Un chapitre centré sur Doreah. Elle mérite mieux.


Doreah n'avait que vingt ans, et elle était fatiguée.

Elle avait été aimée par tant. Avait-elle été aimée ? On ne pouvait pas voir une chose aussi ravissante sans tomber en amour, disaient-ils. D'innombrables pupilles avaient bu sa silhouette et des mains en touchant sa peau avaient attesté qu'elle avait existé, incontestablement.

Doreah était jolie : les cheveux d'or, fille de Lys, son corps souple et sensuel, généreux comme une pâte, coquette, et joueuse, et s'échappant juste assez pour s'offrir plus encore dans une embrasure, roulant riante entre les draps, Doreah aux grands yeux bleus de ciel printanier pâle sous les étoffes mystérieuses, dérobée puis donnée.

Doreah et ses taches de son, éparpillées depuis les reins jusqu'aux épaules, marques vulgaires qui ternissaient l'éclat de sa peau valyrienne. Plus que Daenerys, plus que Viserys, directs descendants des dragons, la fille de joie qui partageait avec eux le sang de Volantis paraissait incarnée. Certains naissent et portent déjà leur mort en eux. Doreah n'était pas de ceux-là. Ses mouchetures effrontées lui donnaient l'air plus charnelle, plus réelle que les blancs aplats des pur-sangs délavés aux yeux pourpres. Elle était jeune, elle était vive comme un sarment de vigne, et pourtant…

Là, au milieu des taches de rousseur, une marque de fouet déchirait son dos.

Il faisait sombre encore, mais dehors le chant des premiers coqs se mêlait à celui des engoulevents, oiseaux de nuit tapis dans la plaine.

L'aurore déjà. Doreah était fatiguée. Au pied du lit conjugal, la couche des servantes où Irri, Jhiqui et elle dormaient enlacées comme des bêtes au chenil. Alors qu'elle se levait et couvrait sa chair autrefois meuble et tendre, son teint semblait gris dans les instants précédents le lever du soleil dans la pénombre humide qui régnait dans la chambre. Une main s'égarait sur son ventre elle se tourna vers la sortie, la fente entre les peaux qui laissait paraître les braises presque éteintes des foyers au dehors. Le rectangle de ciel qui virait au vert bleu l'attirait d'une force magnétique et pourtant… pourtant… il fallait réveiller ses compagnes.

L'extérieur n'était pas sûr.

Lorsqu'elle était à peine plus qu'une enfant et que les hommes se succédaient, Doreah rêvait au véritable amour. Elle n'avait pas d'autre instruction, elle ne savait pas lire, et ne s'évadait que par ses visiteurs. Elle aimait la maison-close, ses sœurs, leur mère, la maquerelle, elle aimait aisément, sans que cela ne la tourmente, ne voyant pas de problème à offrir. Protégée de la misère, elle vivait nichée dans ce cocon, le bordel. Elle savait qu'un jour viendrait l'homme qui tomberait amoureux d'elle pour de bon qui rachèterait sa dette, terminerait sa carrière et la sauverait de l'infâmie par un mariage. S'il n'était pas riche, alors il ferait une folie et l'enlèverait. Il aurait avec lui deux amis, l'un ferait le guet, l'autre tiendrait l'échelle, et il apparaitrait à sa fenêtre dans la brise chaude du soir, et elle s'échapperait ainsi, sans avoir pris le temps de revêtir un manteau. Nu pieds, elle courrait par les ruelles en pente, en direction du port, pendant que derrière eux on sonnerait l'alarme… Et des hommes menaçants patrouillent avec des flambeaux, leurs grandes ombres se déforment de mur en mur, et ils se tapissent sous une arche dérobée, lui contre elle, la réchauffant, attendant le retour du jour… Alors ils escaladeraient un toit, verraient le soleil se lever sur l'escalier des terrasses qui se déversent jusqu'à la mer, et l'avancée du soleil réclamerait les couleurs du monde jusqu'à inonder ses cheveux qui rayonneraient d'un or presque blanc. Alors, alors ils se cacheraient, dans la cale d'un navire, ou bien, volant un cheval… Ainsi allaient ses pensées, quand elle attendait… Ainsi allait-elle rêvant, espérant.

