LA NOBLESSE DES SENTIMENTS

VI. LES TÉNÈBRES DE L'ESPRIT.

Levi passe la plupart de son temps libre dans le bureau du major quand il s'y trouve.

Il le fait souvent, ce n'est pas nouveau, et cela ne semble déranger nullement Erwin, même lorsque celui-ci y travaille.

Mais ces derniers temps, son caporal semble s'y éterniser, notamment le soir.

Après le dîner, il emboite le pas au grand blond, prépare deux tasses de thé et s'installe sur le canapé pour y lire un bouquin, chippé dans la bibliothèque personnelle d'Erwin, tandis que celui-ci prend place derrière son bureau pour bosser sur ses dossiers.

Lorsque Levi en a assez ou qu'il n'y a plus d'eau chaude dans la théière, il se lève et prend congés. Les déplacements du plus petit font lever le nez d'Erwin de ses rapports. Il regarde l'heure, voit que la nuit est déjà bien avancée et s'oblige à s'arrêter pour prendre un peu de repos lui aussi.

Il se doute bien que si Levi agit de cette façon, ce n'est pas parce qu'il se préoccupe de son propre état de fatigue, mais bien du sien. C'est peut-être même pour cette seule raison qu'il lui tient compagnie tous les soirs. Pour être sûr qu'il aille se coucher et qu'il soit frais et dispo pour une nouvelle journée chargée.

Il devrait pourtant se soucier un peu de lui-même, il dort encore moins que lui...

Erwin salue toutefois le subtil rappel à l'ordre de Levi car s'il s'écoutait, il continuerait jusqu'au petit matin ou jusqu'à se tuer à la tâche.

Depuis quelques temps pourtant, Levi reste de plus en plus tard. Smith ne s'en aperçoit pas aussitôt. Plongé tel qu'il est dans ses réflexions, il ne fait pas attention aux heures qui défilent à une vitesse affolante et il a pris habitude de laisser Levi être son repère temporel et son couvre-feu.

A force de rester dans la même position, le dos voûté et la tête inclinée au-dessus du bureau, ses muscles sont tendus. Il finit donc par s'arracher à sa lecture attentive afin de s'autoriser une petite pause.

Le blond se redresse, fait rouler les muscles de ses larges épaules et se masse la nuque pour soulager ses douleurs. Un soupir de soulagement lui échappe alors qu'il se cale contre le dossier une minute.

D'un coup d'oeil vers le canapé, il vérifie que Levi est toujours là. Son caporal n'a pas bougé, le sommet de son crâne dépasse du dossier sur lequel son bras repose négligemment.

Le silence règne dans la pièce, mais il n'est ni gêné, ni pesant. Levi a toujours été discret, il aime la tranquillité et il respecte la quiétude permettant à Erwin de se concentrer sur son travail de gratte-papier. Parfois, le son d'une page qui se tourne ou le doux raclement d'une cuillère contre la porcelaine rappelle au blond qu'il n'est pas seul, et c'est un sentiment plutôt plaisant.

Oui, il peut se le dire, la présence de Levi en ces lieux lui est agréable.

Bon... Il n'a pas vraiment sommeil et il a encore ces documents à parcourir des yeux avant demain, mais ça, il peut le faire bien confortablement installé dans son lit, ce sera mieux que de se casser le cou ici, et cela libérera Levi, qui ne semble pas prêt de bouger tant qu'Erwin ne sera pas décidé à partir.

Le major se lève donc et entreprend de rassembler en une pile ordonnée ses papiers afin de les ranger dans un tiroir. En l'entendant s'activer, Levi se tourne pour l'observer un instant. Comprenant qu'il est temps de regagner leur pénate, le caporal referme son livre, se lève à son tour à contrecœur pour redéposer l'ouvrage à sa place sur l'étagère puis rejoint Erwin qui est en train de lui tenir la porte.

Il s'apprête à franchir le seuil mais se fige soudain. Ses yeux gris d'acier se plissent en tombant sur les documents qu'Erwin tient dans sa main. Ils remontent ensuite vers le visage d'Erwin, rivant ses iris aux siennes, pour darder sur lui un regard désapprobateur.

