Chapitre 5


Nicholas était un garçon aussi occupé que détruit. Il avait hérité de cette maison, mais n'avait jamais eu la force de s'en occuper outre mesure.

Lorsque Miss Parker pénétra dans les lieux, le parfum encore présent de son ancien collègue, et ami, la frappa de plein fouet. Elle avança dans un silence pesant, et chacun de ses pas soulevait une bonne couche de poussière qui collait sur sa semelle et manquait de la faire glisser. Il y avait encore une tasse posée sur le rebord de la cheminée, avec une vieille tache de café incrusté dans le fond. Un pull beige reposait sur la chaise du salon, et son écharpe pendait mollement sur une des patères de l'entrée, tout prêt de son béret. Miss Parker approcha sa main de la laine, et elle ressentit une drôle de sensation dans son estomac.

La jeune femme s'avança jusqu'au bureau, prêt de l'âtre comportant encore de vieilles cendres. Elle alluma la lampe de notaire en un faible clic, et éternua en s'essuyant les mains pleines de saleté sur son pantalon. Elle n'avait guère trop d'espoir concernant cette « piste », si on pouvait nommer ça ainsi, mais c'était la seule qu'elle avait pour le moment.

Elle comptait sur le discernement de Sydney. Il avait fait promettre à Broots de ne pas se rendre dans la salle 357, et c'était déjà interpellant après tout.

Quelle était la raison d'une telle demande ? Laisser Jarod reposer en paix ?

Quelle bonne blague vu sa « fin ». Non, il y avait autre chose. Voulait-il, en un dernier accès désespéré, protéger Broots, le dernier debout de leur trio improbable ? Cela ne l'étonnerait pas, c'était même bien son genre. Cachotier, protecteur et ambigu à la fois.

Miss Parker se secoua la tête et fouilla les papiers de Sydney. Ce geste lui provoqua tout de même un pincement au cœur, car ils n'avaient pas été touché depuis son trépas. Tout ici avait été laissé tel quel, comme si le propriétaire de cette maison s'en était allé travailler le matin-même.

Les dossiers, recouvert eux aussi d'une grosse couche de poussières, n'étaient pas très intéressant et traitaient d'expériences « en cours », toujours sur des jumeaux. Alors, Parker s'interrogea : où Sydney aurait-il pu cacher une quelconque information sur Jarod ?

La jeune femme fouilla les tiroirs, avant de se figer. Elle sortit avec douceur une carte de fête des pères, mais qui n'avait pas été dessinée par Nicholas.

Elle aurait reconnu ces traits parmi des milliers, et Parker passa alors son pouce sur la signature en bas, à droite du papier cartonné. Elle ouvrit le dessin et un post-il en tomba sur ses genoux.

Parker baissa les yeux, et tomba sur un mot : foyer.

Ce mot aurait pu correspondre à des tas de réponses. Des dizaines de milliers même, et pourtant, Miss Parker bondit de son siège plus qu'elle ne se leva avant de reprendre sa voiture et de faire crisser les pneus.

Xxx

« Je vois que les Parker causent toujours problème, d'une façon ou d'une autre, crossa une voix sifflante.

_ Je vous promets Monsieur, de m'assurer qu'elle ne découvre rien.

_ La fille pose trop de questions.

_ Ce n'est qu'une passade… Peut-être a-t-elle oublié de prendre son traitement.

_ Tout cela était votre idée. Ne me faites pas regretter ces décisions bancales, ou j'exécuterais ma promesse originelle, peu en importe les conséquences. »

Un poing se serra, habillé d'un gant de cuir qui émit un plissement désagréable à l'oreille. Seul le bruit d'une bouteille à oxygène que l'on traine fendit l'air et quitta peu à peu le bureau unique du 8éme et dernier étage.

Xxx

« Refuge » ? Cela aurait été beaucoup trop simple. Bien trop évident, tout le monde (ou presque) avait compris l'importance de cette notion pour Sydney et son « sujet ». Mais celle de foyer ? Il n'y avait que Miss Parker pour la saisir.

Les questions qu'elle se posait commençaient à creuser des sillons de plus en plus profonds dans son esprit, car qui avait connaissance de cette conversation qu'ils avaient eu dans la voiture, juste sur le tarmac ? Absolument personne. Pourtant, ce fut un des rares, voire l'unique instant où Jarod s'était ouvert à elle, où il avait parlé de fonder un « vrai » foyer.

