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Chapitre 5 : Décompensation

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Vêtue de son plus beau tailleur, Penny sortit de la banque avec un sourire radieux accroché aux lèvres. La jeune femme de vingt-trois ans, tout juste embauchée chez les Wayne – garantissant par là une certaine stabilité financière – avait réussi à convaincre son banquier.

Elle leva les yeux vers le ciel bleu et ensoleillé, puis ferma ses paupières un instant, savourant la douce brise qu'elle sentait sur son visage.

Heureuse.

Elle se sentait heureuse. Tout simplement.

Elle avait obtenu le prêt qu'elle souhaitait tant. Bien sûr, ça n'avait pas été une mince affaire de négocier... Mais elle avait réussi. La banque lui avait accordé la somme d'argent dont elle avait tant besoin.

Son sourire se renforça tandis que la merveilleuse pensée s'installait dans son esprit.

Elle avait l'argent, et elle avait les contacts qu'il fallait.

Tout était prêt.

Les yeux toujours clos, Penny sentait le vent caresser doucement son visage, de même que les agréables rayons du soleil. Elle écarta les bras, comme si elle cherchait par là à embrasser la vie, puis tourbillonna sur elle-même dans un petite rire plein de joie. Elle rayonnait.

C'était le plus beau jour de sa vie.

Enfin, elle allait pouvoir devenir maman !

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Thomas Wayne essayait tant bien que mal de cacher sa nervosité. Accompagné de Benjamin Stoner, ils traversaient ensemble les couloirs du hall de l'asile pour se rendre jusqu'à la salle des visites, où il devrait bientôt affronter Penny Fleck. Penny, la jeune femme qui avait travaillé au Manoir pendant ces quelques mois où tout avait dérapé. Si seulement il avait su, au moment où ils l'avaient embauchée...

« Prêt ? » demanda alors le psychiatre tandis qu'ils étaient arrivés devant la porte de la salle en question.

Le jeune homme hocha la tête pour confirmer. Il lui était difficile d'affirmer cela avec des mots, car ça rendrait la chose d'autant plus réelle. Trop réelle.

Heureusement, il avait eu une semaine pour se préparer à l'événement. Le psychiatre lui avait même fait parvenir un document précisant certaines paroles spécifiques à prononcer lors de cette entrevue. Thomas s'était donc exercé, répétant son texte auprès de son nouveau majordome, Alfred Pennyworth, ce dernier essayant d'imaginer d'éventuelles répliques de la part de Penny Fleck. Ce qui jusque là n'avait été qu'un désagréable jeu de rôle s'apprêtait à devenir réalité.

« Un gardien sera présent, lui répéta le psychiatre. Il veillera à ce que tout se passe au mieux. Il a notamment reçu comme consigne de ne laisser aucun contact physique se produire entre vous et mademoiselle Fleck. Quant à moi, je vous attends ici, je ne bouge pas. »

De nouveau Thomas hocha la tête.

« Elle est déjà à l'intérieur ?

- Tout à fait ».

Alors Thomas décida d'entrer, d'un coup, comme on arracherait un pansement. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer... Il actionna donc la poignée et pénétra dans la salle.

La gardien présent dans le lieu vint immédiatement à sa rencontre ; mais son regard fut tout de suite attiré par la jeune femme assise à la table au centre de la pièce. Penny Fleck. Malgré sa tenue de patiente et son visage sans maquillage, il la reconnaissait parfaitement.

Celle-ci se leva, un sourire resplendissant accroché aux lèvres.

« Thomas ! » s'exclama-t-elle avec une joie non feinte, se précipitant vers lui.

Le gardien remplit immédiatement sa mission, s'interposant entre la patiente et le jeune homme.

« Mais enfin, je peux le serrer dans mes bras tout de même, non ?

- Retournez vous asseoir » ordonna le gardien.

Déçue, Penny hésita un instant avant de s'exécuter. Une fois rassise elle retrouva son immense sourire, et Thomas se décida à aller s'asseoir en face d'elle. Et puis, puisant dans ses forces, il prononça les paroles qu'il avait appris par cœur.

« Bonjour, Penny. Comment vas-tu ? »

Son regard s'illumina à ses mots.

« Très bien Thomas, merci. Enfin, le mieux possible compte tenu des circonstances... Et toi, comment vas-tu ? Mon Dieu, ça fait tellement longtemps que je ne t'ai pas vu ! Tu es toujours aussi beau... » lui dit-elle d'un ton amouraché.

