Chapitre 4
Il fallait avoir de l'espoir. Sans cela, elle était fichue. Dix ans qu'elle ne faisait que mourir à petit feu.
Dix longues années que son cerveau avait pris des grandes vacances, qu'elle ne pensait plus, ne mangeait plus, ne vivait plus.
Sans Broots, elle le savait : elle serait morte. Mais désormais, elle avait retrouvé sa raison de vivre, la seule et l'unique : retrouver Jarod. Sauf que cette fois, elle pouvait oublier le soutien du Centre, les aides financières et matérielles.
Elle se retrouvait seule contre le monde, à retrouver une aiguille dans une motte de foin épaisse de 7 milliards d'habitants et d'une décennie d'absence.
Par où seulement commencer ? C'était pour cette raison qu'elle avait voulu retourner à l'endroit où Jarod avait été vu pour la dernière fois… mais elle n'avait pu s'y résoudre.
Les mots du rapport, bien qu'en partie faux, l'avaient fait trop cauchemarder. Cette salle représentait un enfer, son enfer. Et puis, la théorie d'un Jarod vivant ne demeurait qu'une théorie. Comment aurait-elle réagit si elle s'était retrouvé devant ses ossements ? Elle n'osait l'imaginer.
Cela l'aurait sans doute achevé.
Alors, Broots avait rompu sa dernière promesse donnée à Sydney. Il s'était laissé convaincre par un argument imparable : Sydney lui-même, avait fait une dernière promesse à Catherine, et cela n'avait généré que de la souffrance. Il ne pouvait prendre ce même chemin.
Comment pouvait-elle seulement le remercier après tout ce qu'il avait fait pour elle ?
Son cœur bondit alors que l'informaticien vint lui déposer son déjeuner le lendemain, comme tous les midis.
« C'est fait, murmura-t-il en face d'elle. »
Bien qu'ayant retrouvé la parole, il demeurait d'une rareté extrême que la miss n'en fasse de nouveau usage. Elle se contenta alors d'attendre sa réponse.
« Il y avait des échantillons encore présents, des traces d'ADN. Le sien. »
Mademoiselle Parker ferma les yeux avant de sentir une main de poser sur la sienne.
« Mais la thyroïde est un organe sans lequel on peut vivre, tout comme un rein. Ils n'ont pas été choisi au hasard. Il faut qu'on trouve où ils ont été envoyé.
_ Triumvirat. »
Miss Parker sentit un frisson mauvais.
« Mademoiselle. Je vais vous poser une question… risquée, mais je la tente quand même : n'avez-vous jamais essayé d'user de votre sixième sens de nouveau ? »
Parker soupira. Bien sûr, qu'elle avait tenté. Elle pouvait communiquer avec les morts bon sang, et c'est durant des milliers de soirées désespérées qu'elle avait essayé de parler avec Jarod. A la fin, elle s'était retrouvé recroquevillée par terre, à implorer son pardon et à sangloter des mots… Bref. Oui, elle avait essayé, sans succès.
Et au fil des ans, son « don » s'était tari. Aujourd'hui, Parker n'entendait plus aucune voix, et sans Sydney pour l'aiguiller, elle n'était guère optimiste sur les chances de les faire réapparaître.
« Jarod, murmura-t-elle, comme si c'était le seul prénom capable de franchir la barrière de ses lèvres.
_ Je vous parle d'Ethan. Il pourrait vous être d'une grande aide. Il est votre véritable frère, et vous pouvez communiquer via vos voix. Avec Ethan, nous aurions au moins un atout. »
Broots, fabuleux crétin ingénieux.
Miss Parker acquiesça dans le vide avant d'observer le visage cerné de son collègue. Elle s'en voulut dans l'instant, et posa sa main sur son bras avant de lui accorder un regard désolé.
« J'y vais, je ne pars jamais trop longtemps de mon poste. Mais réfléchissez-y. Nous n'avons, après tout, eu aucune nouvelle d'Ethan depuis l'explosion. Et si on se met à chercher Jarod, on est foutu. Il est encore un sujet extrêmement sensible ici. »
Parker fixa l'informaticien s'éclipser. Il avait raison. Elle n'allait pas chercher Jarod. Il fallait trouver les réponses.
Il fallait trouver Matthew.
Miss Parker alluma des bougies dans son salon, comme pour procéder à un rituel. Elle avait en avait choisi quelques-unes avec un parfum de vanille, comme l'avait fait Sydney à l'époque, en souvenir de sa mère. Un peu effrayée par l'expérience aujourd'hui, elle avait demandé à Broots de l'épauler.
