Bonjour à tous!

Il aura mis un peu plus de temps qu'à l'accoutumé, mais le voilà, tout chaud, le chapitre 6 de Déchiffrer le ciel ! J'espère que vous apprécierez sa lecture ! N'hésitez surtout pas à me dire en commentaire si vous avez apprécié, ou mal compris quelque chose ! Cet AU prend de plus en plus d'importance et j'espère pouvoir le retranscrire de la meilleure manière qui soit pour vous!

Bonne lecture!


Chapitre 6 : L'index de Dieu

-Mais dites-moi… vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ?

Kyô pénétrait, songeur, le dédale du quartier des Corneilles. Ce regard que lui avait adressé la jeune femme lors de son départ, et ces derniers mots, il ne savait décidément pas quoi en faire. Pas de menace, pas d'ordre, pas d'obligation. Juste le doux filtre de l'espoir tendre recouvrant un individu bien trop ingénu.

D'y penser, il sentait l'intégralité de ses traits se froncer en un même mouvement. Il en fallait vraiment peu pour que cette petite vendeuse de boulettes de riz s'attache à une personne, ça se sentait. Ça empestait même. En un sens, elle lui rappelait un peu le maître. Son calme apaisant, qu'il soit en train de servir le thé ou d'évoluer dans la Grande Fête, la tête haute. Quoiqu'il fasse, il baignait toujours dans une aura de douceur qui, ironiquement, avait quelque chose de terrible tant rien ne pouvait la faire disparaître. Le maître avait été et serait sans doute à jamais toute l'antithèse de son disciple, et ce, même avec un sabre à la main.

De ce fait, entre celui que la géante arborait fièrement, et l'étrange similarité que la cuistot partageait avec lui, il apparaissait comme une évidence qu'il y avait anguille sous roche. Kyô ne pouvait s'empêcher de percevoir les fils tendus par un Momiji, qui tentait un peu trop de le mettre sur la voie. Aux frissons que lui produisait cette impression d'être manipulé s'ajoutait la sensation froide de la crosse logée entre son dos et la couture arrière de son baggy.

Momiji avait parfaitement eu connaissance de ce que ce que représentait cette arme en la tendant à Kyô. Le bras tendu, il lui avait servi ce sourire de vieux lièvre qui se fait plus malin que le renard. Une monnaie d'échange, voilà ce que représentait le flingue. Une monnaie d'échange contre la seule chose qui puisse encore avoir valeur sous l'égide tyrannique du grand panneau lumineux dans le ciel : un peu d'information.

Aussi Kyô chassa-t-il l'image ingénue de Tohru de son esprit, prit une grande inspiration, tête dressée vers le ciel, et se laissa happer par les parfums et les couleurs du Quartier Rouge de la Grande Fête.

Le regret ne tarda pas à amenuir la satisfaction d'approcher du but. Comme d'habitude, ça puait l'encens et ça empestait les parfums bon marché, de ceux qui tentent vainement de masquer l'odeur plus musquée des chairs acoquinées. Kyô baissa son nez dans l'encolure de son t-shirt. Pure poudre aux yeux et mensonge à soi-même : il aurait encore préféré que le quartier assume pleinement la puanteur de la concupiscence monnayée. Celle-là, au moins, n'aurait pas été du genre à lui bousiller l'odorat et à lui flinguer les narines.

-Bah alors mon mignon, on est pressé ? Lève donc un peu le visage qu'on puisse admirer tes beaux yeux !

Aux premières notes de cette voix de fausset, les bras de Kyô s'étaient déjà recouverts de l'épaisse texture du dégoût, celle que la vue d'un Ayame racoleur produisait toujours chez lui.

L'homme à la longue chevelure d'albâtre et au regard de serpent l'avait abordé comme d'accoutumé, engoncé dans un large kimono à fleurs, en agitant cet éternel éventail qui ne masquait guère sa mâchoire masculine. Il y avait fort à parier que, en termes d'odeur doucereuse et de parfum chargé, le Quartier Rouge devait beaucoup à Ayame.

Kyô releva à contre-cœur le visage, agacé d'avance par le sursaut qu'allait lui offrir comme d'accoutumé l'autre face de vipère. Non content de jouer les mauvais acteurs, ce dernier poussa le zèle en laissant sa voix s'envoler dans les aigus :

-Oh mais c'est toi, mon petit minet ! Excuse mon impolitesse, je ne t'avais pas reconnu. Qu'est-ce que tu as grandi ! Tu as gagné quoi, deux abdos supplémentaires ?

Et de tâter le ventre de Kyô avec ça, d'un geste surfant dangereusement entre l'infantilisant et la recherche de client. Le contact l'irrita encore plus que la vue, aussi Kyô se saisit-il de la main d'Ayame avec vigueur. Allons bon. Il devait être très certainement le seul rouquin coincé entre les murs de la Grande Fête, mais soit ! Ayame ne l'avait pas « reconnu ».

Ou, en langage de vieux reptile, Ayame venait lui faire passer un message : « Cela fait un moment que tu as été repéré ». Tant mieux. A défaut de se réjouir de cette rencontre, Kyô se satisfit au moins de ce qu'elle lui fasse gagner du temps. Autant confirmer les soupçons de ce foutu émissaire.

-Je cherche Akito.

Mais Ayame, meilleur guetteur que messager, releva aussitôt les pans de son kimono, et s'exclama, dans une pieuse courbette :

-Oh ! Tu n'es peut-être pas pressé mais moi si ! Que la météo te soit favorable, mon minet !

Kyô leva les yeux au ciel en écoutant doucement le battement de son cœur disparaître dans le dédale et la cacophonie des clients. C'était très certainement ce qu'il y avait de pire comme comité d'accueil de la part d'Akito : soit il s'agissait là d'une insulte à peine dissimuler, soit les petits protégés d'Akito étaient sans doute bien occupées. Vu l'heure, la seconde hypothèse s'avérait la plus probable.

