aide de mon taux d'alcoolémie et mon manque de patience. Devant cette injustice que je n'ai jamais acceptée malgré mon expression fade.

—Tu es peut-être mourante, mais l'égoïsme est un choix, finit-elle par conclure sur des mots plus vifs qu'une balle de fusils tirée à bout portant perforant ma poitrine.

Le sifflement du verre scindant presque l'air en deux avant d'exploser contre un mur sur un son aigu et strident impose un silence que je ne tarde à briser cependant.

—Tu vas me faire la morale ? je hurle sans même la regarder, les muscles de la mâchoire crispés et douloureux. Tu crois que je ne ressens rien à l'idée de crever à tout juste vingt ans ? Tu crois que voyager chaque été, chaque hiver pour fuir le froid et la neige, a atténué tout ça ?

Mes poings se ferment et j'arrive enfin à glisser mon regard jusqu'au sien afin de le perforer, tout comme mes mots tentent de le faire.

—La vérité, Edelgard, c'est que je suis terrifiée ! Je suis terrifiée par le fait mourir, de seulement disparaître sans avoir la certitude qu'il existe un après ! Je suis terrifiée lorsque je sens mon cœur se fendre en deux, et se fendre une nouvelle fois, encore et encore chaque fois que je te vois, chaque fois que je t'entends, chaque fois que je me rappelle que je vais te quitter !

Des larmes dont je pensais avoir il y a longtemps fait le deuil resurgissent d'un passé bien lointain, mais son visage est déjà ravagé par la peine et mes paroles agressives, par mon expression accidentée.

—Savoir que j'allais mourir, même bien avant ça, n'a jamais rien enlevé à la douleur bien au contraire. Une part de moi a toujours espéré que ce moment n'arrive pas, qu'il n'arrive jamais. Mais il est là. C'est le moment. C'est maintenant. Et... C'est horrible.

Les derniers mots sont sortis de ma bouche en des soupirs à peine perceptibles et les bras d'Edelgard se refermant sur moi m'autorisent enfin à lâcher prise. J'ai l'impression de dessoûler immédiatement et la réalité me frappe cruellement. Je voulais juste tout oublier, quelques heures, quelques minutes. Même quelques secondes auraient été suffisantes. Un instant éphémère pendant lequel, je ne penserais pas à la mort. La mienne.

—El...

Je n'ai que le temps de murmurer son prénom sur ses lèvres que je me noie dans son regard et dans la lueur que j'y trouve. Jamais je ne pourrai briller autant. Jamais, non c'est certain.

—By... Qu'est-ce que...

Elle ne finit pas sa phrase lorsqu'elle devine mes intentions et n'a pas le temps d'objecter car mes lèvres découvrent enfin les siennes, comme elles le désiraient mais ce sont privées de le faire depuis de trop nombreuses années. Cette sensation de chaleur diffuse qui se répand jusqu'à me labourer l'estomac ou presque - difficile à dire - est très particulière. Une part de moi est soulagée de découvrir cette sensation douce et agréable mais une autre s'en veut déjà de ce qu'elle impose. Je pourrais m'arrêter là avant qu'il ne soit trop tard mais mes lèvres sont comme scellées à celles d'Edelgard sur lesquelles elles s'entrouvrent avant de tendrement se refermer. Les signaux qu'elle m'envoi sont imperceptibles et probablement involontaires mais je sais qu'elle désirais ce baiser au moins autant que moi, du moins, qu'elle l'a pendant très longtemps désiré.

—Arrête, Byleth, elle souffle sans que je ne l'écoute.

Ses mots contredisent son corps puisque sa bouche s'ouvre un peu plus quand j'y glisse suavement ma langue. Mes mains sont déjà sur ses hanches, et les picotements qui me torturent le creux des reins sont plutôt caractéristiques.