Gilles le sentit dès qu'il émergea du sommeil, les rayons du soleil qui réchauffaient la peau de son bras à travers la fenêtre étaient plus vifs et plus pénétrants. C'était le printemps, le vrai printemps qui s'accompagnait de l'éclosion des fleurs et de ce parfum plus riche et plus revigorant. Plus que jamais ce matin-là, le jeune homme fut pris d'une envie irrépressible de sortir de son lit. Des frissons parcoururent même ses jambes dissimulées sous les monticules de couvertures et il savait que ce n'était pas à cause de la douleur, cette fois. Depuis presque deux mois, en fait, le moment le plus fort de l'hiver, il n'avait pas quitté son lit. Les puissantes gelées l'avaient vu avoir un accident stupide et se casser la jambe droite, et ça faisait des semaines qu'il avait mal. Pas ce jour-là… ou, en tout cas, moins que d'habitude. Ce qui voulait dire qu'il allait pouvoir convaincre Robin de l'emmener dehors ! Il avait été trop malade et trop souffrant pendant des semaines pour que son frère le laisse bouger - et pour que lui-même ait envie de bouger, d'ailleurs -, mais maintenant, c'était différent. Le printemps lui donnait des ailes !
« Tu es bien excité, ce matin, constata Robin en s'avançant dans la chambre, un plateau à la main. C'est le soleil qui te fait cet effet ? »
Même si son frère était, en règle générale, toujours de bonne humeur, Gilles perçut clairement son soulagement. Il avait dû l'inquiéter, à être aussi renfermé et souffrant.
« Tu as faim ? poursuivit l'archer en posant la nourriture sur le lit. J'ai demandé à Marianne d'acheter un extra de confiture, puisque c'est la seule chose qui semble te redonner un peu le moral.
-Pourquoi tu me fais encore passer pour un gamin ? râla le jeune homme en faisant mine de se désintéresser du gros pot que son frère lui brandissait sous le nez. Tu crois peut-être que je ne t'ai pas vu manger des massepains en cachette ?
-Quand as-tu pu voir ça ? Tu n'as pas quitté ton lit depuis des semaines !
-Tu en as encore des miettes sur la tunique quand tu viens me voir ! »
Robin rit et lui passa la main dans les cheveux, avant d'attirer sa tête contre la sienne.
« Pas de confiture, alors ? insista-t-il innocemment en continuant d'agiter sous son nez le récipient plein à ras-bord de la délicieuse préparation.
-Si, mais pas ici, répliqua l'ancien voleur. Emmène-moi dehors, Robin. J'ai envie de revoir la forêt et de sentir l'odeur de l'herbe et du vent. Ça fait si longtemps…
-Il suffit de demander ! s'enthousiasma son frère en bondissant du lit. Allez, accroche-toi à mon cou.
-Quoi ? Pour quoi faire ?
-Pour que je t'amène dehors ! C'est bien ce que tu veux ?
-Oui, mais… tu n'as pas de moyens un peu plus conventionnels ?
-Toi, tu te soucies des conventions ? Très drôle, Gilles ! Allez, accroche-toi. Je n'ai pas encore pris mon petit-déjeuner et je meurs de faim.
-Ah, oui, ça explique ton empressement à me faire sortir ! »
Malgré tout, Gilles repoussa ses couvertures et pivota avec précaution pour se placer sur le bord du lit, les jambes dans le vide. Robin s'accroupit le plus près possible de lui afin qu'il puisse passer ses bras autour de son cou sans avoir à trop se pencher en avant et glissa avec attention ses mains sous ses cuisses, surtout du côté de sa jambe blessée.
« Allez ! Prends un gilet sur le dossier de ce siège, en passant, recommanda l'archer en se dirigeant vers la porte. Il ne faudrait pas que tu attrapes une pneumonie par-dessus ta fracture. Et ramasse la miche de pain, le couteau et le pot de confiture ! »
Le jeune homme s'exécuta et glissa les bras dans les manches de son habit, presque étonné de sentir une énergie nouvelle se diffuser dans ses veines. Il portait ces vêtements de nuit depuis si longtemps, c'était presque comme s'ils étaient en partie responsables de son apathie. Mais il oublia bien vite ses interrogations quand Robin se mit à courir dans les couloirs en resserrant sa prise sur lui. L'ancien voleur ne put empêcher quelques rires de franchir le seuil de ses lèvres.
« Ne nous fais pas tomber, prévint-il quand même son frère lorsqu'ils s'engagèrent dans les escaliers. Ce n'est pas le moment que tu te casses toi aussi la jambe !
-Pourquoi ? rétorqua Robin, malicieux. Tu es presque guéri, ça me permettrait de prendre un peu de repos pendant que toi, frais et dispo, tu gères le domaine !
