Chapitre 6 : for the ones who try again
Pour ceux qui essayent encore
Five se réveille à l'infirmerie de l'Académie. Encore une fois.
Il reste immobile, faisant le point sur lui-même. Même à travers la brume des analgésiques, il peut voir que la guérison de ses blessures doit recommencer du début. Il est possible qu'il soit capable de se lever, mais il ne parierait pas dessus. Pas encore. Au moins, son épaule blessée est celle qu'il n'utilise pas.
Five ravale le son qui monte dans sa gorge. Il n'est pas sûr de ce que ce serait s'il s'échappait. Un sanglot ? Un cri ? (Un nom.)
Il lui reste huit jours avant l'apocalypse - plutôt sept, s'il veut être honnête. Et il est là, incapable de se lever.
« Five ? »
C'est son nom, mais c'est la mauvaise voix qui le dit. Il se tourne quand même pour regarder.
Allison lui sourit. « Hey. Comment te sens-tu ? »
Il la fixe d'un regard vide, avant de relever son épaule valide d'une fraction de pouce et de la laisser retomber.
Son sourire devient légèrement cassant. Elle tend la main et pose quelques doigts sur son bras. « Tu vas t'en sortir. Pogo dit que tu as rouvert tes blessures, mais que tu n'as rien aggravé. Par miracle. »
Five papillonne des yeux devant elle. Puis il se souvient. « Le traceur... »
« Pogo l'a sorti », Allison l'assure. « Il a disparu. Détruit. »
Elle prend un plateau métallique, et le lui montre. Sur le plateau se trouve un petit morceau de plastique et de métal qui semble avoir été touché par un marteau ou le poing de Luther. Pour la première fois, Five remarque le bandage autour de son bras.
« C'était la bonne chose à faire, non ? » dit Allison, avec un soupçon d'hésitation. « Pogo a dit qu'il aurait pu découvrir quelque chose en l'étudiant, mais nous ne voulions pas prendre le risque. »
« Ouais », dit Five, et il se souvient du regard fixe de Klaus pendant qu'on le mettait en place, se concentrant aussi fort qu'il le pouvait, même à travers les fantômes, parce qu'ils savaient tous les deux que ce serait lui qui devrait l'enlever. Five cligne des yeux rapidement et déglutit. « C'était la bonne chose à faire. »
« Bien », dit Allison. Elle pose le plateau, et ses yeux se posent sur lui. « Tu devrais dormir un peu », lui conseille-t-elle. « Diego veut te parler de quelque chose, mais ça peut attendre demain matin. »
Five ferme les yeux.
Pourquoi pas ? Ce n'est pas comme s'il pouvait faire autre chose.
Il acquiesce et l'entend se reculer dans son fauteuil.
Il n'essaie pas de lutter contre elle, cette fois-ci.
« Juste par curiosité », dit Klaus. « As-tu un vrai plan pour éviter l'apocalypse alors que non seulement nous n'en savons rien, mais qu'en plus des gens qui savent tout essaient de nous arrêter ? Ou est-ce qu'on va juste échouer lamentablement ? »
Five lève brièvement les yeux de l'endroit où il examine l'arme. La Commission insiste toujours pour leur envoyer des armes à chaque nouveau travail, malgré plus de deux mois de travaux effectués sans. Five pense qu'ils finiront par comprendre le message.
« Je pensais que c'était moi le pessimiste ici », dit-il, plutôt que d'admettre qu'il n'a aucune idée de la réponse à cette question.
Klaus se contente de hausser les sourcils de manière à montrer qu'il a compris la déviation de Five et qu'il n'est pas impressionné. Il n'interpelle pas Five pour autant, il se contente de s'ébrouer et de dire : « Ha. Non, je pense que quiconque consacre dix-huit ans - et encore ! - à comprendre le voyage dans le temps dans l'espoir d'empêcher une apocalypse dont il ne sait rien, compte définitivement comme un optimiste. »
« Tu retires ça », dit Five.
« Nope », dit Klaus, en faisant sauter le 'p' et en souriant comme un fou. « Admets-le, Fivey, tu as rejoint les rangs des Pollyannas (c'est de l'argot qui signifie "être un optimiste aveugle, je le laisse en anglais parce qu'en français, c'est moche) ! Oh, quel jour glorieux, mon cher petit frère a enfin trouvé sa place dans la vie - »
« Je vais te tuer », dit Five, en soulevant l'arme et en la posant sur son épaule, le doigt sur la gâchette. La sécurité est enclenchée, cependant, car si son doigt glisse, le bruit attirerait l'attention.