Elle n'était pas malheureuse. Il y avait bien les trois dangers, ceux que toutes connaissaient, qui rodaient sur leurs jours : la maladie, la grossesse et plus rarement, la vieillesse. On s'en préservait, par des prières, par des grigris, des gestes de conjurations qui éloignaient le mal. Oui, c'était une vie rude, mais c'était sa vie. Et elle avait été heureuse, là-bas dans la maison close.

Pourtant les années passant elle comprenait mieux le monde, et les passes se succèdent, et les hommes remplacent les hommes, et le jeu au fond n'est qu'un jeu. Alors le besoin d'un véritable amour avait mis des rides à l'écrin de son front. Qui la verrait pour de bon ? Qui la choisirait ? Au-delà des amourettes, des petits puceaux qui juraient de ne jamais oublier leur nuit avec elle, des séducteurs qui jouissaient de leur pouvoir à faire jouir, des hommes mariés qui s'inventaient une seconde vie qui jamais ne remplaçait la première… Elle qui aimait tant, ne serait jamais aimée en premier, pour elle-même, par elle-même. Être spéciale, et le rester. Chacun pouvait en son creuset projeter ses propres images, comme une sorte de lanterne magique une fille, la fille, la femme, mais Doreah, ce nom entre leurs lèvres n'avait pas de substance. Elle n'était rien d'autre que cette existence théâtrale créée entre ces murs pourtant ce n'était pas elle.

Le mariage qui la faisait jusqu'alors rêver avait perdu son charme. Une femme non mariée est une femme sans vertu mais surtout une femme sans alliés, est une femme sans ressources. Il ne suffisait pas de rembourser la dette qui la maintenait dans un statut d'esclave. Encore fallait-il pouvoir survivre ensuite or le choix d'une femme, pour les hommes puissants qui auraient pu subvenir à ses besoins, se faisait par le statut ou la dot qu'elle apporte. Elle se serait bien contentée d'être une concubine, mais le temps passant, elle réalisait ce que ce rêve avait d'irréaliste. On parlait toujours de la petite Sarah, de Lyven la rousse, de ces légendes dont on aurait racheté la dette, et cela relançait l'espoir, et on cherchait un patron plus désespérément encore, redoublant d'efforts dans le service : miel et lait, pétales et cheveux d'or, sourires et larmes. Avait-elle été heureuse ? On souffrait, mais on se serrait les coudes, on se protégeant mutuellement, le Jardin des Lilas l'entourait, il y avait toujours un nouvel ami pour l'emprunter, la mener de par la ville, jouant les amoureux et la couvrant de baisers, de cadeaux…

x

Jhiqui s'était réveillée en grognant quand Irri l'avait taquinée de coups de coudes sous la couverture. Maussade, elle se traîna hors du lit puis enfila sans pudeur ses vêtements. Elle bailla en écartant la tenture de l'entrée, arrondit le dos dans la fraicheur extérieure et partit en quête d'eau. Irri, s'étirant comme un chat, sortit à son tour pour ranimer le feu, et commença à réchauffer le repas. Doreah, elle, resta à l'abri, observant le sommeil paisible de Daenerys.

Sa maîtresse reposait sur le dos, la couverture bien remontée jusqu'à son menton, ce qui lui donnait l'air plus jeune. Ses cheveux ondulés l'auréolaient comme une noyée, comme la corolle d'un lys délicat. Sur le côté était Drogo, une masse sombre qui n'était discernable que par la réfraction de la peau lunaire de la Khaleesi qui venait souligner le cuivre de ses muscles. Une épaule, une chevelure d'encre, un profil d'aigle… L'homme faisait presque deux fois la taille de sa bien-aimée pourtant Daenerys occupait le milieu du lit et Drogo s'était exilé tout au bord, où son torse buriné n'était plus protégé par la couverture. On entendait son ronflement régulier.

Dany irait bien, songeait Doreah. Plus petite, plus frêle, plus pâle, pourtant… Plus forte. Telle était la réalité âpre. Au soleil des steppes, sa peau perdait son teint d'albâtre. Elle se tannait, se redressait, port de tête altier, marche vive, pressée d'avaler la distance.

Doreah pressa la main sur son ventre et grimaça, imperceptiblement. Dany avait un mari, un enfant, un avenir. Elle irait bien. Elle… irait bien.

Avec douceur, elle se pencha sur elle, et l'éveilla d'un baiser sur la joue.