Le Quartier Rouge était une anomalie de la Grande Fête. Echappant au contrôle de sa majesté des rats, la zone aurait pu et sans doute dû devenir un amoncellement de bordels superposés à plus de lupanars, dans le style le plus traditionnellement glauque qui soit. Mais dans les faits, si on excluait la Serre, la majeure partie des richesses que la Grande Fête possédait en son sein lors du grand bouclement était désormais concentrée ici, tantôt offerte aux yeux du tout-venant sous la forme de draperies ou d'autres objets d'apparat – prostitués inclus –, tantôt brute et impalpable sous la forme de connaissances.

Dans un monde aussi absurdement pourvu d'un décompte flottant dans le ciel, et dont personne ne pouvait se targuer de connaître l'origine ou l'objectif, avoir accès à de l'information relevait d'un luxe immense. Le genre qui réduisait les joyaux à de vagues babioles.

Parmi les maisons peintes de carmin, Kyô évoluait tranquillement. Au sommet de ce petit royaume trônait lae marchand.e de prime abord lae plus improbable des environs. Proxénète de renom, Akito tenait d'une main de maître une maison de passe contre toute attente strictement masculine, établissement dont iel se vantait beaucoup de la fréquentation qui allait même jusqu'à certains agents de la KamisamaCorp.

Petit exemple parmi tant d'autres du pouvoir de lae marchand.e, car il fallait savoir qu'en réalité, entre les murs de la Grande Fête, fort peu de chose lui échappait. Akito était une pieuvre silencieuse dont les tentacules dépassaient parfois même subrepticement de leur cage. Rares étaient les informations sur lesquelles iel n'avait placé une oreille indiscrète.

Et rares étaient également celles auxquelles iel n'avait pas trouvé de prix.

-Kyô ?

L'image de la pieuvre disparut pour céder place à celle de la splendide créature qui lui faisait face. De grands yeux noisette délicatement fardés l'observaient avec curiosité, encadrés par de longs cheveux clairs et fins comme de la soie, tandis que de fines courbes à peine recouvertes d'un yukata coloré attirait le propre regard du rouquin.

-Que fais-tu ici, Kyô?

Ce dernier déglutit difficilement. Si sa gorge peinait à laisser passer un peu de salive, elle n'était clairement pas prête pour une réponse ! Aussi les yeux du jeune homme se contentèrent de divaguer, glissant sur le galbe de cette hanche, descendant longuement le long de cette délicate jambe dénudée, s'attardant sur l'appétissante chair de ce genou annonciateur d'une cuisse tout aussi délectable.

-Tu veux bien me dire pourquoi tu es là, Kyô ? Enfin, je ne veux pas te forcer. Mais c'est juste que, je ne voudrais pas. Enfin non, tu n'es pas obligé ! Pardon ! Je ne voulais pas ! MAIS NON ! PARDON, JE SUIS LE PIRE ! JE NE VEUX PAS QUE TU TE SENTES MAL A L'AISE A CAUSE DE MOI ! TU AS TOUT À FAIT LE DROIT DE VENIR POUR TON PROPRE PLAISIR ! NE CROIS PAS QUE JE TE JUGE, PARDONNE-MOI ! PARDONNE-MOI !

Au premier « pardon » – celui qui n'avait pourtant été que simplement susurré par cette voix délicate, et non glapi à plein poumon – , le charme avait déjà été rompu. Surpris, Kyô reprit conscience, entre autres chose, de la chaleur de ses joues.

Réflexion faite, Ritsu était très certainement pire qu'Ayame.

Pour se redonner consistance, Kyô grogna, d'une voix plus rauque qu'il ne l'aurait voulu :

-Arrête tes conneries, Ritsu. J'ai besoin de voir Akito.

-Ah, c'est vous qui faites tout ce bruit ! Mais… J'ignorais que Ritsu était ton genre ? J'aurais pensé que tu les aimais un peu plus farouche, mon pauvre Kyô.

Ce dernier fit volte-face, sous les lamentations affolées de Ritsu. Descendant le parvis, Shigure apparut dans toute sa splendeur, air hautain au visage, saupoudré de suffisance. Enfin du personnel compétent : casse-couille, certes, mais compétent.

-Remarque, j'imagine que c'est la preuve que tu n'es pas complètement à côté de la plaque, mon cher Kyô. Ritsu est un coup que n'importe qui de sensé ne laisserait pas passer !

Kyô croisa les bras, incapable de se défaire du masque d'agacement qui lui recouvrait toujours le visage dès lors qu'il se retrouvait face au clébard en chef d'Akito.

-Tu sais parfaitement pourquoi je suis là. Amène-moi à Akito.

-Oh, mais moi aussi, « je suis ravi de te voir », répondit l'homme en pivotant sur ses talons, épaules haussées. Si tu veux bien te donner la peine de me suivre…

Les larges portes carmines ne tardèrent pas à se découper dans la silhouette des ruelles environnantes. Si la Serre était l'antre de Yuki, on parlait plus aisément du Palais d'Akito pour désigner le lieu somptueux dans lequel iel avait élu domicile. Nombreux étaient les indices qui indiquaient que jadis l'endroit avait été un temple. Mais sous les tentures, les peintures et les aménagements de lae grand.e Akito, il paraissait évident qu'on ne vénérait plus les mêmes divinités ici désormais.

Leur entrée fut annoncée dans un grand fracas de grelots. A l'intérieur, le luxe atteignait des niveaux que seul l'absurde pouvait encore envier. Des grappes et des grappes de porcelaines, tasses, théières, assiettes, pendaient du plafond en de longs rideaux d'une lourdeur effrayante. Jugeant l'air sans doute trop respirable, Akito faisait brûler un encens opaque dont la fumée bleuâtre venait se figer parmi les tentures. Celles-ci étaient faites d'un tissu d'une richesse telle, comparativement à ce que l'on trouvait habituellement dans la Grande Fête, que Kyô avait décrété, la première fois qu'il les avait vus, que c'était ça, de la « soie ».

