Cet OS a été écrit pour la 136e Nuit du FoF autour de thème "œil". Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Les gastronomes
Conformément à leurs habitudes, les seigneurs Perceval et Karadoc passaient la soirée à la taverne dont ils étaient de très fidèles clients – des clients qui ne payaient pas souvent, cela dit. Attablés devant un petit vin de pays et une assiette de charcuterie, ils affichaient l'air satisfait de qui a bien mérité de se détendre après une rude journée de labeur, et peu importait si « rude journée » et « labeur » restaient pour eux des notions plutôt abstraites.
« Alors, comment qu'ça s'passe pour ces messieurs les chevaliers ? demanda jovialement le tavernier en surgissant devant eux. Toujours bon pied bon œil ?
-On fait aller, répondit Perceval. Y en a qui aiment se rincer l'œil, nous c'est plutôt la glotte !
-Ils se régalent, hein ? dit le tavernier d'un air réjoui. Elle est pas bonne, ma terrine de porc aux petits oignons ? Avouez qu'elle vaut le coup d'œil !
-Elle est pas mal, reconnut Karadoc. Par contre, je voudrais pas vous mettre mal à l'aise, mais ça, si c'est du porc, mon œil.
-Vous pouvez le croire, pour tout ce qui est bouffe, il a l'œil, glissa Perceval.
-Comment ça, pas du porc ? s'étonna le tavernier. Bien sûr que c'est du porc, ça se voit à l'œil nu !
-Nan, mais regardez mieux ! insista Karadoc en levant le plat pour le lui faire voir de près. Jetez un œil : c'est tout grumeleux et c'est même pas la bonne couleur.
-Et puis ça sent le poisson, en plus, ajouta Perceval. Je sais pas qui est votre fournisseur, mais vaudrait mieux le garder à l'œil.
-Une terrine qu'elle est tellement belle qu'elle vous met la larme à l'œil ! se récria le tavernier.
-Belle, j'dis pas, mais c'est pas du porc, s'entêta Karadoc. Vous vous mettez le doigt dans l'œil.
-Une terrine qu'elle fait de l'œil à tout le monde d'puis ce matin ! insista le tavernier en levant les bras au ciel. Même que j'pensais pas qu'il en resterait jusqu'à c'soir !
-Nan, mais ouvrez l'œil, patron, vous pouvez pas vous laisser arnaquer comme ça, avertit Karadoc. Pensez à votre réputation !
-Moi, j'vous dis : une arnaque comme ça, ça se règle œil pour œil », renchérit Perceval d'un air entendu.
Le tavernier les dévisagea en fronçant les sourcils, une moue soupçonneuse sur le visage.
« Mouais… Qu'est-ce qui me dit qu'c'est pas une ruse pour bouffer à l'œil, ça ? » fit-il, méfiant.
Les deux chevaliers ouvrirent de grands yeux.
« Ah non mais d'accord ! s'indigna Karadoc. On veut rendre service et voilà comment on est reçus ! Si c'est comme ça, votre réputation, on s'en bat l'œil !
-Et gardez votre boustifaille ! lança Perceval. De toute façon, si on mange trop, on pourra pas fermer l'œil.
-Pour le coup je préférerais qu'on finisse, objecta Karadoc. Si j'ai pas ma dose de gras, je fais des vertiges. Je risque même de tourner de l'œil.
-Ben tiens ! s'emporta le tavernier. Vous insultez ma terrine, et vous croyez encore que je vais vous laisser vous bâfrer sans payer ? Si je vous laissais faire, en un clin d'œil vous m'auriez vidé la baraque ! Allez, décarrez ! » s'écria-t-il en les menaçant de son torchon.
Les deux chevaliers quittèrent prestement leur table pour se ruer vers la sortie.
-Faudra pas vous plaindre si on passe à la concurrence ! cria Perceval d'une voix stridente avant de franchir la porte. Depuis le temps qu'y a l'auberge du pont qui nous fait de l'œil ! »
Le lendemain, les deux chevaliers étaient de retour à la taverne : le regard candide de Perceval leur avait obtenu du seigneur Bohort un prêt leur permettant d'éponger une partie de leur ardoise et de regagner ainsi les faveurs du tavernier qui, entre temps, avait vendu le reste de sa terrine litigieuse à deux Huns en mal de spécialités locales. Comme l'aurait dit la mamie de Perceval, tout était bien qui finissait pas trop mal.