Klaus doit le remarquer, mais il lève quand même la main sur son front en simulant l'horreur. « Five ! » il halète. « Tu dégainerais une arme sur ta propre famille ? Ton propre sang ? »
« Nous ne partageons pas le sang », lui rappelle Five. « On ne le partageait même pas quand tu avais du sang. »
« Sémantique », dit Klaus. « Et j'étais là, prêt à te faire un cadeau pour ton comportement exemplaire. Je suis blessé, Fivey. Tu as trahi ma confiance. Tu l'as trahie ! »
« Quoi ? » Five dit, en baissant son arme. Son bras commençait à fatiguer, de toute façon. « Un cadeau ? »
« Oh, non », Klaus renifle. « Non. Tu n'as pas mérité ton cadeau. Pas de cadeau pour les gremlins à la gâchette facile, nouvelle règle. »
« Klaus, donne-moi mon cadeau », dit Five en posant son arme et en tendant la main. Klaus a toujours les meilleurs cadeaux (surtout parce qu'il n'y a pas de barrière pour les acquérir en tant que fantôme dans l'apocalypse, mais il doute que Klaus ait acquis une appréciation de la propriété privée depuis son retour à la civilisation).
Klaus lui fait la moue. « Impoli », il boude, mais il sort quand même quelque chose de sa poche. Five se demande combien de temps il a passé à rester corporel pour que ce cadeau ne tombe pas par terre.
Le cadeau s'avère être... un ruban. Five le regarde d'un air absent. Il n'a jamais assisté à une foire, à un concours ou à quoi que ce soit de ce genre, mais il sait vaguement que c'est ce qu'on distribue dans ce genre d'événements. Un ruban bleu, avec deux pompons et des bords froncés. Il est légèrement froissé, et un peu plus petit que la main de Klaus.
Sur le ruban, en lettres capitales, est écrit : « GAGNANT : ÊTRE UNE VRAIE PERSONNE ».
Five regarde son frère. « Quoi ? »
Klaus rayonne et lui tend l'objet. « C'est un ruban ! » dit-il joyeusement. « Pour te récompenser de ta réintégration presque réussie dans le monde non-apocalyptique. Yay ! »
« C'est... » Five attrape le ruban et l'examine de plus près. « Klaus, je ne suis pas un chien. »
« Merci mon Dieu pour ça », rigole Klaus. « Tu serais une petite chose si grégaire, tu n'aurais jamais eu un si beau ruban. »
Five l'ignore et relit les mots. Il grogne. « Tu l'as fait toi-même ? »
« Peut-être », dit Klaus.
La réponse est évidemment oui. Les lettres sont écrites à la main, la fin est écrasée dans le dernier centimètre. Le bord volanté pourrait avoir été coupé d'une robe, et les pompons sont des nuances de bleu légèrement différentes. Il y a une épingle à nourrice collée à l'arrière.
« C'est terrible », dit Five, en essayant d'empêcher sa bouche de se contracter en sourire. « Je déteste ça. »
« Oh, excuse-moi d'essayer de faire quelque chose de gentil pour mon frère, que j'aime plus que tout sur cette Terre... »
« Je t'aime aussi, Klaus, mais c'est quand même terrible », dit Five.
Klaus s'énerve. « Donc je suppose que tu vas jeter tout mon dur labeur, alors ? »
« Définitivement. »
Ils savent tous les deux qu'il ne le fera pas.
« Nous avons quelques questions à te poser, Five », dit Diego.
« Oh ? Dis-moi », répond Five. La lumière du matin pénètre par la fenêtre, mais cela lui rappelle le peu de temps qu'il lui reste. Il ne se sent pas d'humeur à subir un interrogatoire en ce moment.
Et c'est bien un interrogatoire, même si ses frères et sœurs essaient d'éviter cette impression. Ils sont alignés en face de lui comme un panel de juges - enfin, de un à trois. Klaus est sur le côté, l'air distrait. Il continue de regarder sur le côté, probablement vers Ben. Five doit encore trouver comment dire qu'il le croit à ce sujet.