Encore embrumés de sommeil, les yeux violets papillonnèrent, et Daenerys sourit d'un air égaré. « J'ai rêvé de dragons… » fit-elle dans un souffle.

Doreah, penchant sa tête lasse, sourit en retour. « Vous rêvez toujours de dragons…

- Et toi, de quoi as-tu rêvé ? » demanda la princesse d'un ton somnolent et ravi.

Elle connecta leurs mains et entrelaça ses doigts des siens, ses caresses une invitation à se lever.

« Je n'ai pas rêvé cette nuit. » mentit-elle.

Elle avait rêvé du bravos. Il y avait beaucoup d'hommes cruels dans sa vie, mais c'était toujours le bravos qui apparaissait dans ses rêves, lui et son beau visage fier et son sourire moqueur lui jeune et viril, lui l'amant idéal.

x

Cette nuit, la fête battait son plein, dans la demeure d'Illyrio, et elle, elle servait les convives les plus fortunés. Alors qu'elle retournait en cuisines pour chercher du vin, un bretteur éméché l'avait suivie, à son insu.

Le passage débouchait sur une arcade à l'un des angles du jardin dans l'obscurité on devinait la fontaine et on entendait son gargouillis paisible tandis que les voix des invités formaient un brouhaha lointain. Les feuillages noirs se découpaient dans la nuit et bruissaient étrangement. Un bruit retentit derrière elle elle se retrouva plaquée contre la mosaïque du mur. Sa face pâle longée d'une mince natte d'or s'était levée craintive vers l'inconnu une lampe en fer forgé suspendue à l'arcade lui permit de distinguer le profil busqué du bravos. Le duelliste commença à dégrafer son corsage elle essaya de se glisser hors d'atteinte par le côté il attrapa son épaule.

« Fais pas ta timide », il avait dit en la plaquant contre la mosaïque du mur.

Les bravos étaient les meilleurs épéistes des cités libres. De jeunes hommes qui plaçaient leur honneur, leurs belles paroles et leurs belles passes d'armes plus haut que leur vie… Plus haut que celle des autres. Ils écrivaient des poèmes aux courtisanes les plus célèbres ; ils mouraient en leur nom. Mais les femmes qu'ils pouvaient réellement atteindre, celles qui n'étaient pas des mirages galants justifiant leur martyr, ils les baisaient comme si elles avaient dû dire merci.

« Lâchez-moi, » avait-elle rétorqué, tentant d'avoir l'air ferme. « J'ai du travail qui m'attend.

- Allez, ce vieux sagouin d'Illyrio n'ouvre jamais sa demeure… Tu dois souffrir, à servir ce gros porc...

- Je sais pas de quoi vous parlez… arrêtez…

- Me prend pas pour un nigaud. Tu es trop jolie pour avoir été engagée à récurer des pots. »

Et écartant toujours plus son corsage, il exhiba l'ancienne marque au fer rouge dessous sa clavicule. Triomphant, il se frottait contre elle, sa jambe se glissa entre les siennes, et il s'amusait de ses efforts pour le chasser. Il n'y mettait même pas toute sa force il lui suffisait de faire une cage de ses bras pour la tenir en échec… Riant, il entreprit de piqueter sa gorge de baisers elle mordit, et récolta en retour une gifle qui la laissa à demi assommée.

Des pleurs remplirent ses yeux. Dans ce coin obscur, on distinguait à peine leurs formes plaquées au mur. Personne ne verrait. Elle ne pouvait crier malgré sa panique. Si on apprenait qu'elle avait été violentée, elle risquait de perdre sa valeur. Elle avait acquis le privilège de vivre ici dans le luxe fallait-il céder à n'importe quel convive en échange de cela ? Elle ne voulait pas…

« N'ai pas l'air si triste, sale pute. Tu aimes ça. Je vais te faire chanter mieux que cette enflure pleine de fric.

- Non… J'ai du travail… »

Il rit de sa détresse. Alors qu'il ouvrait ses braies, une vague glacée parcourut son corps. Non. Non, elle répéta en silence. Sa voix ne voulait pas sortir. Il écrasa son pouce sur ses lèvres, déchira la robe de soie pour accéder à son corps. Elle n'arrivait plus à bouger.