C'était au fond de la pièce qu'iel reposait sagement, comme à chaque fois, assis.e patiemment dans son trône de coussins aux motifs brodés, entouré.e de ses guirlandes de bijoux, pierrailles et autres argenteries qui encadraient son visage comme les dignes épées de quelques gardes. Kyô savait, pour entendre le battement de leur cœur, que non loin de là, Kureno et Hatori veillaient. Shigure avait disparu, ne prenant pas la peine de faire perdre leur temps – et surtout le sien ! – avec de vaines présentations et autres annonces protocolaires. Akito devait fulminer intérieurement, mais il fallait bien admettre qu'il s'agissait là de la principale qualité de son clébard : la simplicité.

-Je suis venu parler affaire, Akito.

C'était à peine si cellui-là avait dû l'entendre, avec tout ce tissu pour étouffer sa voix. Kyô lae dévisagea longuement. Le visage d'Akito était fardée de longues trainés pourpres et sombres qui donnait à son petit visage blafard des airs de divinité féroce : impression d'autant plus renforcée qu'iel affichait désormais un air renfrogné, insatisfait.e à l'idée que les protocoles de salutation qu'iel affectionnait tant ne soient mis en place. Pour cause, Akito ne saluait jamais en premier. Indignité à son statut, sans doute.

Le regard de Kyô se détacha de ce terrible faciès pour glisser sur chacune des petites statuettes et autres bibelots qui entouraient le trône. De bois, d'argile, de pierre, de faïence ou de plastique, Akito acceptait tout le monde à sa cour. Et ce n'étaient pas les servantes qu'il entendait s'affairer qui lui diraient le contraire ! Akito avait beau avoir ses préférences, le rouquin devait bien l'admettre : sa plus grande force restait d'accueillir tout le monde à ses côtés.

-Soit !

C'était sec.

Lassé.e, Akito laissa l'intégralité de sa personne se lever dans un ample mouvement, faisant flotter derrière iel la lourde délicatesse des couches et contre-couches de tissus dont iel était revêtu.e. Un kaléidoscope de tons et de teintes l'enveloppait, comme une myriade d'oiseaux et d'insectes qui se devaient d'accompagner un Dieu dans toute sa splendeur. Kyô n'avait pas besoin d'avoir déjà posé le regard sur ces nuages de créatures ailées pour le savoir : la simple émotion qui l'envahissait à la vue de cet être superbe suffisait à le convaincre.

Akito était une raclure. Mais Akito était puissant.e, puissant.e comme un être que l'on respecte, que l'on craint et que l'on peut se risquer à vénérer. Et ce qui asseyait une bonne fois pour toute ce pouvoir, c'était la conscience qu'Akito en avait.

-Tu veux parler business ? Parlons business. Mais avant cela, je serais ravi.e de savoir ce que tu as à me proposer.

Kyô ne se laissa pas démonter par les poignards logés au creux de chacun des mots que cette bouche produisait et riposta :

-J'imagine que tu es au courant, pour Momiji ?

-Oh à son âge, on finit toujours tôt ou tard par « perdre la tête ». Mais oui, je suis au courant. La nouvelle était plutôt réjouissante, même si la conclusion se doit toujours d'être la même.

Ce disant, Akito leva théâtralement les yeux au ciel, comme pour s'assurer que l'évidence était bien acquise pour tous. Le désamour mutuel que se vouaient ces deux-là trouvait mille et une explications, rationnelles, imaginaires, des justifications frisant la mythologie, remontant à la genèse même de la KamisamaCorp. Toutes existaient, mais aucune ne suffisait à satisfaire l'imagination de Kyô qui se laissait toujours distraire, presque surprendre, par le spectacle de ces deux fauves que tout distinguait et qui pourtant ne cessaient de se feuler mutuellement dessus.

-C'est ce flingue qui a tiré la balle que Momiji s'est prise. J'étais là.

Il n'en fallut pas plus pour qu'Akito jette un nouveau regard métamorphosé à l'engin. De ses yeux glaciaux de divinité sacrée, iel s'était désormais laissé.e envahir par le bouillonnement et l'éclat ravi, celui du gosse piqué de curiosité face au plus beau des trésors. Kyô se retint bien de lui préciser que le revolver lui avait été fourni de la main de Momiji. Qui était-il pour faire disparaître la joie du visage d'un enfant ?

-Voilà qui est intéressant… As-tu été tenté de t'en servir ?

Akito était bien trop sérieux pour que la question ne fut qu'une bête politesse. D'agacement, Kyô préféra planter ses crocs dans sa propre joue plutôt que dans le cou de son interlocuteur. Malgré ces tonnes d'étoffes éparses étalées sur sa personne, iel était encore capable de se balader la gorge bien en vue, comme pour le narguer.

-Bon, il te va, oui ou merde ?

-Il est parfait.

D'un geste vif, Akito claqua ses longs doigts d'araignée. L'ombre glacée d'Hatori apparut aussitôt à ses côtés, un plateau de bois respectueusement tendu en direction de sae maître. sse . A peine le bois eut-il teinté en recevant l'objet que l'homme s'en fut sans un mot, ni un regard pour leur « invité ».

-Ah Kyô, mon cher Kyô. Tu ne cesses de me gâter à chacune de tes visites. Quand te décideras-tu à m'offrir l'extase et à rejoindre mes chers protégés ?

Le rouquin croisa les bras, visiblement peu réjoui par l'offre. Akito fronça l'arrête de son nez et les sourcils sans cesser de maintenir ce sourire commercial qui était le sien. Iel avait beau être plus petit.e que lui, le temps lui avait appris à regarder quiconque de haut, en faisant fi de la taille.

-Et donc… que désires-tu ?

-Des informations.

Akito applaudit mollement.

-C'est ce qui m'a toujours déplu chez toi, mon petit minet. Ton manque flagrant d'imagination. Navrant.