« Hé, ne me mêle pas à ça », proteste Klaus. « J'ai préconisé de laisser les choses reposer, j'ai essayé de réduire la quantité de mutilations dans ma vie. »
Five fait très attention à ne pas grimacer. Aucun de ses frères et sœurs ne réagit aux paroles de Klaus, mais là encore, ils ne se rendent probablement pas compte que Klaus est tout à fait littéral. Klaus parle rarement en profondeur de son séjour dans la rue, mais quelques anecdotes se glissent ici et là, et si Five parvient à sauver le monde, il a une liste de certaines personnes qui vont se retrouver à souffrir d'un large éventail de morts atrocement lentes mais totalement inaperçues (en haut de la liste : ce putain de Carlos).
« C'est vrai », dit sèchement Five. Il regarde les frères et sœurs en face de lui. « Qu'est-ce qui est si important que vous devez me demander maintenant, alors que je suis encore en convalescence ? ».
« Oh, ils voulaient s'assurer que tu ne puisses pas t'échapper », l'informe Klaus.
« En gros, oui », dit Diego. Il s'avance et regarde Five dans les yeux. « Alors, quand allais-tu nous parler de Raithe ? »
Et
Five
se fige.
Il fixe ses frères et sœurs.
« Quoi », il respire. Il n'arrive pas à en faire une question.
« Tu as dit ce nom », dit Diego, sans sourciller. « Au restaurant hier soir, juste avant que tu ne perdes connaissance. Tu veux nous dire qui c'est ? »
Five n'arrive pas à penser. Il ne peut pas bouger. Il ne peut même pas respirer. Il est gelé sous leurs regards, les yeux indiscrets de ses frères et sœurs, et il n'ose pas regarder à sa droite. S'il regarde et voit Klaus, la vérité entière sera écrite sur son visage.
« Non », il y arrive. « Non, je ne pense vraiment pas que je le fasse. »
« Five », Allison s'avance, les mains tendues. « On veut juste aider... »
« Il n'y a rien que vous puissiez faire », dit Five. Il n'arrive pas à respirer. « Il n'y a rien qu'aucun de vous ne puisse faire. »
Les draps sont rêches sous sa prise. Les lumières sont vives, bien trop vives. Klaus (pas son Klaus, pas son frère) est dans le coin de son œil, ignorant totalement qu'il est un rappel vivant et parlant de tout ce que Five a perdu.
« C'est ce qu'ils ont fait, n'est-ce pas ? » dit Luther. Il a presque l'air... gentil. Five ne se souvient pas que Luther ait jamais eu cet air-là. « La Commission. Tu... te souciais de lui. Et ils l'ont tué. »
Five ne peut que les regarder fixement. Il se sent... Il ne sait pas ce qu'il ressent. Creusé. Vide.
« Quoi ? » Five déglutit, mais sort quand même les mots. « Comment penses-tu que l'on va réagir à la bagarre au restaurant ? »
Il reçoit plusieurs clignements d'yeux hébétés. Diego fronce les sourcils. « Five... »
« Quoi », souligne Five. « Tu crois que la réponse va être la bagarre au restaurant ? »
C'est peut-être la façon dont il fixe Diego, sans sourciller. C'est peut-être sa main, toujours prise dans les draps, les articulations blanches de tension. Peut-être que c'est l'ironie de sa voix, qui prévient quiconque de le défier. Peut-être que c'est tout ça. L'important, c'est que Diego finit par soupirer et par dire : « Ils vont probablement deviner que j'étais là à cause des blessures de la moitié des gars, mais je portais des gants et j'ai ramassé tous mes couteaux après. On m'appellera probablement pour m'interroger, mais ils n'ont pas de vraies preuves. »
« Et mes empreintes digitales ne sont pas dans le système », dit Five. « Donc on est bien de ce côté-là. Il n'y avait pas de caméras de sécurité, et pas de témoins... Je pense qu'on s'en est bien sortis. C'est... bien. C'est bien. »
Avec le traceur détruit, ça va prendre du temps avant que les prochains gars les trouvent. Sans aucun doute, ce seront des assassins. Des bons, aussi, si la Commission est intelligente à ce sujet.
L'opinion de Five sur l'intelligence de la Commission a baissé récemment, cependant. Après tout, ils ont assassiné son frère.
Five ferme les yeux et essaie d'ordonner ses pensées. Pour une raison ou une autre, elles s'agitent dans sa tête et refusent d'être cohérentes. Il respire profondément, et s'oriente vers la douleur qui est provoquée dans son côté.
« L'œil », dit-il en regardant ses frères et sœurs. « Je dois trouver à qui appartient l'œil. Il vient d'une entreprise de prothèses appelée MeriTech, ils sont ici en ville. Quand est-ce que je peux me lever ? »
« Tu ne devrais pas te lever pendant au moins les deux prochains jours. » dit Luther.