Oï, Erwin, qu'est-ce que tu comptes faire avec ça ?

Le major observe Levi s'appuyer contre l'encadrement de la porte, les bras croisés, lui barrant ainsi la route.

Aïe... Il ne compte pas le laisser filer si facilement apparemment.

Il va devoir se montrer convaincant s'il veut que son caporal borné le laisse passer.

Je vais finir ma lecture en chambre. Promis, il n'y en a pas pour longtemps, je dors dans l'heure... Même si je n'ai pas fini, d'accord ? Va te coucher, tu veux bien ? Tu as besoin de te reposer toi aussi...

Il offre au plus petit un sourire pour lui assurer qu'il n'abusera pas mais Levi n'est pas dupe.

Tchh.

Son subordonné détourne le regard, irrité.

C'est bon, finis, je ne comptais pas me coucher tout de suite de toute manière.

Il n'y a pas de négociation possible avec le noiraud. Il ne s'en ira pas tant qu'Erwin n'aura pas posé ces fichus papiers.

C'est là qu'Erwin le voit.

Quel imbécile.

Comment a-t-il pu passer à côté de tous ces signes, si évidents pourtant ?

Les cercles noirs entourant ses yeux sont plus prononcés depuis quelques jours. Il est épuisé.

Levi lève à nouveau les yeux vers lui en sentant le regard soucieux de son major posé sur lui.

Le fait qu'il reste un peu plus longtemps chaque soir, et maintenant cette lueur d'étrange espoir que Smith a le temps de distinguer furtivement dans son regard et qui lui dit '' pas encore, reste encore un peu'' ne laisse plus la place aux hypothèses.

Si Levi tarde à partir, c'est pour repousser l'heure du coucher le plus possible. Comme si dormir était un supplice à éviter à tout prix; Malgré l'épuisement, malgré la nécessité absolue du repos du corps.

Alors il joue avec ses limites, en utilisant Erwin comme excuse.

Le grand blond ferme les yeux un instant, expulsant silencieusement tout l'air emmagasiné dans ses poumons.

Ce n'est un secret pour personne ici. Les cauchemars que fait Levi sont récurrents, et le font parfois se réveiller en sursaut, dans un cri qui transperce la nuit. Ces derniers temps, ils doivent être moins supportables et Erwin en comprend la raison.

Il y a une période de l'année où c'est plus difficile, notamment lorsque la date approche à grands pas...

Et il ne peut qu'assister, impuissant, au combat que livre intérieurement Levi toutes les nuits. Non. Il faut qu'il fasse quelque chose. Son caporal ne peut pas continuer indéfiniment à lutter contre la fatigue.

Il rouvre les yeux, une lueur de détermination dans le regard.

Et si je te demandais de venir avec moi, tu accepterais ?

Il ne peut pas faire grand chose de plus. Mais au moins, il sera juste à côté de lui pour le réveiller s'il se met à paniquer à cause de ses mauvais rêves...

Levi considère son offre un instant. Son expression est indéchiffrable.

Il finit par hausser les épaules avec nonchalance et décolle son dos du chambranle pour se redresser et libérer le passage.

Satisfait de cette petite victoire, Erwin ouvre la voie. Les deux hommes traversent les couloirs éclairés par les rayons de la lune, sans échanger un mot. Si Levi paraît ennuyé, Smith devine de par l'absence de tension au niveau de ses épaules qu'il est en fait soulagé.

Lorsque Levi pénètre dans les quartiers de son compagnon d'arme, son oeil avisé scrute la pièce. La chambre est plutôt spartiate et impersonnelle. Vu le temps que passe le blond à vadrouiller à droite et à gauche, il ne doit y venir que pour dormir -et encore.

La salle d'eau est cependant royale. Levi ne se gêne pas pour l'utiliser.

Quand il en ressort, Erwin s'est déjà changé et installé dans son lit, dans une position semi-assise, semi-allongée, ses documents éparpillés sur les draps devant lui.

Le major suspend sa lecture dès qu'il aperçoit la silhouette de son caporal se détacher de l'obscurité pour venir dans la lumière. Sa peau pâle luit à la lueur des bougies, tel un fantôme.