Puis, constatant que le jeune homme ne réagissait pas à sa provocation :

-Et en même temps, je doute que l'imagination te siérait vraiment. Allez, allons prendre le thé.

Akito pivota sur ses talons, avant de faire vibrer les parures qui lestaient les maigres bras qu'iel venait de lever. L'air, tout aussi chargé que sa toilette, vibra au son clair de ses frêles mains frappant l'une dans l'autre. Si lae maître. sse de maison ne prononça pas le moindre mot, Kyô reconnut pour autant toute la menace et l'ordre que représentaient ce simple geste : déjà le personnel d'Akito se hâtait, se déplaçait dans l'ombre et dans les angles morts, se voulant tout aussi efficace qu'invisible.

Akito avança tranquillement en direction d'une tenture et, poliment, la souleva légèrement pour permettre à Kyô de passer. Comble de l'honneur, le flingue avait dû particulièrement lui faire plaisir. Et qu'importe que Kyô dût utiliser son propre bras pour ne pas emporter toute la structure de tissu dans son sillage : le geste avait plus de sens que l'effet pour Akito.

De l'autre côté de cette tenture, le salon d'Akito n'était que la continuité du vaste déballage de richesse auquel iel ne cessait de s'adonner. Maître .sse en son domaine, Akito évoluait parmi les figurines, les cloches et les grelots épars au sol, comme une foule venue l'acclamer. Devant eux se trouvait cette éternelle table laquée, affichant la peinture de deux gigantesques et majestueuses carpes Koï qui semblaient davantage danser que nager l'une autour de l'autre.

Chaque transaction se déroulait toujours autour de cette table. Habitué, Kyô esquivait les figurines à chaque foulée, se dirigeant vers son siège avant qu'Akito ne l'y invite. Iel ne lui en tint pas rigueur : le manque de manière de la part de Kyô était toujours accueilli par lae commerçant.e avec compréhension. Jusqu'à un certain point toutefois. Aussi Kyô demeura-t-il debout, fixant la nourriture qui l'attendait.

Sur la table, Akito proposait, comme à son habitude, le chic du chic. Plus que ses porcelaines ou que ses pierrailles, son pouvoir pouvait se mesurer à sa table chargée de produits sur-emballés. Ceux-ci avaient l'avantage de représenter à la fois l'assurance d'un repas ravissant les palais, et la rareté d'un objet que les miliciennes déposaient en quantité bien moindre, comparé aux sacs de riz et de nouilles.

Parvenu derrière son propre siège, lae marchand.e fit à nouveau claquer ses paumes entre elles, avant de s'asseoir. Kyô l'imita, tandis que deux servantes accouraient, théière en main. Akito jeta un regard noir à celle qui lae servit, la jugeant sans doute trop proche ou trop gauche. Iel n'était guère patient avec son personnel féminin.

-Mon cher Kyô, il faut que je te fasse goûter cette merveille. « La merveille », je te prie, ajouta-t-iel à l'adresse de la jeune femme.

Celle-ci déposa dans un mouvement ample et quelque peu cérémonieux un mochi emballé d'un plastique à motif de fleur de sakura, sur la table. Son hôte lui faisait là un cadeau très particulier pour signer leur accord : sans doute cherchait-iel à manifester sa gratitude envers Kyô, sans pour autant perdre la face.

C'était chose réussite. Kyô déballa le mochi, curieux de découvrir la saveur que pouvait renfermer ce genre d'ingrédient de luxe. Dès la première bouchée, sa curiosité retomba comme un soufflé. Toutefois, il se garda bien de faire remarquer à Akito que la pâtisserie avait un goût de plastique particulièrement prononcé et se contenta de déglutir avec un hochement de tête qui suffit à satisfaire son hôte. Avait-il été contaminé par les quelques bouchées volées chez la petite cuistot?

-Eh bien, nous y voilà. En quoi puis-je t'être utile ?

-Où se trouve mon maître ?

La question lui était venue du tac au tac. En temps normal, Kyô se gardait de trop questionner Akito au sujet du maître, un peu par pudeur, beaucoup par instinct. Son interlocuteur ne tarda pas à lui donner raison.

-Pose-moi une autre question, glissa-t-iel d'une voix neutre, avant de prendre en bouche un petit pain.

-Réponds !

Akito prit le temps de déglutir, de prendre une gorgée de thé, avant d'enchaîner :

-Pour quel genre de collaborateur. rice me prends-tu, mon petit minet ? Une telle information possède à tes yeux une valeur qui dépasse de loin celle que je perçois dans ce revolver. Et tu sais pertinemment que je te ferais payer le double. Aussi, parce que tu es un bon client, je ne te mentirais pas : je n'ai rien à te vendre. Pas ce soir du moins.

Et d'ajouter, en dévoilant pleinement l'encre insondable de ses yeux :

-Demande-moi une marchandise que je peux te fournir.

C'était une fleur que lui faisait Akito. Un geste commercial. Un « non » ou un « rien » incarnait déjà une marchandise respectable de la part de lae maître. sse des lieux. Admettre qu'iel ignorait quelque chose, c'était donner une indication sur ses prix, sur l'état de ses marchandises.

Si la frustration commençait à monter le long de sa chair, le crâne de Kyô ne pouvait faire abstraction de l'honneur que lui faisait lae commerçant.e. Aussi ne se précipita-t-il pas pour poser sa seconde question.

Au fond de sa tasse, la délicate peinture de quelques pétales lui donnaient l'illusion d'une fleur noyée dans la tisane. Sans orienter son visage en direction de son interlocuteur, le rouquin demanda, avec précaution :

-Peux-tu m'en dire plus sur les « psionistes » ?

Le visage d'Akito s'illumina.

-Ooooh, là tu me plais, mon minet. Ça, c'est de la question de valeur. Où donc as-tu entendu ce mot ?

D'un mouvement de crâne nonchalant, le jeune homme désigna l'ombre d'Hatori, quelque part derrière les tentures, et donc le revolver qui allait avec. Akito interpréta sans doute mal son geste, car pas la moindre once de dégoût ou d'insatisfaction ne vint troubler son visage de craie.

