Nous y voila, nous y sommes. La dixième et dernière séance et par chance, point de onzième gratuite à l'horizon. Ce matin, les yeux de Manuela sont encore plus gonflées que deux brioches encore chaudes. Pour sûr, le boulanger n'a pas du avoir la patoune légère sur la poudre à lever. Un peu comme lorsque la Déesse a fait la connerie de donner vie en ce monde : « un soupçon de beauté et une pincée de co- oups ! » aurait-elle dit après avoir renversé la fiole de débilitude toute entière.
Enfin, ce n'est de toute manière pas comme si les brioches ou autres pâtisseries me faisaient vraiment envie, moi, je préfère croquer dans une belle jambette encore chaude. L'os de la hanche est d'ailleurs plus solide que le ciment et j'y vois là déjà fabuleuse utilité si un fou venait m'emmerder pendant ma pause casse-croute. Il repartirait en hurlant après s'être pris un bon cuisseau sur la trogne. Une ou deux semaines après, il devrait sans doute témoigner en cours de justice, et jurer son innocence sur ses testicules comme dans la Rome Antique.
J'ai fait le deuil de ma chaise et de mon coussin même si la marmotte n'est pas là aujourd'hui, faut dire qu'avec toutes la bave qui le recouvre, je doute même quant à sa couleur d'origine. Le tout passera surement dans l'âtre d'une cheminée, si Manuela ne décide pas de vendre ça au marché noir pour renflouer les caisses. Je ne sais toujours pas dans quoi passent toutes les aides sociales. Peut-être qu'elle entretient l'économie du gouvernement russe, après tout, dix pour-cent de ces derniers proviennent de la vente de la vodka.
J'ai pris la même chaise que la dernière fois, face à Miss Tique, quoiqu'elle ne risque pas d'en attraper à seulement se lécher le pelage sur un petit coussin doré. Son amie est là aussi aujourd'hui et nous avons deux nouvelles. La première a la face avalée sous une immense capuche, difficile de dire de quoi elle à l'air mais les oreilles mouchetée et pointues dépassant de la crinière dorée de l'autre me font déjà hérisser le poils. Ne manquait plus qu'un gros chats supplémentaire.
—Eh bien, Ingrid, veux-tu bien nous dire pourquoi tu es ici ?
Les questions ne traînent pas et la susnommée prend cette séance très aux sérieux puisqu'elle adopte une position de type constipation soudaine en plein entretien d'embauche, bien qu'elle n'ait pas l'air d'être apopathodiaphulatophobe.
—Ma famille n'accepte pas que je sois végétarienne.
J'essaie de ne pas m'étouffer en entendant la lynx expliquer préférer manger trois feuilles de salades à un bon steack. J'imagine bien ses parents frapper de porte en porte, livre à la main, pour tenter de convaincre que la viande c'est la vie. Pour sûr qu'ils planquent pâté saucisson et jambon sous leur lit. Nul besoin de me convaincre cependant j'accompagne chaque repas d'un morceau bien saignant, sauf lorsque je me nourris de céréales cela dit.
—Il se trouve que j'ai eu une altercation récemment, avec une girafe.
Oh ! Voila qui est intéressant ! Aurait-elle soudain craqué ? A-t-elle eu l'envie impromptue de planter griffes et crocs dans un fessier bien charnu ? Tant d'idées fusent dans ma tête mais sont bientôt réduites en cendres lorsqu'elle explique qu'elle voulait simplement le dernier mélange de trio de lentilles accompagné de ses petits oignons au rayon bio du supermarché. J'imagine que la girafe n'a pas du apprécier et personne ne se frotterait à ce mammifère dont la ruade peut briser le crâne et les côtes d'un lion. Il parait aussi qu'elle peuvent lécher leur propres oreilles... De quoi me donner quelques idées pour occuper ma soirée. Et je parle de faire des recherches sur les girafes, pas de tenter de me décrotter les oreilles avec la langue.
J'ai le poils qui se hérissent lorsque d'étranges vibrations sont soudain plus insupportables que les tic-tacs de l'horloge. Mais d'ou viennent ces ronrons incessants ? J'ai l'impression d'être devant la scène d'un opé- Ha. Tout s'explique, surtout quand je vois la petite chatte chocolat les yeux en cœur et les lèvres étirées jusqu'à ses grandes oreilles, dévorant des yeux Ingrid. Elle devrait peut-être changer de méthodes puisque la lynx est somme toute végétarienne. Arg, quelle étrange et désagréable sensation que d'être entourée de tous ces félins, mais au moins aujourd'hui je n'ai pas à supporter la présence de l'ogre plus gras qu'une rouelle non découennée.
Ma foi, j'ai déjà à de nombreuses reprises réfléchi à une façon originale de quitter ce monde et cette histoire de lentilles et d'oignons me donne quelques idées puisqu'en pétant pendant six ans et neuf mois l'on pourrait produire assez de gaz pour créer l'énergie d'une bombe atomique. En s'y prenant correctement, une poignée de gens un peu gourmands pourrait réduire la Terre en un gros tas de poussière mal odorante. Ne resterait plus qu'à prendre un billet pour aller se réfugier dans l'espace, et si l'espace ne plait pas, bien qu'on ne puisse y roter par je ne sais quel phénomène les pets sont eux, toujours possibles ! Ha, vaut mieux pas que toutes les vaches de la terre se mettent à péter en même temps, sinon bonjour le bon nuage toxique façon Tchernobyl. La gazelle n'a même pas remarqué ces petites réflexions qui m'ont emmenée déjà bien loin. D'ailleurs, gazelle... gaz... Ca ne peut-être une coïncidence !