Au travers du bourdonnement de ses oreilles, il lui sembla entendre un bruit, le bruit de pas crissant sur les graviers de l'allée. Ses lèvres remuèrent dans le vide. Toute raide et glacée comme une statue, un souffle lui échappa :

« Quelqu'un… A l'aide ! »

Surpris par son appel, le bravos tenta de la bâillonner, mais elle se libéra et avec désespoir : « A l'aide ! Aidez-moi ! ». Elle sanglotait et quand il la frappa, poussa un cri perçant sa tête heurta le mur et puis tout devint noir.

Lorsqu'elle était revenue à elle, Melosan, l'un des eunuques, la soutenait, et l'invita à s'assoir sur un banc. La tête lui tournait encore, elle avait la nausée. Il la couvrit d'un châle elle se recroquevilla. Les larmes coulaient sur son visage.

« Je voulais pas… Il m'a acculée… »

Derrière lui, elle crû distinguer du mouvement à la lueur de la lune, non loin de la fontaine. Des bruits étouffés lui parvenaient.

« Tout va bien. Il ne te fera plus de mal, » disait Melosan.

Elle regardait derrière, plissant les yeux pour dissiper les ombres.

Les larges silhouettes trapues et leurs mouvements saccadés paraissaient pratiquer une danse bizarre, balançant d'un côté et de l'autre. Le son était comme celui des lavandières on levait un bâton bien haut et on l'abattait sur un gros sac. Une voix semblait gémir – elle resserra le châle, comprenant que ce n'était pas un sac.

x

Oui, c'était ainsi que cela s'était passé du moins, elle s'en souvenait ainsi. Mais ce n'était pas ainsi dans les rêves. Dans les rêves, le bravos n'était pas battu à mort par les eunuques, dans les rêves elle souffrait jusqu'au bout. Le bravos, toujours lui, la prenait avec son sourire grimaçant malgré le sang qui dégoulinait de son nez, puis de ses yeux… Le sang coulait sur elle de cette tête grimaçante.

Le sang coulait, et elle grimaçait à présent, étreignant son bas-ventre qu'une crampe déchira, suscitant une moue inquiète de Daenerys. Elle sourit, secoua la tête.

« Ce n'est rien… Donnez-moi un instant. »

Se glissant à la hâte derrière le paravent, elle eut tôt fait de réajuster le linge entre ses cuisses.

Cela ne prit que quelques instants, mais quand elle ressortit, Daenerys se tenait, presque habillée, aux côtés du lit. Elle était en train de nouer ses cheveux en torsade à l'aide d'une épingle.

« Excusez-moi Khaleesi… Je peux vous aider à… »

Doreah amorça un geste pour lever ses petites mains vers elle, à peine une ondulation avant que ses doigts ne retombent vers le sol. Dany lui sourit en secouant légèrement son visage mignon.

« Oh, ne te dérange pas… J'ai déjà fini… »

Les mains de Doreah se recueillirent l'une l'autre et se tordirent légèrement. L'ancienne esclave de lit s'était reconvertie en dame de compagnie – mais Daenerys, plus Khaleesi que dame de Cour, avait adopté des tenues Dothraki pratiques et abandonné les robes encombrantes. Elle s'habillait seule elle grandissait sans tuteur. Elle n'avait plus besoin d'elle.

Des voix joviales et juvéniles annoncèrent le retour d'Irri et Jhiqui, et Doreah proposa de faire chauffer un bain elle savait combien sa maîtresse adorait s'enfoncer dans l'eau bouillante. Cependant, Drogo s'était levé. Il échangea avec sa bien-aimée quelques paroles mystérieuses que Doreah ne sut déchiffrer, puis il partit, sans lancer aux servantes un seul regard. La Lyssienne renouvela son offre, mais Daenerys, distraite, refusa. Elle avait beaucoup à faire, expliqua-t-elle elle voulait voir les troupeaux et les réserves de grain des dernières razzias se faire une idée des richesses de son peuple. Elle souhaitait aussi préparer sa tenue en vue de la cérémonie du nom. Jaegho l'accompagnerait.

