Ce chapitre a été écrit pour la 137e Nuit du FoF autour du thème "tentacule". Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Mai

La première chose qu'il se dit après avoir raccroché son portable, c'est qu'il aurait dû s'y attendre. Rien en avril, c'était étonnant ; c'était trop beau, même. Aujourd'hui, 1er mai, l'inspecteur Loki se dirige vers une nouvelle scène de crime, remarquablement marquante semble-t-il. Il ne s'en réjouit pas vraiment d'avance. Tout en conduisant, il fait ses calculs : les corps ont été découverts au petit matin, et paraît-il qu'ils sont tout frais ; le crime a donc eu lieu cette nuit même, pendant le passage d'avril à mai. Nuit particulière s'il en est, il le savait pourtant…

« Bordel de merde ! » jure-t-il en frappant son volant du plat de la main.

Il s'en veut de ne pas y avoir pensé – ou de ne pas avoir voulu y penser, peut-être ? La nuit du 30 avril au 1er mai, c'est la nuit de Walpurgis : nuit maudite où les démons s'éveillent pour danser avec les sorcières. Si, comme il le croit, le ou les responsables de ces meurtres conçoivent leurs actes comme des sacrifices rituels, ils ne pouvaient pas demeurer inactifs cette nuit. Il aurait dû le voir venir. Il aurait dû…

Il secoue la tête avec un soupir fatigué. Quoi, qu'est-ce qu'il aurait dû faire ? Passer la nuit au poste près d'un téléphone qui n'aurait pas sonné ? Patrouiller sur les routes, au hasard, pour arriver encore plus lessivé sur les lieux du crime ? Il n'y a rien qu'il aurait pu faire pour empêcher ce qui s'est passé. Tout ce qu'il aurait gagné à réaliser plus tôt ce qui risquait de se produire, c'est une nuit blanche passée à se ronger les sangs.

Sa destination est une église désaffectée à la sortie d'un village. Loki ira frapper aux portes tout à l'heure : avec un peu de chance, quelqu'un aura vu quelque chose. À l'intérieur du vieil édifice, la scène est aussi marquante qu'annoncé ; même le légiste en paraît chamboulé, c'est dire. Loki remonte les rangées de bancs pourris, presque tombés en poussière, jusqu'au chœur où se trouve encore un autel de pierre autrefois blanche.

« Trois victimes, déclare le légiste. À première vue, des adolescents d'une quinzaine d'années. Il est encore trop tôt pour déterminer de quoi ils sont morts mais, vu la quantité de sang répandu, il est probable qu'ils ne l'étaient pas quand on les a… »

Il ne termine pas sa phrase, ce n'est pas nécessaire. Démembrés, voilà le mot qu'il n'a pas voulu prononcer. Et disposés avec recherche, constate Loki en se frottant les yeux dans le vain espoir de calmer son tic : bras, jambes, torses forment comme un dessin autour de l'autel, baignés de sang. La scientifique est d'ailleurs à pied d'œuvre pour relever toutes les empreintes sanglantes que contient le bâtiment : là aussi, avec un peu de chance, on pourra en tirer quelque chose. Les têtes des trois victimes sont posées sur l'autel, en triangle, autour d'une statuette.

Loki s'approche en s'efforçant de ne pas trop marcher dans le sang bien que toutes les traces autour de l'autel aient déjà été photographiées. Les visages morts des trois garçons grimacent, bouche tordue et yeux révulsés : encore une chose dont il rêvera cette nuit, ou la prochaine, ou toutes les autres. Il essaye de se concentrer sur la statuette, et c'est assez facile tant celle-ci est insolite et dérangeante. Faite d'un métal qui ressemble à du bronze, elle mesure une cinquantaine de centimètres de haut et représente une créature inconnue assise sur un piédestal : des pattes griffues, un corps écailleux, des ailes longues et étroites repliées dans le dos et une tête… une tête semblable à une pieuvre d'où pend une forêt de tentacules.

« Un démon d'une rare laideur », commente le légiste avec sobriété.

Loki sent son estomac se soulever. Il y a de quoi, avec ce spectacle de corps suppliciés, ces têtes coupées, sans parler de l'odeur… mais il sait que ce qui le répugne vraiment, c'est la statuette. Laide, certes ; hideuse, même. Pourtant, ce n'est pas le mot qui lui vient à l'esprit quand il la regarde et qu'il sent ses entrailles se nouer et tous ses poils se hérisser.

« Impie », murmure-t-il, trop bas pour que le légiste l'entende.

Étrange choix d'adjectif, pour un incroyant tel que lui. En tout cas, cette chose est totalement contre-nature, il le ressent au plus profond de ses cellules. Et totalement malfaisante.

Il pense alors à ces deux phrases qu'il a entendues en rêve, plusieurs fois depuis la première fois, sur le bas-côté d'une route déserte. Le moment est venu de faire ce qu'il s'est refusé à faire jusqu'à présent : élucider leur origine et leur signification. Maintenant qu'il a vu la statuette, il n'a plus aucun excuse, parce qu'il sait désormais où chercher.