3.2 My breathe is for holding, overdose me
Le petit caillou qu'il a lancé sur la fenêtre est déjà retombé sur le sol depuis longtemps. Il n'a pas eu de réponse. Alors, il attend. Il commence même à se dire qu'il ferait mieux de renoncer. Il a songé, un instant, à passer par l'entrée principale, mais c'est trop dangereux. On saurait qu'il est là, ça s'ébruiterait sans doute, et c'est exactement ce qu'il veut éviter. Il a tout d'abord tenté de passer par l'entrée de service, mais Eika l'a menacé de le jeter au chien, s'il ne partait pas. Têtu et loin d'être terrorisé par ce genre de menaces, il s'est donc prostré sous sa fenêtre. Et il guette. Un signe, un geste. Une ombre. Le moindre mouvement. Apparemment, même les chiens n'ont finalement pas envie de se jeter sur lui. Il sourit en pensant que la dame de compagnie a probablement plus protesté pour la forme que pour le faire réellement partir. De toute façon, rien ne bouge. Il devrait peut-être partir...
En désespoir de cause, il pose deux doigts entre ses lèvres et siffle. Le bruit résonne entre les maisons. Finalement, ce n'était peut-être pas la meilleure idée du monde. Mais il voit un mouvement, une lumière qui bouge. Elle est là. La petite porte qui donne sur les quartiers des domestiques s'ouvre brutalement. Eika surgit, furieuse. Les yeux exorbités, toute rouge, elle lui balance quelque chose au visage. Il a peine le temps de se protéger de ses bras avant que le légume ne vienne s'écraser contre lui. Il a envie de rire, tant la situation est ridicule. Lui, le plus jeune Adjudant de l'Académie, risque de battre en retraite face à une femme qui lui lance des légumes à la figure.
— File, je t'ai dit ! rugit la domestique.
— C'est bon, Eika. Laisse-le.
La voix fatiguée de Raene lui sauve la mise. La dame de compagnie le fusille une dernière fois du regard et repart en grommelant des paroles incompréhensibles. Il lui fait un petit coucou provocateur, auquel elle répond par un geste obscène de la main avant de claquer la porte. Il se redresse, lève la tête. A la lumière d'une bougie, le visage de Raene semble presque cadavérique. Même à plusieurs mètres de distance, il peut voir ses traits tirés, sa peau cireuse. Il parodie un salut militaire. Pour lui faire bien comprendre que sa présence ici n'a absolument rien de personnel. Elle l'imite, colle deux doigts à son front avant de les éloigner.
— Qu'est-ce que tu fais ici, Armi ? demande-t-elle d'un air épuisé.
— Ils ne m'ont pas ouvert, en bas. Alors j'ai pensé passer par la fenêtre. C'est un moyen comme un autre, après tout...
— Je suis malade...
— Et moi, je suis incroyablement buté, rétorque Hux.
— S'il n'y avait que ça... soupire Raene en s'effaçant.
Elle laisse cependant la fenêtre ouverte. Il sourit imperceptiblement. Il sait qu'il a gagné. Il recule de quelques pas pour prendre du recul et s'élance. Les pierres apparentes lui donnent des accroches faciles. Il évolue sans la moindre difficulté. Il se demande pourquoi il n'a pas pensé à faire ça plus tôt, au lieu de lui donner rendez-vous dans les vieilles ruines ou les prairies qui bordent la ville. Ça lui aurait également évité d'affronter ce cerbère qu'est Eika. La prochaine fois... Il grimpe jusqu'au deuxième étage du manoir en moins d'une minute. Son entraînement à l'Académie devait bien finir par lui servir à quelque chose. Il se hisse sur le rebord. La chaleur de la chambre vient se mêler doucement à la fraîcheur de la nuit. Il n'y a pas un bruit, comme s'ils étaient tous les deux seuls au monde.
Malgré la soirée qui est encore jeune, Raene est vêtue d'une fine chemine de nuit, comme si elle s'apprêtait à se mettre au lit. Alors qu'Hux escaladait le mur, elle a enfilé une robe de chambre en satin, qu'elle serre contre sa poitrine. Geste inutile. Il la connaît par cœur, sa poitrine. Ses joues roses contrastent avec sa peau inhabituellement pâle. Ses yeux brillent de fièvre. Ses cheveux décoiffés tombent autour de son visage en désordre. Depuis toutes ces années, Hux ne l'a jamais vue comme ça. Si pure. Elle est habituellement parée de bijoux, soigneusement maquillée et coiffée. Aujourd'hui, elle est complètement vierge de tout apparat. Naturelle. Et il ne la trouve pas moins belle, bien au contraire. Malgré la maladie, elle dégage une présence qu'il ne connaît chez personne d'autre. Une aura rassurante, saine. Excitante, aussi. Il tente de chasser ces pensées loin de son esprit. Il n'est pas venu pour ça.
Elle donne presque l'impression d'être gênée par sa présence, comme si le simple fait qu'il puisse la voir dans cet état était plus dérangeant que sa nudité. Il se tient droit, dos à la fenêtre, les mains dans le dos. Comme s'il s'agissait d'une rencontre officielle.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? demande-t-elle une deuxième fois.