Doreah la suivit jusqu'à l'entrée de la tente. Elle hésita. Elle pourrait, elle aussi, l'escorter… Mais avant qu'elle ouvre la bouche, Daenerys sortit et fonça vers Jhiqui pour l'interroger en Dothraki. Sans comprendre un traitre mot, Doreah se tint dans l'entrée, croisant les bras sur sa poitrine et pianotant distraitement des doigts. Peut-être s'agissait-il de vêtements ? Jhiqui recevait des instructions, demandait des précisions, hochait la tête… Elles semblèrent parvenir à un accord, et Daenerys prit quelques instants pour se servir à manger. Elle engloutit deux louches du ragout réchauffé de la veille, reposa ses couverts et se tourna vers Irri à qui elle ordonna de préparer son cheval. Doreah, entre temps, était rentrée à l'intérieur pour se peigner les cheveux. Lorsqu'elle ressortit, la Khaleesi était partie depuis longtemps avec celle qui lui donnait ses leçons d'équitation. Doreah tituba un instant dans la demi-pénombre, puis elle retrouva son équilibre, posa le pied dans la terre et franchit l'entrée de la tente. Elle s'accroupit auprès de Jhiqui.

« Qu'est-ce qu'elle voulait ? » demanda-t-elle en langue commune, adoptant un air détaché. La grande adolescente brune, qui mangeait, lui tendit une écuelle et la fixa en machant la viande élastique.

« Elle veut des plumes… » expliqua-t-elle en fronçant les sourcils. « Des plumes de coq noir, pour sa tenue. Je sais qui peut en donner. Je vais en chercher. »

Il n'y avait pas d'animosité dans son ton. Elle ne faisait que servir Daenerys. Pourtant Doreah se méfiait de la neutralité des femmes Dothrakis, et de leur occasionnelle jovialité. Si elle commettait un impair, elle ne l'apprendrait probablement jamais. Et si les deux filles se liguaient contre elle pour la traiter méchamment, elle n'aurait que peu de chances de répliquer. Par la force des choses, elles devaient donc être amies. Mais il lui cuisait que, la plupart du temps, Irri et Jhiqui la traitent comme une inférieure, alors même qu'elles avaient six ans de moins qu'elle. Ce n'était pas exactement une humiliation volontaire : simplement, aux yeux des Dothraki, Doreah apparaissait comme une enfant ignare et maladroite, qui ne savait rien faire de ce qui était nécessaire à la survie dans le milieu du Khalasaar. Et si dans un premier temps, elle avait été la plus proche de leur maîtresse, veillant sur elle comme une sœur, une amie et une amante… Plus la princesse Targaryen s'accoutumait à sa tribu d'adoption, plus elle s'éloignait d'elle.

Ces pensées moroses flottaient autour de Doreah, luttant contre une apathie qui ne lui ressemblait pas. Elle devait être courageuse. Elle endurerait. Elle ne se laisserait pas abattre. Il fallait faire son devoir, s'adapter.

Lorsque Jhiqui se leva pour aller en quête des fameuses plumes, elle redressa la tête vers elle et lui sourit.

« Je finis de manger et je fais la vaisselle. » proposa-t-elle, et sa cadette acquiesça avant de s'éloigner.

Elle ne devait pas laisser les circonstances contraires l'opposer aux deux autres esclaves. En dépit des différences, de sa peur… il fallait qu'elle cesse de les voir comme des rivales, des ennemies. Si elle pouvait discuter davantage avec elles…

Désormais seule, accroupie dans cette position inconfortable, la jeune fille blonde se força à manger. Elle n'avait plus de nausées, mais pas d'appétit non plus. Elle mastiqua, le suc de la viande se mêlant laborieusement à sa salive sous le meulage de ses molaires. Il y avait des nerfs et de guerre lasse, elle avala le morceau presque entier, la sensation de la bouchée trop grosse descendant dans sa gorge, oppressante. Le jour se levait une lumière grisette aplanissait la steppe encore davantage. Des hommes s'avançaient non loin entre les tentes, menant leurs chevaux par la bride et discutant à voix forte. Lorsqu'ils la virent, la conversation s'interrompit.

Doreah baissa la tête vers son écuelle. Elle sentit peser leur regard sur sa claire chevelure, qui contrastait bien trop avec ce qui l'entourait.

La cité où elle avait grandi était cosmopolite mais au sein de la horde Dothrak, elle était absolument étrangère. Jorah était l'un des seuls venus de l'extérieur, à vivre en commerce avec le Khalaasar et Jorah était un grand barbu au poil noir et à la tête chauve, issu de Westeros. Il n'était pas la proie des mêmes regards.