Mais peut-être ce terme ne la concernait-elle pas elle, mais lui, et ce qu'il avait toujours recherché ? Un foyer…

Miss Parker roulait vite cette nuit-là, mais prudemment à la fois. Maintenant que le doute lui était permis concernant la mort de Jarod, elle se refusait à mourir bêtement. Il ne manquerait plus qu'elle se plante dans un fossé. Un comble, après tant de temps passé à errer comme un zombie.

La chasseresse ralentit l'allure, jusqu'à trouver un endroit où garer sa vieille berline à l'abri des regards. Ce jour-là, elle n'avait pas choisi de talons hauts et c'était tant mieux pour elle puisqu'elle devait bien parcourir au moins deux kilomètres pour arriver jusqu'aux lieux qui faisaient naître tant de doutes chez elle.

Une fine pluie tombait, humidifiant ses cheveux au fur et à mesure jusqu'à ce qu'ils soient si trempés que plusieurs mèches faisaient ruisseler de grosses gouttes sur son visage. Parfois, cela gênait sa vue, et elle devait cligner des paupières plusieurs fois pour faire partir cette sensation désagréable. L'air était froid et humide, alors elle tremblait comme une feuille sous son gros manteau de laine. Elle n'aurait dû mettre qu'une vingtaine de minutes pour arriver à bon port, mais elle en mit dix de plus.

L'éclairage public était faible, il était au moins une heure du matin, il pleuvait et à mi-chemin, le vent s'était joint à la partie et fouettait l'air sur ses joues.

Au moins, elle se sentait vivante, c'était le moins qu'elle pouvait dire. Elle regrettait presque ces soirées où elle s'endormait devant le feu de cheminée et le programme télé barbant que Broots lui avait laissé.

Broots. Elle continuait à l'appeler ainsi, même s'il lui avait déjà avoué s'appeler Paul. Ce prénom signifiait d'ailleurs « petit ». Elle s'en rappelait, car son professeur de catéchisme le lui avait glissé un jour, alors qu'elle lui avait dit haïr son prénom.

Miss Parker se secoua la tête avant de se figer, et de chercher un endroit où se cacher.

Un homme venait de sortir d'une maison. Et pas n'importe laquelle.

Elle reconnaissait cette ferme, cette grange pour les avoir vu en photographie, après que Jarod s'y soit rendu. C'était l'ancienne maison de ses parents. Et quel autre lieu auraient-ils pu choisir pour l'emmener ? Enfin, elle n'était sûre de rien. Mais cet endroit grouillait de nettoyeurs, ce qui était un signe avant-coureur.

Miss Parker prit une profonde inspiration avant de réfléchir à vive allure. Qui d'autre que le Centre aurait pu être capable de leur jouer un tour aussi vicieux ? Capturer le Caméléon, puis le garder dans le lieu même où ils l'avaient kidnappé. Sans doute une idée de Raines.

Malgré tout, rien ne lui disait que Jarod était ici. Sydney avait eu un pressentiment, sans doute à la fin de sa misérable vie puisqu'il ne s'y était pas rendu, trop affaibli. Il avait juste laissé ce mot, pour elle l'espérait-elle. Il avait tant essayé de la secouer, mais pourquoi alors ne lui avait-il pas parlé de Jarod ?

Avait-il voulu le protéger ? La protéger ?

Si tel était le cas, elle lui en voulait. Il n'avait pas eu le droit de la laisser dans l'ignorance.

La mort de Jarod l'avait littéralement achevé… Et c'était, ce soir, peut-être la première fois qu'elle l'admettait réellement. Oui, c'était Jarod qui l'avait rendu ainsi, et même le trépas de son « père » qui avait sauté d'un avion en plein vol n'aurait jamais pu avoir un tel impact sur elle.

Elle avait été si… naïve, si crédule, mais aussi si prétentieuse d'avoir pu penser duper son monde aussi longtemps, d'avoir pu croire et faire croire qu'elle réussirait à attraper Jarod d'elle-même un jour, si stupide de ne pas avoir envisagé que son taré de frère aurait pu la devancer. Merde, il avait déjà tué Jarod à plusieurs reprises, une de plus ou de moins ne faisait pas une grande différence pour ce fou furieux.

Miss Parker serra le poing en prenant une inspiration aussi profonde que tremblante. Elle se détestait. Mais ce n'était plus le moment pour les lamentations.