Et ce dernier, plus volubile que par le passé, lui avait donné des tas de conseils, de ceux que Sydney aurait pu lui prodiguer.
Il avait tant appris à travers Jarod et ses simulations, après tous les dossiers qu'il avait pu parcourir, qu'il voyait cela comme une énième expérience. Sauf que cette fois, le sujet était bel et bien Miss Parker.
Cette dernière s'installa sur le sol entouré de coussins, dans des habits confortables. Il fallait qu'elle se sente à l'aise.
« Vous êtes sûre de vouloir faire ça ? »
La Miss acquiesça, sans un mot de plus.
« Vous ne parlez toujours que rarement vous savez et… vous êtes encore sous le choc. Dans un état d'esprit pareil, je doute que… »
La jeune femme le stoppa d'un geste.
Les voix n'avaient souvent rien à voir avec son était d'esprit, bien que toutes n'aient pas le même volume sonore. La plus douce était celle de sa mère, mais quelques-unes chuchotaient des choses mauvaises. Alors oui, c'était effrayant, oui, elle pouvait les entendre de nouveau et les suivre, mais elle savait au fond d'elle-même, qu'elle ne le ferait pas.
Parce que Jarod était encore vivant. Et c'était ce détail qui faisait toute la différence. Sa détermination à le retrouver demeurait sans faille. Rien ni personne ne pouvait maintenant la détourner de son objectif, et elle ferait taire quiconque l'en empêcherait.
Broots, résolu, s'assit sur un canapé non loin d'elle, mais suffisamment pour lui laisser de l'espace.
Miss Parker prit une profonde inspiration, puis ferma les paupières.
« Retrouve Jarod. »
Cette voix tournait en boucle dans sa tête, et cela commençait à l'agacer. Elle comprenait maintenant pourquoi elle avait tout fait pour qu'elle se taise. Elle n'avait pas supporté d'entendre ces mots alors qu'elle le croyait mort, dans des circonstances terribles qui plus est.
« Et tue-le, ajouta la voix mauvaise. »
Intérieurement, Miss Parker hurla si fort que ce timbre-là se tut, et elle sentait qu'il ne reviendrait plus de sitôt. Parker songea que, peut-être Lyle entendait cette version des « voix ». Cela ne l'étonnerait guère après le massacre dont il était responsable.
Parker émergea de sa méditation, trop distraite par la pensée de son frère jumeau. Elle avait toujours trop pardonné à travers l'excuse de « la famille ». Elle avait passé outre son côté monstrueux, comme personne d'autre ne l'aurait fait à sa place, mais ce qu'il avait fait à Jarod…
L'égorger, le laisser pour mort, et pire encore : il avait filmé son agonie en attendant sagement sa venue. Elle s'était, pour la première fois de sa vie, sentit capable de le tuer réellement. Son sixième sens avait tenté de l'en dissuader, sa mère surtout. Pour une fois, elle l'avait ignoré, fait taire-même.
Parker avait fomenté plusieurs plans dans le but de torturer et tuer son propre frère, mais jamais rien n'aurait été à la hauteur de sa rancœur, de sa haine, de son besoin de vengeance. Il lui aurait fallu le torturer durant des siècles pour taire sa fureur. Et elle n'en avait pas trouvé la force.
De toute façon, ce connard semblait immortel, comme son père, songea-t-elle en grimaçant.
Peu importe, car de toute façon, elle retrouverait Jarod et sa plus douce, exquise, merveilleuse vengeance serait de l'aider à être libre afin de lui échapper pour le restant de son existence. Elle voulait voir la tête des dirigeants du Centre en ne parvenant pas à trouver leur Caméléon préféré, elle voulait que ce maudit Lyle subisse une pression inexplicable, elle voulait les narguer et que jamais ils ne puissent les atteindre de nouveau. Elle voulait qu'ils perdent tous la tête jusqu'à en devenir malade et que le Centre devienne un asile ambulant.
Mais plus encore, elle voulait entendre de nouveau la voix de Jarod, même si c'était pour la railler avec des énigmes stupides. Elle attendait désespérément cet énième appel de lui, et qu'il lui parle du monde, de sa mère, de ses dernières découvertes avec ce ton presque enfantin d'un homme croquant la vie à pleine dent.