-C'est hors de question, trancha Gilles en profitant d'un ralenti sur les dernières marches pour enfoncer doucement le manche du couteau dans les cotes de son aîné. C'est sur tes épaules que repose l'héritage de notre père et tu vas devoir l'assumer jusqu'au bout. Que ta position d'aîné ait au moins un inconvénient !
-Un seul ? Elle n'a que des inconvénients, justement ! »
Gilles pouffa et colla sa tête contre l'épaule de son frère, juste au moment où il franchissait une porte à l'arrière du château. Le soleil inonda aussitôt sa vue de lumière et le parfum de l'herbe, des fleurs et de la terre qui lui monta au nez faillit le faire soupirer de nostalgie.
« Comme tu en rajoutes, le taquina Robin en raffermissant sa prise sur lui et en tournant ses pas vers un carré de soleil. Ça ne fait pas si longtemps que ça que tu n'es pas sorti.
-Quand tu as vécu toute ta vie dehors, Robin, deux mois, c'est vraiment intolérable. »
Gilles sentit son frère s'abîmer dans une seconde de réflexion, cherchant à savoir si c'était là le début d'une conversation sérieuse ou toujours des taquineries badines, mais comme il ne l'encouragea pas dans la voie du sérieux, l'archer finit par reprendre sa route. Parvenu au carré de soleil, il tomba à genoux dans l'herbe verte et relâcha prudemment les jambes de son cadet, qui en conçut une pointe de regret. Il aurait bien aimé qu'ils continuent de jouer plus longtemps, mais Robin n'allait pas lui servir de chaise toute la journée. Il descendit donc avec prudence de ses épaules et s'assit un peu lourdement dans la terre, la miche de pain, le pot de confiture et le couteau toujours serrés sous le bras.
« Tu veux que je te coupe des tranches ? proposa Robin en tendant la main vers l'ustensile.
-Pourquoi ? Tu as peur que je me casse aussi le bras ? feignit de le railler Gilles en haussant le sourcil.
-Mais tu as fini ! rit doucement son frère en lui chipant le couteau. Ça faisait un moment que je ne t'avais pas vu aussi volubile.
-Ça doit être le retour du printemps qui me fait cet effet-là. Il me redonne de l'espoir.
-"Redonne" ? Pourquoi ? Tu l'avais perdu ? »
Sans lever le nez de la tranche de pain qu'il avait découpée, Robin continua d'y appliquer une généreuse couche de confiture.
« Tu vois très bien ce que je veux dire, répliqua Gilles en essayant de lui voler le pot. Que j'aie dû vivre dehors ou pas, l'hiver n'est une période propice aux réjouissances pour personne. Tout est froid et vide et le moindre désagrément peut se transformer en véritable cauchemar. Alors qu'au printemps, tout semble plus facile… La douceur renaît et moi aussi.
-Tu es vraiment un poète. »
Du bout du pied, Robin repoussa les tentatives de son frère, qui persévéra quand même avec une vigueur digne d'éloge quand on voyait la raideur encore prononcée de sa jambe.
« Tout à fait, enchaina le jeune homme. Et j'ai même inventé une comptine plutôt entrainante à propos d'un nobliau qui tombe dans une rivière. Tu veux que je te la chante ?
-Non, pas cette chanson, par pitié ! s'exclama Robin en riant. Tu la fredonnes à chaque fois que tu veux te moquer de moi. Je finis par en concevoir de mauvais souvenirs !
-De mauvais souvenirs ? Alors que c'est la première fois que tu as entendu le son de ma voix ? »
Robin ne le laissa pas en dire davantage et lui fourra la tartine dans la bouche. De la confiture tacha le nez et le front de son frère, qui grogna des yeux de contrariété avant d'en croquer un gros morceau.
« Tu ne t'en tireras pas comme ça, prévint-il son aîné en se léchant les doigts.
-J'attends de voir ça, se moqua Robin. Mais tu sais que sans moi, tu n'arriveras jamais à retourner à l'intérieur du château ?
-Ha ! Tu veux parier ?
-Non, je sais parfaitement que tu es capable d'essayer. »
L'archer repoussa la miche de pain et le pot de confiture à côté de son frère, puis se leva pour s'assoir derrière lui et le caler dans ses bras.
« Tu aimes vraiment me servir de siège, hein ? plaisanta Gilles en rejetant la tête en arrière pour le regarder.
-Mange au lieu de parler, rétorqua Robin en glissant sa main sur son front. Tu n'es pas encore guéri. Une fois ton bol d'air terminé, je te ramène à l'intérieur.
-Bien sûr, Maman. »
Comme il avait encore un peu de marge, Gilles se blottit en arrière contre son frère. L'air de printemps qui emplissait ses poumons était parfait. Tout, en cette belle matinée, était parfait.