La jeune femme jeta un regard par-dessus le buisson derrière lequel elle s'était cachée. Elle revit un autre nettoyeur, le 5ème depuis seulement une dizaine de minutes. Aucun doute, le Centre faisait des choses là-dedans. Mais comment procéder pour creuser cette piste, et que faire ?

Elle n'avait aucun plan, aucune connaissance des lieux, et même pas une paire de baskets aux pieds. Se précipiter là-dedans reviendrait à plonger dans la gueule du loup.

« Et si Jarod s'y trouvait vraiment ? Et s'il était là ? »

Son cœur se mit à accélérer dangereusement. Il s'agissait de ne pas prendre de risques inutiles. Rien que cette pensée rendait déjà ses mains moites. Il fallait qu'elle analyse les lieux, l'architecture, et qu'elle s'équipe pour s'introduire là-dedans sans se faire repérer. Ce soir n'était pas le bon soir.

Miss Parker jeta un dernier regard désemparé vers la porte en bois non gardée. Elle avait l'impression de faire une énorme bêtise.

Xxx

Il fallait bien s'y résoudre : Broots l'avait tellement bombardé de questions qu'y répondre, en partie, avait été inévitable. Alors elle avait parlé de la maison d'enfance du Caméléon, du « foyer ». Elle n'avait pas nommé Sydney, appuyant juste ces informations par une « pure intuition ». Comme si les voix les lui avaient communiqués, alors qu'il n'en était rien.

Elle avait bien été contrainte de lui parler de son escapade, mais toujours en des phrases très courtes, simples et en répondant aux questions de son ami par un simple « oui » ou « non ».

Broots avait été contrarié. C'était un homme prudent, apeuré à l'idée de faire des vagues et c'était sans doute ce qui lui avait assuré une certaine pérennité au sein du Centre. Mais cela n'était, à contrario, pas dans le tempérament de la chasseresse.

Convaincre l'informaticien de lui dégoter les plans de la maison les plus récents était un détail. Mais se retrouver à devoir le rassurer car elle s'y rendrait le soir-même était une autre paire de manches qu'elle n'avait pas été préparé à enfiler.

« Mademoiselle Parker, vous ne pouvez pas faire ça.

_ Je le peux, rectifia-t-elle.

_ Qui dit « nettoyeur » dit « traces à nettoyer ». Je suis certain que vous n'en avez pas croisé qu'un ou deux. Si vous vous faites repérer, alors, alors… »

Et le voilà qu'il bégayait. La jeune femme leva les yeux au ciel pour se retenir de ne pas l'étrangler, ou pire encore : s'attendrir. Quelque part, cela montrait qu'elle comptait encore pour quelqu'un. Et ce vieux crétin avait son côté touchant. Mais il s'inquiétait pour des broutilles, puisqu'elle savait bien qu'en ne s'y rendant pas, en ne creusant pas cette maigre piste, elle redeviendrait la morte qu'elle avait été durant cette dernière décennie. Et prendre un risque pareil valait un million de fois l'existence qu'elle menait avant, non ?

« Broots, prononça Miss Parker. »

Lorsque la jeune femme posa ses mains sur les épaules de l'informaticien, il arrêta de chercher ses mots, mais semblait toujours aussi paniqué.

« Paul. »

Cette fois, Broots s'arrêta définitivement et la dévisagea du même regard qu'elle avait jeté sur la version catholique repenti de Raines.

« Vous allez mourir, souffla-t-il.

_ Non. Au contraire, je ne peux pas vivre sans... »

Elle ne parvint à terminer sa phrase, et il ne trouva rien à redire. C'était sans doute la chose la plus censée qu'elle n'avait jamais prononcé. C'était un aveu, à demi-mot quelque part, sans vraiment l'être. Du Miss Parker tout craché.

« J'y vais, conclut-elle en prenant les papiers des mains de l'homme.

_ Mademoiselle Parker, l'alpagua-t-il.

_ Parker, rectifia-t-elle.

_ Pardon ?

_ Parker. »

Broots fronça les sourcils, avant de se secouer la tête.

« Faites attention à vous. »

Pour la première fois depuis peut-être… eh bien toujours, Miss Parker adressa un sourire sincère à Broots avant de partir de son bureau. Et l'informaticien eut toutes les peines du monde à ne pas la retenir en s'accrochant à sa jambe comme un gosse sur le point de perdre sa propre mère. Il lui semblait qu'il la voyait pour la dernière fois de sa foutue existence.