Le jeune Wayne se crispa à ces mots. C'était bien trop de proximité, d'intimité, de la part de cette jeune femme qu'au final il ne connaissait qu'à peine.

Il se décida néanmoins à essayer de jouer le jeu jusqu'au bout.

« Je vais bien, répondit-il. Enfin... Il y a quelque chose dont je dois te parler, et malheureusement ça ne va pas être facile. »

Il laissa le silence planer, et la jeune femme fronça les sourcils.

« Qu'y a-t-il ? Voyons Thomas, tu pourrais presque me faire peur » dit-elle dans un rire qui sonnait faux.

Le jeune homme avala sa salive difficilement avant de prononcer les fameuses paroles.

« Voilà... Penny, je... Je suis venu te dire que nous deux, et bien, ça ne peut plus durer. »

Le sourire disparut du visage de la jeune femme.

« Quoi ? Mais... Enfin, voyons, qu'est-ce que tu racontes ? »

Elle avait dit cela avec un petit rire nerveux. Thomas Wayne, quant à lui, prit un ton ferme et déterminé.

« Penny. Je suis désolé, mais... Je te quitte. Tout est fini entre nous. »

Penny sembla alors se décomposer face à lui.

« Tu.. Quoi ? Mais qu'est-ce... »

Elle marqua un temps d'hésitation.

« C'est une blague, c'est ça ? reprit-elle d'un air affolé. Dis-moi que tu plaisantes !

- Je suis on ne peut plus sérieux » affirma le jeune Wayne.

Penny semblait ne pas en croire ses oreilles. Thomas avait l'impression que celle-ci venait de se recevoir une violente gifle en plein visage. Ou une brutale douche froide...

Elle sembla hésiter quelques instants. Son expression passait du choc à la méfiance, puis elle retrouvait le sourire avant de froncer les sourcils, et ainsi de suite. Un violent conflit semblait avoir lieu dans son esprit, comme si elle avait énormément de mal à entendre ce qui venait de lui être dit.

« Tu... Tu es... sérieux ? » demanda-t-elle au bout d'un moment.

Thomas hocha la tête et, cette fois-ci, le sourire ne revint plus sur le visage de la jeune femme.

« Mais... Mais enfin, je ne comprends pas... Pourquoi ? Qu'est-ce que..? Thomas, je ne comprends pas... »

Penny avait l'air complètement perdue.

Le jeune Wayne prit une inspiration puis récita la suite de son texte.

« Je suis désolé, Penny. Je pensais sincèrement être amoureux de toi. Vraiment. Mais, voilà... J'ai rencontré quelqu'un il y a peu, et je me suis rendu compte à ce moment-là ce que cela voulait dire d'aimer, aimer quelqu'un véritablement. Je pensais que c'était le cas avec toi, mais je me rends compte que je me suis trompé. Je ne savais pas... Tout est différent maintenant. »

Le jeune homme tremblait tandis qu'il prononçait ces mots, redoutant la réaction de la jeune femme face à lui. Son teint avait atteint une pâleur extrême et elle le regardait sans ciller de ses grands yeux exorbités.

« Tu... Tu as rencontré quelqu'un d'autre ? »

La colère déforma alors son visage.

« Qui ? Dis-moi qui est cette-

- Penny, coupa Thomas avant que l'insulte ne fuse. Tu te trompes de cible dans ta colère. Ce n'est pas la personne que j'ai rencontré qui est à blâmer. Le seul fautif, c'est moi. Je ne connaissais rien aux choses de l'amour. J'ai naïvement cru que je t'aimais, mais... Je t'ai toujours beaucoup apprécié, Penny, mais maintenant que j'ai découvert ce qu'aimer signifie vraiment, je ne peux pas me voiler la face plus longtemps. Et je ne peux pas te mentir, Penny. Je ne peux pas te laisser croire qu'il existe encore une chance entre nous. »

Thomas trouvait ces dernières paroles particulièrement hypocrites, mais il avait dû se résoudre à les prononcer pour aller jusqu'au bout. Il espérait sincèrement que cela allait marcher, qu'il n'aurait pas fait toute cette comédie pour rien.

Penny le fixait toujours de ses grands yeux, une expression profondément choquée ancrée sur son visage.