C'était un sentiment étrange et nouveau, d'être seule autre au milieu d'une population quasiment uniforme. Elle ne leur ressemblait pas. Son corps prenait un sens, une réalité différente. A tout instant, elle était vue. Chacun de ses gestes devenait exemplaire. Peut-être qu'elle aurait pu trouver cela exaltant, d'être spéciale, d'être l'étrangère, si elle n'avait pas connu la peur. Si elle avait été plus libre. Daenerys, qui tremblait autrefois des colères de son frère, combien elle était libre à présent ! Mais Doreah… Non, Doreah restait près du foyer comme pour écarter les dangers, et elle réunissait les ustensiles, et elle les frottait et les essuyait en économisant l'eau. Telle une biche aux abois, elle était alerte aux mouvements des guerriers et de leurs gens qui allaient et venaient alentour. On ne pouvait pas vraiment rester dans la tente : c'était un espace étriqué et sombre qui puait la fumée mais elle s'ouvrait dans son dos comme un abri potentiel. Daenerys ne serait sans doute pas rentrée avant le soir… Que faisait Irri, elle devait avoir fini de s'occuper de la jument maintenant ?... Et Jhiqui, à quelle distance était-elle partie pour trouver des poules ? Les deux filles Dothraki connaissaient le camp et ses usages, elles pouvaient très bien partir de leur initiative pour s'approvisionner ou assurer l'entretien des affaires de Daenerys. Doreah, de son côté, n'avait aucune ressource ici.

Entourant ses genoux, elle céda un instant à la douleur lancinante et se balança, yeux-mi-clos. Daenerys avait Irri pour sa précieuse jument. Jhiqui pour lui faire la conversation en Dothraki. Les deux adolescentes avaient surtout le même âge qu'elle, en faisant des compagnes de jeu privilégiées. Et enfin, elles possédaient les clés de tout ce qui lui était nécessaire pour survivre dans ce milieu. La langue. Les manières de vivre. Les coutumes. Les légendes. Tout ce qui échappait à Doreah. Elle avait bien appris des rudiments de Dothraki auprès des deux filles et de Daenerys, mais ce n'était pas assez pour émuler le naturel avec lequel les jeunes filles discutaient entre elles, la laissant de côté en forgeant une complicité à laquelle il était dur de se relier.

Elle était si loin… Loin de tout lieu qui avait pu lui servir de maison, loin de ses échoppes favorites, de la diseuse de bonne aventure au perroquet rouge, de l'allée aux dattiers qui après un tournant, du haut des pavés multicolores, débouchait sur la mer, sur le port d'où montaient les effluves de marée… Et puis sa chambre, sa petite chambre aux murs de chaux blanche, avec sa petite fenêtre étroite et les morceaux de verre coloré incrustés dans le mur… Elle étreignait son ventre, le bon et le mauvais se mêlant, dans une nostalgie poignante, ce qu'elle avait perdu…

C'était en 297 que sa vie au Jardin des Jasmin avait pris fin. Et c'est à ce moment qu'elle avait rencontré le Magister pour la première fois. En cette année, les lois de Braavos contre l'esclavage s'étaient durcies : une nouvelle fois, la cité secrète avait menacé Pentos de sanctions. Etonnamment, l'effet fut rapide, et en apparence, radical : le Conseil des magisters organisa un grand census doublé de ce qu'on appela la régularisation. La maison close fut démantelée.

Pauvre Doreah ! La voilà jetée hors du bordel, paradée dans l'infamie, risquant une liberté qui signifiait mourir de faim. Aurait-il fallu tapiner dans les faubourgs, s'abaisser à la merci du premier protecteur venu, de ces maquereaux cruels et sauvages qui vampirisent leurs poules jusqu'à ce qu'elles en meurent ?… Mais non, le destin était autre : esclave elle était, esclave elle restait. En fait, on ne fit que changer les noms sur le contrat lorsqu'elle et ses amies furent enfermées dans des hangars, dormant sur des paillasses et attendant dans l'anxiété qu'on décide de leur sort. Pentos se portant garante de leur fortune, les ayant saisies, les revendit de même, empochant au passage la différence qui atterrit dans les poches de certains magisters et marchands affiliés…

Ainsi, chacune allait être revendue au plus offrant. Mais cette crise provoquant une décote – plus d'offre que de demande – celles qui avaient jusqu'alors été des prostituées de luxe n'étaient guère plus que des morceaux de chair que se disputaient les bordels du port, les particuliers pervers, et les investisseurs prêts à charger leur navire d'une nouvelle cargaison humaine.