Five lui donne le Regard, celui qu'il a cultivé pour pousser Klaus à faire des choses qu'il ne voulait pas faire. Mais en voyant du mouvement du coin de l'œil, il se souvient que c'était d'abord le Regard de Ben, et que maintenant ce Klaus regarde avec de grands yeux entre lui et un morceau d'air vide. Merde.
Eh bien, il ne peut rien y faire. Five se concentre à nouveau sur Luther et serre les dents. « Ouais, c'est hors de question. Il ne nous reste que sept jours avant l'incident de l'apocalypse, et je ne vais pas perdre plus de temps. »
« C'est quoi ce 'nous' de merde ? » dit Diego, les sourcils levés. « Aux dernières nouvelles, tu ne voulais pas de notre aide dans cette affaire. »
« Je ne le veux toujours pas », répond Five. Il fait une grimace. « Mais il... semble que je doive l'accepter. »
Il n'en a pas envie. Il ne se pardonnerait jamais, ne pourrait jamais se pardonner s'il menait ses frères et sœurs à la mort, et Klaus ne le ferait pas non plus (sauf que c'est un mensonge, il le sait. Klaus lui pardonnerait tout. Il a toujours été un idiot comme ça). Sauf que s'il ne parvient pas à arrêter l'apocalypse, ils mourront de toute façon (encore).
Five sent un élancement dans son épaule, et respire à travers la vague de douleur. Il se sent chancelant, comme si se lever le ferait s'écraser sur le sol.
Il veut faire ça seul. Il a besoin de le faire seul. Mais il ne peut pas. Il ne peut pas, littéralement, physiquement, et même s'il s'insurge contre l'écrasant sentiment d'échec que cela engendre, Five a toujours essayé d'être un être logique.
Et la logique dit : il a besoin d'aide.
« On devrait aller à MeriTech dès que possible », dit Five. « De préférence aujourd'hui. »
« Euh, » Klaus lève la main. « Je vais devoir me retirer, ça a l'air très... important et tout, mais mon niveau de stress a besoin d'un peu de TLC, et, bon. Ça a l'air un peu stressant. »
« C'est bon », dit Five, la ligne de ses épaules se détend un peu. C'est... il prendrait ça en un battement de cœur. Honnêtement, il ne veut pas que Klaus soit ailleurs que loin, très loin de cette tempête de merde.
« Quoi ? Non, » dit Luther. « Klaus, tu aides. Nous allons avoir besoin de toute la force de l'Académie si nous voulons arrêter ça. »
« Mais nous ne le ferons pas ! » Klaus pointe Five du doigt. « Il l'a dit ! J'ai une absence excusée, Luther ne discute pas avec le professeur. »
« On n'a pas besoin de lui », dit Five. C'est vrai. Son Klaus - eh bien, il y a une raison pour laquelle il était toujours affecté à la reconnaissance. Il était brillant, concentré, et terriblement doué pour utiliser ses pouvoirs afin de découvrir à peu près tout ce qu'il voulait. Il est littéralement irremplaçable.
Ce Klaus est… voyons. Il est toujours dépendant, toujours effrayé par le pouvoir qui repose en lui, toujours aussi vulnérable. Five ne sait pas vraiment comment il pourrait l'aider. Ou si Five pourrait réussir à l'accepter.
« Il n'a pas tort », dit Diego en sortant un de ses couteaux et en se nettoyant les ongles. « Je ne vois pas vraiment ce que Klaus pourrait apporter à la table. »
« Tu vois ? » Klaus dit en riant. Sauf que Five a passé plus de deux décennies à apprendre à lire son frère, et il peut entendre que le rire est juste-si-légèrement douloureux. Merde. Il avait oublié ça, la vieille insécurité de Klaus d'être l'inutile. Klaus n'aimait pas en parler, et Five ne sait pas comment s'expliquer sans en dévoiler trop.
« Bien », dit Allison en croisant les bras. « Klaus, tu peux y aller. Five, quel est le plan ? »
Klaus sort de la pièce en sautillant, et le moment de le rassurer, s'il y en avait un, passe. Five grimace, mais regarde ses frères et sœurs restants. Il se demande si Ben est toujours là, espionnant invisiblement, comme Klaus l'a fait tant de fois au fil des ans. C'est positivement nostalgique, ce questionnement.
Il repousse ce sentiment. Il doit se concentrer.
« Alors », dit-il. « MeriTech. »