Tout au plus se mordit-iel légèrement la lèvre, comme incertain du bout par lequel l'on se devait d'aborder la question.

-J'adorerais pouvoir t'affirmer que cette petite peste en est un, ou n'en est pas. A vue de nez, je dirais bien sûr que oui. Il en a toutes les caractéristiques. Forcément. Mais comme il en présente également bien plus, je peinerais vraiment à trancher…

-Qu'est-ce qu'un psioniste est exactement, Akito ? lae coupa celui qui désormais ne cessait de froncer les sourcils, surpris par la tournure que prenait leur échange.

Lae commerçant.e baissa les paupières et porta posément sa fine tasse contre ses maigres lèvres.

-Un psioniste est un maître de l'esprit. Un être né avec l'aptitude de dialoguer avec les pensées des gens. De les tordre. Un être capable de remettre en question jusqu'à la réalité que l'on croit percevoir. Mais contrairement à toi ou moi – et c'est ce qui me fait douter également de la nature de Momiji – , les psionistes se sont contentés de naître. Et ce, très certainement bien avant toute cette chienlit.

-« Ce ne sont pas des expériences », furent les mots qui coulèrent inconsciemment hors de la bouche de Kyô, en une douce mélasse.

-Parfaitement. Et bien au contraire, ils sont même l'une des plus grandes sources d'inquiétude de la KamisamaCorp.

L'intérêt inondait le regard de Kyô qui se raidit sur son couffin. Akito prit tout son temps pour tendre la main, déposer avec délicatesse sa tasse, avant de s'accouder sur la table, mains croisées, un sourire narquois au visage.

-Ne t'es-tu jamais demandé pourquoi une société, capable de produire des monstres dans ton genre, ne s'est toujours contentée de n'envoyer que de stupides machines pour faire régner l'ordre ?

D'un ton froid, le dit monstre répondit du tac au tac :

-Parce qu'ils ne sont pas sûrs de parvenir à contrôler une machine à tuer. Et qu'en perdre une leur coûterait cher.

-Grossière erreur, s'exclama Akito en levant malicieusement l'index. Ce qui pèse pour eux dans la balance, c'est de savoir qu'ici aussi, il y a des êtres capables de contrôler n'importe lequel des joujoux qu'ils produisent. Alors qu'une machine, tant que ça ne pense pas, ça ne risque pas de changer de camp face à un psioniste.

Akito se recula, enroulant doucement son buste dans les manches de sa tenue. Et pour la première fois, Kyô crut percevoir un sourire compatissant sur ce visage malingre, dressé dans sa direction.

-N'oublie pas que nous ne sommes qu'une production en série à bas prix. On fabrique, on jette, on refait. Nous récupérer ou nous recycler leur coûterait trop cher. Et tu le vois bien, ils n'y mettent qu'assez peu du leur.

Le regard d'Akito se mit à briller.

-Mais nous refaire, alors ça, économiquement, c'est ce qu'il y aurait de mieux. En tout cas, à leur place, c'est ce que je ferais.

Un pur éclat de plaisir perça les pupilles d'Akito, dont le cœur se mit à accélérer. Kyô déglutit. La perspective du jeu économique entreprit par la KamisamaCorp lae réjouissait, qu'importe si cela signifiait que les expériences se poursuivent. Le jeune homme en avait la nausée.

-Comment peux-tu prendre ton pied en parlant de ça, gronda le jeune homme en broyant entre ses doigts le biscuit qui avait eu le malheur de s'y trouver.

-La logique voudrait que je sois comme toi, mon petit chat. Une outre pleine à ras-bord d'une impérieuse haine. Mais comment en vouloir à meilleur commerçant que moi ?

-Tu ne sais pas de quoi tu parles ! feula Kyô, ce qui n'eut pour seul résultat que de faire se lever un visage ennuyé en sa direction.

-Je n'ai effectivement pas connu les laboratoires du pavillon du chat. Soit. Mais toi, que peux-tu me dire des grandes cuves à clones ? Que peux-tu me dire du sentiment que l'on a en ouvrant les yeux dans le liquide, chaque jour, et de ne voir que des champs d'être semblables, indifférenciés et indifférenciables, flottant dans la même eau pâteuse que toi ?

Ce n'était pas la première fois que Kyô voyait la poudre s'envoler et le vrai visage d'Akito se dévoiler au grand jour, le regard écarquillé, les traits tirés par la frustration de n'avoir été qu'un énième brouillon de fourmi ouvrière. Sans doute que cette allure se reflétait sur ses propres iris de spectateurs, car après l'avoir dévisagé un instant, lae maître. sse des lieux se racla discrètement la gorge en réorganisant son masque.

-Dans tous les cas, les psionistes n'en savent rien, eux non plus. Ils se sont contentés de naître libres. Rien n'est à l'origine de ce pouvoir chez eux, si ce n'est… l'index hasardeux de Dieu ?

Il n'en fallut pas plus pour faire grimper au plafond les pupilles de Kyô. Allait-il encore devoir se coltiner l'éternel discours d'Akito au sujet de Dieu ? Sa grande miséricorde, sa présence qui changeait l'existence de tout un chacun. Et son putain d'index qu'il pouvait bien se foutre… Non, il n'allait pas lae laisser divaguer et ne lui fournir que les mêmes croyances surannées. Il en était hors de question : il fallait couper cours et vite. Tout plutôt que d'entendre une énième fois Akito le seriner avec ce Dieu auquel ils devraient leur soi-disant salut.

-Quelle est l'étendue de leurs pouvoirs ?

Son hôte haussa théâtralement les épaules.

-C'est vaste. Et certains savoirs dépassent mes compétences, je te l'ai déjà dit. Mais ce dont je suis sûr.e, c'est qu'ils entendent ce que tu penses, pressentent ce que tu vas faire. Ils savent comment rentrer dans ta tête, et y glisser des mots, des idées, des germes. Ils peuvent convaincre ton esprit que tu vois des choses qui n'existent pas, ou au contraire rendre invisible le plus évident. Mais tu sais, mon minet… A ta place, je ne m'inquiéterais pas tant à leur sujet.