Telle fut la libération illusoire de plus de douze mille esclaves, en l'an 297, dans la riante et prospère cité de Pentos.

Jusqu'à ce jour, Doreah n'avait jamais réalisé ce que signifiait son statut d'esclave. Elle espérait que viendrait l'amoureux qui la délivrerait mais dans le fond, elle aurait voulu que rien ne vienne. Que rien n'arrive. Ni bonne fortune, ni mauvaise. Juste sa vie à elle qui n'était pas si mauvaise que ça. Hélas, on peut tomber plus bas. Et elle était perdue, et elle avait attendu, enchaînée dans la crasse et la vermine. D'après les rumeurs qui circulaient, elles avaient été discrètement achetées par un commerçant qui affrétait un navire. On se disputait sur la destination, évoquant Lorath ou même Volantis. Cela importait peu car si l'on prenait la mer, sa survie dans des cales surpeuplées tiendrait du miracle. Enfin, on les fit sortir, en pleine journée, et crottée elle se tenait à demi nue entre les bâtiments de rondin, fouissant du pied dans la paille et les chiures de mouettes. Elle avait pensé à s'échapper, mais maintenant que l'occasion se présentait, qu'une corde de chanvre plutôt qu'une chaine écorchait ses poignets, elle n'en avait plus la force. Croyant la fin venue, elle baissait la tête, épuisée et hagarde, quand un de ces hommes qui marchandaient plus loin, administraient leur sort, à elles les biens saisis, un homme s'était arrêté, et l'avait regardée.

« Quelle pitié… » avait-il marmonné, avec un regret sincère.

C'était un obèse richement habillé, parfumé, raffiné. Ses mains débordaient de bagues, son regard d'intelligence et de compassion. Il s'était approché d'elle, et avait d'un geste doux de l'index invité son visage à pivoter. Elle, nue, l'ancienne marque du fer rouge imprimée sous sa clavicule visible comme jamais, avait levé vers lui ses yeux écarquillés. Elle n'avait pas reculé elle n'avait pas peur de lui, mais de tout le reste. Puis elle tourna la tête docilement. Cet homme était laid, mais n'avait pas l'air mauvais. Elle ne lui sentait pas d'instinct prédateur. Il la manipulait avec douceur et fermeté, comme un petit animal effrayé. Lorsqu'il eut détaillé son physique, et examiné son corps en détail, elle osa retourner ses yeux clairs vers lui. Leurs regards se rencontrèrent.

Peut-être que c'est-lui, pensa-t-elle alors. Peut-être cet homme peut-il me sauver.

x

Lorsque Jiqhi et Irri revinrent, elle était en train de secouer et battre les peaux et couvertures du couchage afin d'en chasser la poussière. La tâche, physique, faisait perler la sueur à son front, et elle s'interrompait pour reprendre son souffle. Deux fois, elle avait dû changer le linge entre ses jambes… mais elle préférait cela qu'être inutile. Si elle ne pouvait pas prodiguer de confort à sa maîtresse, si elle n'avait plus rien à lui apprendre pour plaire à son mari, alors elle pouvait au moins laver ses affaires. Elle n'avait jamais été très bonne pour ces tâches au Jardin des Lilas, ce n'était pas son métier, et même quand elle vivait dans la résidence d'Illyrio, elle était dispensée des soucis de la domesticité.

Elle avait cru qu'Illyrio Mopatis l'avait secourue. Elle avait cru qu'il suffirait à la protéger. Tout ce qu'il lui avait donné, lorsque pour sa vie s'était écroulée, et qu'il l'avait recueillie au bord du précipice… Elle lui en vouait une loyauté indéfectible.

« Je suis un homme généreux. Je vais te doter comme mon propre enfant. Tu n'auras à te soucier de rien. »

C'est ce qu'il avait dit. Et cela avait été vrai. Un temps.


Je sais que cette fic est très particulière, et qu'il n'y a pas de public pour elle, mais si jamais vous êtes arrivé jusqu'ici, c'est que vous avez accroché, alors pensez à m'envoyer un petit commentaire, ça me ferait plaisir. C'est... solitaire, à écrire, on va dire !