— Je suis venu voir comment tu allais. Les nouvelles vont très vite, ici. Ton malaise au dîner de Gallan Lighto a fait grand bruit en ville.
Elle soupire, navrée. Bien sûr. Maintenant, on allait se presser à sa porte les prochains jours, pour savoir ce qu'il s'est passé. Ce qu'elle a. Avoir des détails.
— Depuis quand tu t'inquiètes pour moi ?
— Plusieurs années, déjà, répond Hux avec un petit sourire.
— Il ne faut pas. C'est gentil d'être venu, dit-elle en faisant un pas vers la porte, mais je n'ai pas besoin de...
Elle pâlit soudain. Vacille dangereusement. Hux a à peine le temps de se précipiter vers elle pour la retenir. Elle s'écroule dans ses bras, juste à temps. Elle a l'air sur le point de perdre connaissance. Faible et épuisée. Il la soutient, doucement, jusqu'à son lit. Elle pose une main sur son front, comme si ce geste pouvait aider à chasser la douleur qui lui vrille le crâne. Il soulève les couvertures, l'aide à s'allonger. En temps normal, elle aurait protesté, l'aurait repoussé. Elle lui aurait dit qu'elle est parfaitement capable de se débrouiller seule, qu'elle n'a pas besoin de nourrice. Aujourd'hui, ce n'est pas vrai. Elle est trop malade pour faire quoique ce soit. Encore moins pour lui tenir tête.
Elle aime presque ça, finalement. Se laisser faire. Le laisser faire. Il la borde, soigneusement. Doucement. Sans un mot. Il n'a pas besoin de parler, de toute façon. Il remonte les couvertures jusqu'à son menton. Elle se roule en boule, se met en position fœtale. Elle a la tête qui tourne, envie de vomir, l'impression d'être en train de mourir. Sa bouche est sèche. Ses lèvres se gercent. Ses yeux se ferment doucement. Dormir... Hux se penche vers elle et, avec délicatesse, pose un baiser sur son front. Il se dirige vers la fenêtre. Pose un pied sur le rebord. Elle tend le bras, comme pour lui attraper la main.
— Attends !
Il se tourne vers elle, étonné. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle le rappelle.
— Reste, implore-t-elle dans un souffle.
— Raene, tu es malade. Dors. Tu dois te reposer.
— Reste avec moi... répète-t-elle.
Il soupire, hésite un instant. C'est dangereux, de rester là. Eika risque de débarquer. Ou pire. Il frémit à l'idée que la mère de Raene débarque dans la chambre, hurlant à l'assassin. La jeune femme laisse retomber son bras sur le lit, ses doigts se referment dans le vide. Il renonce à toute précaution. Il s'allonge à côté d'elle, encore habillé. Leurs visages se touchent presque. Ils se regardent. Droit dans les yeux. Il a l'impression qu'elle peut lire en lui comme dans un livre ouvert. Il lui prend la main. Joue doucement avec ses doigts. Il voudrait lui dire mille choses, mais aucune ne franchit ses lèvres. C'est trop dur. Trop compliqué. Trop impossible. Il ne peut pas s'empêcher de se dire qu'elle n'a pas besoin de lui. Seulement de compagnie.
— Tu crois que je vais mourir ? murmure Raene.
Il laisse échapper un petit rire. Dans sa prison dorée, elle n'a pas dû avoir souvent l'occasion d'être malade. Le moindre petit rhume devait se transformer en ce qu'elle pensait être une atroce agonie.
— Mais non. Tu as simplement la grippe. Comme plein de gens, probablement. On n'en meurt plus depuis longtemps.
— Serre-moi fort.
— Tu es bien affectueuse, pour quelqu'un qui rend son dernier souffle, ironise le jeune homme.
— Tais-toi. Juste... Tais-toi. Prends-moi dans tes bras.
Alors il lui offre ses bras. Parce que ça fait bien longtemps qu'il ne peut pas lui refuser ce genre de demande. Même lorsqu'il n'était pas... Rien. Rien du tout. Elle se blottit contre lui, pose sa tête sur sa poitrine. Il entortille une mèche de ses cheveux entre ses doigts. Essaye de caser sa respiration sur le même rythme que la sienne. Une question lui brûle les lèvres. Une question qu'il n'ose pas lui poser, depuis plusieurs jours, déjà. Maintenant serait le bon moment. Mais il n'ose pas. Pas vraiment. Parce qu'il a peur de la réponse. Il ne sait pas pourquoi. Ça ne devrait pourtant lui faire ni chaud ni froid, mais ça le terrorise. Peut-être parce que ce serait la fin de tout. Pourtant, il faut qu'il sache. Il le faut. Il ne peut plus se laisser hanter par ses doutes, tous les soirs. Se tourner et se retourner dans son lit, au grand désespoir de Millicent. Il faut qu'il sache.
— Finalement... Tu as fait ton choix ? risque-t-il.
— Quel choix ?