« Mademoiselle Parker ? Vous avez réussi ? »
La Miss cligna des yeux vers Broots avant d'afficher une mine ennuyée et de nier de la tête. Elle n'avait fait qu'entendre sa mère lui répéter de trouver Jarod. Cela ne confirmait pas qu'il était vivant néanmoins.
Elle préférait ne pas se faire trop d'illusions, même si c'était ce dernier espoir qui la maintenait en vie à l'heure actuelle.
Miss Parker redoutait en même temps, d'apprendre de nouveau la mort éventuelle de Jarod. Elle était certaine d'une chose : elle n'y survivrait pas cette fois.
Le regard de la jeune femme tomba sur sa fenêtre alors que Broots s'activait autour d'elle à tout ranger. Elle réfléchissait à la façon dont elle pourrait mourir, juste au cas-où. Car cela relevait du miracle qu'elle soit aujourd'hui encore en train de respirer.
xxx
« Matthew »
Ce prénom ne lui disait rien. Parker ne connaissait personne s'appelant ainsi, Et elle n'osait pas trop faire de recherches, de peur d'attirer l'attention. Après tout, cela tenait de l'exploit que d'être intégrée au Centre tout en passant entre les mailles du filet en n'étant l'objet d'aucune mesure de surveillance.
Elle se demandait bien où étaient Raines et Lyle d'ailleurs. Elle ne les avait pas vu depuis au moins 4 ans, peut-être plus. Il fallait dire qu'ils ne se trouvaient plus au même étage désormais. Plus on montait dans cet immeuble de malheur, plus cela traduisait un grade supérieur et désormais, Parker se trouvait au rez de chaussée. Autant dire qu'elle n'était pas prête de retourner au 7ème étage (non qu'elle n'en éprouve la moindre envie en réalité).
Néanmoins, elle se doutait bien que si le prénom de Jarod ou Matthew franchissait ne serait-ce que la porte de ce bureau, elle allait bousiller sa position devenue discrète en ces lieux. Et elle n'en avait pas parlé à Broots sciemment.
Elle le savait capable de beaucoup trop pour lui venir en aide. Et Broots, contrairement à elle, bossait au niveau 5, en lien direct avec La Centrale.
Non, elle ne lui ferait plus courir aucun risque. Cette quête, c'était la sienne, et celle de personne d'autre.
Mais par où seulement commencer et comment ?
Parker cogitait encore et encore. Cela dura plusieurs jours avant que le rappel de la date du jour ne lui soit jeté à la figure comme une gifle. 17 décembre, jour de la mort de Sydney.
Son souffle se coupa et ce soir-là, elle rentra tôt dans sa demeure pour fouiller de nouveau parmi ses papiers. Elle mit les photos de Jarod de côté, le cœur serré. Elle évita même de les regarder, se forçant à orienter ses iris sur son parquet un peu abimé par le temps.
« Ne pas regarder, ne pas regarder, se répéta-t-elle. »
Sans quoi, elle serait bonne pour une énième crise d'angoisse, et cette fois, Broots n'était pas là pour la ramasser à la petite cuillère.
« Il me faut des réponses, prononça-t-elle en boucle, comme pour se motiver. »
Parker reprit le dossier médical de Jarod, son esprit focalisé sur l'analyse presque froide de ces informations. Elle retrouva la ligne mentionnant cet « incident » dans les escaliers et ne put s'empêcher de se souvenir. Elle avait 12 ans quand ça s'était déroulé. Ils s'étaient disputé, pour un sujet idiot (le prénom d'un lapin lui semblait-il ? A moins que ça ne soit son ton moqueur sur la couleur de ses bottes). Bref, elle avait dévalé les escaliers, il s'en était voulu alors il avait couru vers elle, et après être tombé d'une dizaine de marches et qu'elle se soit payé une des plus grosses tranches de rigolade de toute son existence, elle avait appelé Sydney en urgence parce qu'il n'avait plus pu poser le pied par terre.
Le regard dans le vide, Parker ne put s'empêcher de sourire encore d'amusement avant de devenir blême.
Sydney.
La broche avait été posée par un de ses confrères, il avait signé pour ça. Il savait donc. Et si… Et s'il s'était lui aussi, douté de quelque chose ?
Et comme d'habitude au Centre, une fois qu'une personne semblait être l'élu idéal pour avoir de précieuses informations sur lui ou elle, il était soit mort, soit disparu. C'était si pratique…
De dépit, Parker prit une profonde inspiration. Elle quitta son bureau en le fermant à double tour, puis prit sa vieille berline pour se rendre dans l'ancienne maison abandonnée du psychiatre.