« Je suis désolé, Penny, répéta-t-il. Je suis désolé si je te brise le cœur... Mais... C'est fini. Et si ton amour se transforme en haine, je comprendrais parfaitement... »

Pendant le silence qui suivit, les yeux de la jeune femme s'emplirent de larmes ; elles commencèrent à couler silencieusement sur ses joues, avant qu'elle n'éclate brutalement en sanglots. Elle s'écroula sur la table, sa tête enfouie dans ses bras croisés sur la surface en bois.

Au bout de quelques instants, elle releva son regard embué vers le jeune homme.

« Je ne peux pas, répondit-elle dans un hoquet de tristesse. Je... Je ne peux pas te haïr ! Mon Dieu, Thomas, je t'aime tellement..! S'il te plaît, donne-moi une dernière chance, tu verras que tu peux m'aimer, tu verras que-

- Penny, coupa le jeune Wayne. Je ne peux pas. Ce serait faux, ce ne serait que te maintenir dans une illusion... Je ne peux pas me résoudre à cela. Et puis, regarde, regarde où tu es en ce moment : c'est ton amour pour moi qui t'a conduit ici. Je ne peux pas prendre le risque de te détruire encore un peu plus avec de faux espoirs. »

La jeune femme pleura de plus belle, des mèches de ses cheveux blonds s'échappant de sa coiffure pour tomber devant son visage empli de larmes. Elle pleura longuement, pendant d'interminables minutes.

« Et.. Et notre fils alors ? demanda-t-elle finalement entre deux sanglots. Que va-t-il devenir ?

- Je ne peux pas m'occuper d'Arthur, répondit Thomas par cœur. Ce n'est pas possible. Mais je me suis assuré que tu aurais toute l'aide dont vous pourriez avoir besoin. »

En effet, Benjamin Stoner lui avait affirmé que si la mère et le fils venaient à être réunis un jour, ils seraient accompagnés par des travailleurs sociaux pour que ces retrouvailles et la vie quotidienne se déroulent au mieux.

« Et puis... Tu seras une excellente mère, Penny. J'en suis sûr. »

Sa réponse ne sembla pas pour autant consoler la pauvre Penny, toujours en pleurs.

Soudain, c'en fut trop pour Thomas. Il ne pouvait plus supporter d'être face à cette jeune femme qui pleurait toutes les larmes de son corps pour un amour imaginaire. Alors il se leva de sa chaise, de manière plus abrupte que ce qu'il aurait souhaité.

« Je dois te laisser. Je... » il hésita avant de formuler ses derniers mots. « Je suis désolé » répéta-t-il pour la dernière fois, avec une réelle sincérité.

Et puis il tourna les talons en direction de la porte.

« Thomas, non ! »

Il vit du coin de l'oeil que le gardien se dirigeait derrière lui, sûrement en direction de Penny. Toutefois, Thomas n'eut pas le cœur de se retourner pour voir ce qu'il se passait.

« Non ! Thomas ! THOMAS ! »

Le jeune Wayne agrippa brutalement la poignée et ouvrit la porte à la volée. Une fois dans le couloir il la referma derrière lui, sur les cris de Penny qui continuaient à résonner au travers des murs.

Thomas Wayne souffla alors un grand coup. Ça avait été difficile, certes, mais au moins c'était terminé. Enfin.

Benjamin Stoner, qui en effet n'avait pas bougé de place, s'avança alors vers lui avec douceur, comme l'on approcherait un animal blessé.

« Je vous propose de marcher un peu, voulez-vous ? »

Nouveau hochement de tête de la part de Thomas. Il lui emboîta le pas, se dirigeant à nouveau vers le hall d'accueil, s'éloignant peu à peu des cris déchirants de Penny Fleck.

Une fois dans le hall, au calme, le psychiatre lui posa une question.

« Alors, qu'en avez-vous pensé ? »

Thomas Wayne s'humecta les lèvres, un peu incertain de sa réponse.

« C'était vraiment... Vraiment très bizarre. Et puis, au début, l'espace d'un instant, j'ai eu l'impression qu'elle n'allait pas me croire. Mais soudainement, c'est comme si quelque chose en elle avait... craqué. Elle s'est écroulée. Elle a compris que je la... "quittais". Elle voulait que je reste mais... »

Il se passa une main sur le visage, la lassitude le gagnant tout-à-coup. Thomas se tourna alors pour regarder le psychiatre droit dans les yeux.

« J'ai fait ma part, docteur. Maintenant, à vous de vous assurer que tout cela n'était pas en vain. »

Benjamin Stoner hocha la tête, le regard grave.

« J'y veillerai personnellement » répondit-il d'un ton empli de conviction.

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