Ses doigts claquèrent en l'air après avoir accompagné le geste lent et mou de son bras, semblable à celui d'un fouet. Aussitôt, le rythme cardiaque du personnel de maison s'affola, enveloppant la pièce dans une cacophonie désagréable à l'oreille de Kyô.

De larges plats recouverts de nourriture industrielle vinrent remplacer le vide et ses fioritures de plastique sur la table.

-Les psionistes sont autant effrayés qu'ils terrorisent. C'est cachés qu'ils mènent leur vie, car ils savent ce qu'implique connaître leur nature. Ils savent que la confiance est un don précieux qui leur sera encore plus inatteignable qu'à nous autres, créatures infernales.

Les paroles de Momiji vinrent déposer quelques notes sur les percussions ambiantes qui résonnaient dans le crâne du rouquin :

« Désolé d'avoir dû te faire sortir de ta cachette »

Momiji avait-il eu de l'empathie pour la femme-méduse ? Est-ce que pour une fois il s'agissait d'une véritable compassion ?

-Ils savent que c'est à une demi-vie que leur naissance les a promis.

Comme toujours, quand Akito proposait un échange, on en avait pour son argent. Iel ne se contentait pas de refourguer la dernière camelote du moment : iel habitait l'information qu'iel offrait avec un vénérable sérieux à son client.

Comme d'accoutumé, Kyô sentit monter en lui la question qu'il se devait toujours de taire, affaire de respect : comment Akito faisait-iel pour savoir tout cela.

A la place, il songea distraitement à la petite vendeuse de riz que rien n'effrayait. Qu'avait-elle pensé, elle, en découvrant la nature de cette Hana ? L'absence de peur court-circuitait-elle le doute ?

Son inconscience l'avait-elle poussé à l'inviter en sa demeure en ignorant tout d'elle, ou au contraire, savait-elle déjà à ce moment tout de son identité réelle ?

-Est-ce qu'un psioniste pourrait me permettre de passer de l'autre côté ?

Il avait pensé à son maître. Il avait pensé à ce nouvel élan de possibilité qui s'offrait à lui. Saisir l'opportunité, n'était-ce pas ce à quoi ce dernier l'avait toujours encouragé ?

Parce que là, avec Hana, c'était tout de même un sacré panel d'opportunité qui se présentait à lui.

Le gâteau qui s'apprêtait à être englouti demeura arrêté devant les maigres lèvres d'Akito.

-Un psioniste ? Que voudrais-tu en faire ? Je doute que tu survives même si un psioniste te convainc de ton immortalité. Il me semble qu'à ce sujet, tu avais un bien meilleur atout dans ta poche, très cher.

Kyô manqua de s'étouffer avec ses propres victuailles. Forcément, iel était au courant pour Kagura. Qui ne l'aurait pas été de toute manière ce soir-là ? De songer aux lamentations de la jeune femme, Kyô sentit pourtant le rouge lui monter aux joues, une nuance composée de honte et de surprise.

-Tu fais une bien triste Pénélope, mon cher Kyô. A peine parviens-tu à tisser quelques choses que tu t'empresses de le détricoter. Mais dans ton cas, je suis au regret de devoir t'annoncer qu'Ulysse ne rentrera jamais au bercail.

Ne sachant que répondre, celui-là s'empressa d'enfourner dans sa bouche un petit pain qu'il mâcha sans grande conviction. Tout ici avait définitivement trop le parfum de l'ersatz de bonheur.

-Mais si ça peut te rassurer, il n'y a pas que les psionistes qui vagabondent ici-bas. Et tu ferais sans doute mieux de ne pas oublier quelle est ta propre famille. Considère cette information comme un cadeau de la maison pour un client d'une fidélité à toute épreuve.

-Qu'est-ce que tu veux dire ! Qu'est-ce que tu sais d'autres ?

-Moi ? Enormément de choses. Notamment que tout a un prix en ce monde. Et que certaines choses valent bien plus qu'un simple revolver. Qu'importe la cervelle qu'il aura fait exploser.

-Tu te fous de moi, je … !

-Evite, le coupa l'être d'une pâleur cadavérique, de hausser le ton sur moi. Ni toi, ni moi ne désirons que tu agaces Hatori, ou qui que ce soit d'autre. Non, je ne me moque pas de toi. Et vu que tu sembles remettre en doute la relation particulière qui nous unit en tant que collaborateur financier, je m'en vais t'en donner une preuve.

Aussitôt, Kyô sentit un liquide tiédasse affluer sur son visage, avant que le tintement caractéristique de la porcelaine qui se brise ne vienne envahir l'espace sonore, recouvrant à peine le brouhaha des cœurs frôlant l'infarctus dans l'ombre. L'affront.

Le bras d'Akito demeura tendu.

-Rien. Je ne gagne strictement rien à ce que vous, tous, toi et les autres, quittiez cet endroit. Je suis un.e commerçant.e, ce que tu sembles parfois oublier, un peu trop à mon goût je dois dire. Que crois-tu ? Que dehors est un monde merveilleux ? Que sous prétexte qu'il n'y a pas d'écran au-dessus du sol, l'herbe y pousse plus verte ? Nous venons de dehors, dois-je te le rappeler ? La KamisamaCorp, c'est dehors. Or dehors n'est qu'une cage supplémentaire à fuir, plus grande, plus vaste, et une cage dont tu ne sais rien en prime. Dehors est un enfer que tu désires ardemment, car tu baignes dans l'ingratitude de ceux qui ne l'ont pas vu, l'index de Dieu qui a touché leur front.

Lentement les gouttes se laissaient tomber, le long de l'arcade de son nez, des mèches qui lui barraient le front. Kyô les laissait faire.