— Au bal. Tu as choisi qui tu allais épouser ?
Un silence. Long. Trop long. Son cœur va exploser. Il a envie de se redresser, de partir. Finalement, il ne veut peut-être pas connaître la réponse.
— Oui.
Il se mord la lèvre. Lève les yeux au ciel pour qu'elle ne puisse pas voir le désespoir qui s'y lit. Elle ne regarde même pas son visage, pourtant. Elle n'a pas bougé. Elle a simplement répondu, calmement. Elle s'en fiche, après tout. Peu importe son choix, il lui apportera très probablement richesse et bonheur. Tout ce qu'elle veut. Tout ce qu'elle mérite. Tout ce qu'il ne peut pas lui offrir. Ne pourra jamais lui offrir.
— Je le connais ?
Il ne sait pas pourquoi il a posé la question. Il ne veut pas savoir. Ne veut pas.
— ... Je ne sais pas.
— Il est beau ?
— Charmant.
— Riche ?
— Influent.
Pourquoi continue-t-il de demander. Chaque mot l'écrase un peu plus, le transperce. Fait voler en éclats tous ses rêves. Rêves qu'il savait pourtant déjà morts. Morts et enterrés depuis longtemps. Rêves qu'il s'est interdit d'avoir. Au moins, maintenant, il sait. Il en est sûr. Il n'aimera jamais.
— Comment il s'appelle ?
— Tu le rencontreras, un jour... Aïe ! Tu me tires les cheveux !
Il relâche la mèche sur laquelle il s'est acharné. Lui caresse la tête, doucement. Elle s'amuse avec l'un des boutons de sa veste, le fait tourner entre ses doigts fins. Elle aussi a les mots sur le bord des lèvres. Les mots. Ce qu'elle ne doit pas dire. A aucun prix. Parce qu'ils causeront sa perte. Alors elle cherche. Elle cherche comment lui faire comprendre, sans lui dire. Parce qu'elle sait qu'il ne comprendra pas de lui-même. Il se déteste beaucoup trop pour ça. Et sa tête qui lui fait mal, qui l'empêche de penser... Elle essaye.
— Tu sais, ce que tu m'as dit, la dernière fois, au bal... Dans la chambre.
Silence. Elle peut entendre les battements de son propre cœur. Et du sien. Ils sont plus rapides. Plus forts. Ils accélèrent à une vitesse folle. Boum-boum. Boum-boum.
— Je n'ai rien dit, répond Hux au bout de quelques secondes.
— Ah, c'est dommage...
— Dommage ?
Boum-boum. Boum-boum.
— Oui. Parce que... – elle prend une grande inspiration – Parce que moi, ce que je t'ai dit dans les ruines, c'est pas vrai. Que personne pourrait jamais t'aimer.
Boum. C'est comme si la poitrine de Hux allait exploser. Elle la sent se soulever au rythme de ses battements de cœur. Elle cogne contre son oreille.
— Moi, je peux.
Le silence qui s'en suit est le plus lourd et le plus long de toute leur vie. Rien ne bouge. Le temps est suspendu. A l'extérieur, il n'y a rien qui se passe. Rien. Rien en dehors de cette chambre. Ils attendent, chacun suspendu à l'instant présent. Ils se demandent ce que pense l'autre. Raene finit par se redresser. Elle plante ses yeux dans les siens. Pour une fois, elle n'y voit pas de glace. Elle y voit, pour la première fois, l'homme qu'elle aime réellement. Ses peurs. Ses doutes. Ce qu'il ne dit jamais, garde enfoui au plus profond de lui. Il lui prend doucement le menton. Rapproche son visage du sien. Elle sent son souffle chaud sur ses joues.
Lorsque leurs lèvres se scellent, c'est différent. Différent de toutes ces fois où ils s'embrassaient fougueusement avant de mêler leurs corps. Il y a quelque chose en plus. Quelque chose qui remue l'intérieur de Raene. Lui coupe la respiration. L'empêche de réfléchir. Une fièvre différente de celle qu'elle ressentait ces dernières heures. Une fièvre dont elle ne veut pas se passer, jamais. C'est comme si tous les soleils de la galaxie, de l'univers, se mettaient à briller en même temps, de toute leur puissance. Les planètes explosent, les lunes inversent leur course. Le monde peut s'écrouler, l'apocalypse éclater. Plus rien n'a d'importance que ce moment. Elle n'a pas envie de se fondre en lui, comme à l'ordinaire. Elle veut rester ainsi, pour toujours.
Ils ne se séparent qu'à regret. L'instant est magique uniquement parce qu'il est éphémère. Et pourtant, ils voudraient tant recommencer, encore et encore. Ne pas fermer les yeux. Ne pas s'endormir. Ne rien manquer, ne pas gâcher la moindre minute passée avec l'autre. Tout ce qu'ils ont vécu ensemble paraît bien ridicule, maintenant. Sans importance. Raene se blottit de nouveau contre lui. Mais c'est différent. Parce que maintenant, il sait. Et le monstre au fond de lui s'endort enfin.