L'autre nouvelle, encapuchonnée comme un pénis pris au piège dans un morceau de latex, n'a semble-t-il toujours pas dit un mot. Il parait qu'elle se prend pour une invocatrice obsédée par les boules. Heureusement, pas toutes les boules d'ailleurs. C'est aussi une cleptomane des accessoires, adepte de lunettes aux goûts douteux et de tout ce qui tient de près ou de loin sur sa tête. Une étrange fille sortie d'un monde plus étrange encore. Ho ! La séance est passée vite cette fois !
—Toujours fidèle à vous-même.
Le contenu de ma bouche ressemble a un casse-tête chinois sur lequel on pourrait facilement passer plusieurs heures, les suivantes seraient consacrées à l'étude du gouffre qui me sert d'estomac. Nombre de scientifiques serait étonné de mon anatomie particulière. Peut-être que le second estomac que j'ai à la place du cœur explique d'ailleurs pourquoi je manque cruellement de sensibilité et que ma patte se retrouve si facilement dans le visage des autres. Le temps d'avaler les petits canapé au fromage sans qu'aucun ne risque coincé, me voila équipée d'une fabuleuse haleine pour répondre à Edie Pattes de Velours. Ha, ce nom serait parfait pour le casting de l'un de mes films d'animations préférés, ne manquerait plus que l'œuf sur son petit muret beige, sans les cocottes alignées bien-sûr.
—Fort heureusement pour vous, c'est bien la dernière fois que vous aurez à me supporter.
—Je suis certaine que vous avez été la première à le penser.
Et me revoilà les yeux décrivant les mouvements d'un pendule devant sa queue qui s'agite.
—Je ne peux le nier. Mais puisque c'est la dernière fois peut-être pourriez-vous enfin me dire pourquoi vous êtes ici.
—Vous ne laissez jamais tomber, vous.
—Pas lorsqu'il s'agit de vous agacer en effet. Alors ?
—Disons simplement que je me suis trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.
—Comme sur les toits de la ville ? Pensiez-vous que je ne vous aurais pas reconnue ? Une petite chatte parfaitement immaculée qui se ballade la nuit tout en haut des building..
—Je voulais seulement évacuer.
—L'article est passé dans le journal, ils ont cru à une tentative de suicide.
Une histoire finalement bien moins croustillante que mes céréales chockapouette même après une nuit entière dans un bol de lait abandonné dans ma cuisine.
—Soyez honnête, vous aviez envie de hurler à la lune.
—Et me comporter comme un vulgaire sac-à-puce trop vulgaire et bourru ? Certainement pas.
—Au moins le sac-à-puces, lui, n'est pas tombé.
Ha, une ambiance étrange s'installe mais celle-ci n'est en rien due à cette très naturelle joute verbale et l'échange de compliments qui l'accompagne.
—Cette fille est très étrange.
—A ne pas en douter, nous devrions peut-être partir.
Car en effet le petit chaperon couleur latex ne cesse de nous dévisager d'une bien étrange façon. Edelgard n'a pourtant rien d'une boule même bien que nous soyons en hiver bien au contraire et je ne donnerais pas cher de la peau de quelqu'un qui traiterait une fille ainsi. Il ne serait même plus possible de faire de tout cet épiderme une carpette douillette pour les pieds. Ha, et ce petit filet de bave qui s'échappe de ses lèvre, pas tous les Saints, il me donne la nausée.
—Bien, je suppose que nous ne recroiserons plus jamais.
Elle suppose bien, la petite Persan. A moins que l'envie inopinée de gifler un gosse ou deux me revienne subitement et elle finirait peut-être par croiser le célèbre petit bonhomme orange armé de son pic à brochettes après tout. Supporter une dizaine de séances supplémentaires est parfaitement inenvisageable surtout pour finir par ressortir plus frappé que les très célèbres desserts de Wcbo. En un peu plus givré d'ailleurs.
Je suis tout de même prise d'une pointe de nostalgie, adieux pelotes, pointeurs lasers et petit ventilateur inutile pour soulever ses longs et doux cheveux blancs de façon très hautaine. L'agacer était somme toute plutôt divertissant finalement.
—Sauf si l'envie vous prend à nouveau d'aller hurler à la lune.
—Par tous les Saints, je vous dit que cela n'était en rien mon intention !
Bien sûr, il ne manque que les quelques pépites, le trou pour la paille et le supplément choco-noisette et elle aussi pourrait être présentée sur un plateau comme tous les autres participants ici.
—Vous devriez vous lâcher, Edelgard, être autant crispée n'est en rien bon pour le système digestif vous savez.
—Je vous assure que mon transit et moi nous portons à merveilles.
—J'imagine qu'il s'agit de l'un des nombreux avantages du Gourmet Gold sur son petit lit de sauce.
—Au moins ce petit lit de sauce ne me donne pas la même odeur qu'un Crousy-Cheese sortit tout droit d'un four !
—Je ne prends pas de Crousty-Cheese mais seulement le menu King-Nugget, vous devriez le savoir pourtant mais je ne risque pas de vous croiser là bas.
—Ni là-bas, ni ailleurs.
Et la revoilà, cette condescendance, cette attitude hautaine et ces mèches qui volent. Ha, le filet de bave de l'autre siphonnée du bocal s'est changé en une grosse flaque un peu visqueuse. Un esprit somme toute bien trop complexe pour que je ne m'aventure à le comprendre.
—Bien, alors au revoir, Edelgard.
J'imagine en effet que nous ne risquons pas de nous recroiser, mes séances sont enfin terminées, et loin de moi l'envie de me retrouver par hasard ou non d'ailleurs à une autre de ces séances ou à une Réunion des Moins Anonymes. A moins que l'on en décide autrement...
... n'en déplaise à la petite Persan.