Akito tendit un index accusateur en sa direction. Iel fulminait désormais, penché sur le « festin » en se maintenant tant bien que mal d'une main sur la table. Sa manche tremblait.

-Mais toi, toi… toi tu es le plus ingrat de tous. Toi, tu étais aux premières loges ! Tu le sais très bien, que tout a commencé au pavillon du chat ! Que tu as sans doute été l'un des premiers auquel il a bien voulu insuffler sa grâce. Tu devrais faire comme moi, œuvrer à un empire en son nom ! Et cesser d'écraser du pied tout ce qui se construit sur ta route, sous prétexte que « dehors » existe !

Au milieu des cœurs en folie, Kyô perçut le lent rythme des pas de Hatori et Kureno se rapprochant. Bon. Aujourd'hui, semblait-il, ça n'allait pas être sur ses deux jambes qu'il quitterait le palais d'Akito.

Ce. tte dernier.e se rassit et entreprit de mettre de l'ordre dans les couches de tissus qui lae recouvraient. Médusé, Kyô lae regardait faire. Il avait craqué trop vite. Forcément. Et en même temps, malgré ces deux longues années de collaborations avec Akito, le jeune homme ignorait toujours quand surviendrait la colère du seigneur du Quartier Rouge. Il savait qu'en laissant sa propre impatience s'exprimer, il pouvait l'agacer suffisamment pour qu'iel lui fournisse, involontairement, des informations supplémentaires.

Mais il suffisait qu'Akito s'embrase pour que tout s'envole en fumée.

-Trouve-toi un minet. Ou une minette. Amusez-vous, élevez quelques chatons. Construisez quelque chose avec la chance qui vous a été donnée. Laisse tomber l'imbécilité de ta quête. Dehors te dévorera. Et surtout, n'oublie pas que si tu dois faire affaire, c'est vers moi qu'il te faudra te tourner.

Le claquement des doigts d'Akito fit place au même silence qui accompagne les coups de feu. Il n'en fallut pas plus que pour que Kureno et Hatori se saisissent chacun de l'un des bras de Kyô.

-La Grande Fête est notre dernier banquet après tout. Il serait dommage de ne pas le savourer.

Il y eut une fraction de secondes où, parmi les marées de tentures qui défilaient sur sa rétine, Kyô songea à ce qu'il se serait passé s'il s'était rebellé. Aujourd'hui. Ou à chacune de ces fois où la colère avait pris le dessus dans ses échanges avec Akito. De fait, tout effrayants que les deux hommes pouvaient être, Kureno pas plus qu'Hatori n'avait la capacité physique de le retenir réellement. Alors quoi ? Etoffes déchirées, porcelaines brisées, effusions de sang et gorges arrachées ! Et là, sous ses crocs, la chair d'Akito qu'il devinait dépourvue de la moindre saveur. Voilà tout ce qui se serait offert à lui en écoutant ses bas instincts. Mais à quoi bon ?

C'était peut-être cela, au-delà des richesses et de la connaissance, la plus grande force d'Akito : avoir su se rendre suffisamment indispensable pour en devenir immortel.

Il ne restait plus à Kyô qu'à se faire un peu oublier de la colère d'Akito. Et à vite retrouver de quoi marchander de l'information.

-Eh bah dis donc, mon coco ! Sacré vol plané ! T'as l'air d'avoir le chic pour te faire aimer partout où tu passes !

Couché dans la poussière, sa lassitude ne parvint pas à étouffer pleinement sa surprise : Kyô ne s'était vraiment pas attendu à se retrouver aussi vite face à la géante. Accroupie à son côté, elle l'étudia, la mine curieuse.

-Mais du coup… débuta-t-elle, observant attentivement les portes du Palais avant de se reprendre. Eh, bonhomme. Tu devrais pas être aussi prude, tu sais.

Kyô cligna des yeux, sans comprendre. Un large sourire se dessina sur le visage balafré de la géante.

-Soyons clair : quand tu nous as dit « J'ai des affaires à régler »… reprit Uoh, en singeant sa voix bourrue. Moi, direct, j'ai traduit ça par « Je suis un espion, j'ai eu mon lot d'informations à communiquer à l'ennemi, merci pour le thé ». Du coup, la prochaine fois, sois honnête : un bon vieux « j'ai le feu au cul » te causera bien moins d'ennui.

Avait-il bien entendu ce qu'elle venait de lui dire ? Son crâne ne s'était-il pas plutôt cogné un peu trop fort contre

-Mais de quoi ?

-Je t'accorde que ça aurait peut-être un brin froissé Tohru. Mais bon, hein, sans notre bénédiction à moi et à Saki, tu peux toujours te brosser pour la…

-Mais la ferme ! s'empourpra Kyô, à temps. Mais occupe-toi de tes miches et fous-moi la paix !

Une étincelle s'alluma dans le regard de Uoh.

-Oh, mais il a fini de chouiner, Jean-Michel Couillebleu ? Ou alors, il avait peut-être d'autres raisons de zoner dans le Quartier Rouge ?

Elle se releva. Assis au sol, Kyô lui jeta un regard dur :

-J'te retourne la question, blondasse.

-J'vois pas pourquoi je te répondrais. Ni pourquoi tu ferais de même.

La jeune femme avait pris grand soin de détailler du regard le porche à l'exacte opposé du visage de Kyô, tout en lui répondant.

-Dans tous les cas… même si j'étais pas censée te retrouver aussi vite, Tohru m'avait filé un message à te transmettre.

Sans doute que la perspective de jouer les pigeons voyageurs pour un tel destinataire ne lui seyait guère, car elle se mit aussitôt à soupirer lourdement. Si l'esprit de Kyô l'imita, n'était-ce pas pourtant une paillette d'appréhension qu'il sentit poindre quelques parts dans ses viscères ? De la curiosité sans doute. Et donc une émotion de trop déjà.

-Théoriquement, je suis censé te dire « La Corbeille de fruits t'est à jamais ouverte ».

-La Corbeille de fruits ? la coupa Kyô. C'est un message crypté ?

-Non, c'est le nom du resto.

Un nom improbable pour le business d'une personne improbable. C'était légitime.

-Mais donc. J'étais censée te dire ça. Sauf que moi tu vois, j'obéis toujours à Tohru parce que je l'aime beaucoup. Je l'aime comme on aime un membre de sa famille. Je l'aime comme on chérit l'une des dernières fleurs encore capables de pousser dans le tas de merde où des saloperies dans notre genre pataugent.

Kyô sentit le poids de ses iris de guerrière s'écraser sur son visage.

-Mais ce que j'aime vachement moins, c'est la perspective qu'un peigne-cul s'offre des aller-retours à ses côtés. Autant dire que tu fais ce que tu veux de ta bite ou de ton fric. Mais que t'as pas intérêt, si tu recroises Tohru, à lui faire, de près ou de loin, quoique ce soit de mal.

Ça avait le mérite d'être clair, et pourtant le bruit métallique de la lame glissant dans son fourreau accorda une seconde mise en garde au jeune homme. La technique d'intimidation tenait du cliché et brillait par son inefficacité. En revanche, elle mit la lumière sur quelque chose. Kyô s'était trompé à son sujet.

Silencieusement, il la détailla.

Pour une meuf, elle avait des épaules carrées et musclées, d'un genre qui n'offraient guère l'espoir d'une délicate et lascive embrassade. Mais pour une géante encuirassée dans son armure, elle offrait au tout venant cette courbure légère qui ne trompait pas. Cette nana n'avait rien de tendre ou de délicat à proposer – elle n'en demeurait pas moins une silhouette féminine dans le paysage.

A voir comme elle avait réagi la veille, ça se voyait qu'elle n'avait jamais mis les pieds dans le moindre labo de la KamisamaCorp, voir même qu'elle n'avait qu'une très vague et lointaine idée de ce qu'avaient contenu en leurs entrailles de tels lieux. C'était tant mieux pour elle en réalité. Vraiment. Un sentiment mitigé remonta le long de la gorge du rouquin, un mélange de satisfaction et de bile.

Car plus il observait ses mains, sa chevelure improbablement claire et la force qui émanait de tout son être, plus il y pensait. Que c'était surprenant de voir ce que la nature arrivait à produire comme étrangeté humaine, sans scalpel ni mutagène.

L'image de Hana se superposa à celle de la jeune femme. Définitivement, la nature savait se montrer tout aussi imaginative – et surtout cruelle.

-Je ne lui ferai pas de mal.

Comme la géante ne cessait d'enfoncer le poignard de son regard dans sa face de rouquin, Kyô avait jugé bon de donner à la jeune femme ce qu'elle réclamait. Il ne lui ferait pas de mal. Il n'avait aucune raison de le faire. Ce n'était pas comme si l'amocher ferait reparaître le maître de toute manière.

-Bon. Au moins, t'es moins suicidaire que t'en as l'air. Mais juste dans le doute…

Désagréable fut la sensation du choc contre son épaule quand la géante y écrasa son poing. La menace et la camaraderie étaient deux parfums qui s'accommodaient mal, mais qui au moins n'étaient pas totalement inconnus de Kyô.

-Là ! Tohru n'a peut-être pas tort quand elle dit que t'es un gars gentil. N'empêche… J'ai pas pour principe de plaisanter avec ces choses-là.

Il la regarda faire craquer sa nuque avec satisfaction, en silence. Plus elle grognait avec vigueur, plus son image de chien de garde laissait place à quelque chose de plus maternelle… une poule défendant son poussin peut-être.

-Où t'as eu ce sabre ?

Kyô aurait pu roter à la face d'Uoh que cette dernière n'en aurait certainement pas tiré tronche plus estomaquée. Ça lui avait pris d'ailleurs comme une envie d'éructer. Merde. L'infiltration, définitivement, c'était davantage son truc quand il ne s'agissait pas d'ouvrir la bouche. Mais bon… elle avait quoi à tirer cette tête de six pieds de long, la blondasse ? Dans la longue liste des questions malvenues, celle de l'origine de son sabre devait bien se placer dans le peloton de la normalité non ?

Le bruit des vertèbres que l'on fait craquer résonna dans la ruelle. Désormais mal à l'aise, il semblait que la géante camouflait sa gêne par le bruit de chacune des jointures de son squelette. Kyô haussa un sourcil.

Enfin, sans doute à court d'articulation à maltraiter, elle lâcha d'une voix blanche :

-Je l'ai hérité de la mère de Tohru.

Qu'y avait-il de plus déconcertant : l'improbabilité de cette réponse ou l'air mélancolique qui désormais trônait parmi les tuméfactions et les cicatrices dont son visage était paré ?

Kyô bafouilla un mélange de syllabes indéterminés. Elle l'avait pris de court. C'était tout juste s'il n'en était pas à se rouler une pelle à lui-même tant sa langue ne savait plus quel son articuler, incapable de juger ce qui se devait d'avoir la priorité entre l'origine de ce sabre et la nature de la mère de la cuistot.

Uoh vint à son secours en le coupant d'un air décidé :

-Bon. Le prends pas mal, mais de base, j'étais pas venue ici pour taper la causette avec toi. J'ai du business.

Ne perdant pas le nord, Kyô haussa un sourcil :

-Toi, t'as du business dans le Quartier Rouge ?

-Eh ouais… t'es pas le seul à être plus tentacules que coquillages, qu'est-ce que tu veux ! s'exclama-t-elle en lui assénant un clin d'œil, avant de définitivement lui tourner le dos et de s'éloigner.

La cervelle de Kyô mit une seconde à traduire et une de plus à réagir. Mais la blonde avait déjà disparu. Seules dans les airs flottaient ses dernières paroles :

-Mais passe au resto si tu veux en recauser ! En plus ça va plaire à Tohru qu'on ravive un peu la mémoire de sa mère !