Ses bras sont croisés sur son torse dénudé, tandis qu'il le jauge du regard avec sévérité.

Il te reste cinq minutes. Tu penses pouvoir y arriver avec ton cerveau sur-dimensionné ?

Tu es vraiment impitoyable... Tu peux m'aider, si le coeur t'en dit.

Levi s'approche, lui fauchant le papier des mains.

Hmm... Passionnant.

Sur ces mots, il lève sa main tenant la feuille par-dessus son épaule, et la lâche. Celle-ci virevolte dans l'air avant de terminer sa course au pied du lit, hors de portée des bras d'Erwin.

Celui-ci soupire doucement tandis que le noiraud contourne le lit pour investir le côté vacant.

Une promesse est une promesse. Il est temps de dormir.

La couche n'est pas bien grande -une place et-demie tout au plus. S'il était gaulé comme Mike, c'est sûr qu'ils n'auraient jamais pu tenir à deux sur le matelas, mais avec sa petite taille, ça passe.

Alors que Levi se glisse sous les draps, Erwin en sort pour récupérer le papier qui traîne par terre.

Il regroupe les feuilles pour les déposer sur la table de nuit puis se dirige vers la commode. Il en extrait un oreiller tout propre et moelleux à souhait qu'il offre à son compagnon pour la nuit.

Levi l'examine un instant, fonçant les sourcils en approchant son nez du tissu. Cela semble lui convenir, puisqu'il finit par le déposer dans son dos avant d'y poser sa tête, non sans en remercier le blond.

Erwin a beau essayer de se faire plus petit pour laisser de l'espace à Levi quand il reprend sa place à ses cotés, il finit tout de même par le bousculer.

Excuse-moi.

C'est rien, grande perche. Par contre, je te previens, si tu roules de mon côté et que tu m'écrases dans ton sommeil, je te botte le cul hors de ton lit, c'est compris ?

Levi sent des vibrations se propager à travers le matelas, et il se tourne pour voir les épaules d'Erwin secouées par un rire.

Je tâcherai de faire attention alors. Je n'ai pas envie de finir la nuit par terre.

Amusé, Smith discerne dans la pénombre l'ébauche d'un sourire mutin se dessiner au coin des lèvres du plus petit.

Levi ferme les yeux après qu'Erwin ait soufflé sur les bougies, les plongeant dans le noir.

Leurs bras et leurs jambes se frolent parfois mais ils ne s'en formalisent pas. La promiscuité ne les a jamais dérangé. Les soldats ont l'habitude de vivre tous ensemble, sous le même toit. L'espace vital et la pudeur n'ont pas leur place au sein de la base du bataillon, et encore moins lors des expéditions extra-muros. C'est même plutôt rassurant de savoir qu'il y a quelqu'un à ses côtés, quand le danger rôde...

Erwin ouvre les yeux. Les rayons du soleil levant traversent les rideaux, éclairant doucement la pièce. Il tente de bouger mais ne sent plus son bras droit. Il tourne la tête pour en trouver la cause et ses yeux tombent sur la forme humaine allongée à ses côtés, sur le ventre, sur le-dit bras engourdi.

Il se redresse lentement vers Levi, cherchant son visage. Celui-ci est pratiquement enfoui dans l'oreiller, ses bras l'entourant fermement. En tendant l'oreille, le blond parvient à percevoir sa respiration calme et profonde. Les traits de son visage -le peu qu'il puisse en voir- sont détendus, tout comme le reste de son corps.

Il dort encore à poing fermé.

Aucun cauchemar n'est venu le déranger pendant la nuit.

Erwin sourit, soulagé.

Ce matin-là, Levi se sent plus reposé malgré le peu d'heures qu'il a dormi. Il faut dire que pour une fois, il a eu le droit à un sommeil réparateur, sans mauvais rêve. Ce qui est plutôt rare et agréable.

Il picore son petit-déjeuner en se remémorant les effluves qui se dégageait de l'oreiller d'Erwin. Un parfum frais et relaxant qui l'a aussitôt détendu. Il se demande quel produit il utilise pour le laver...

Il faudra qu'il trouve un moyen de le lui dérober pour le découvrir.

D'ailleurs, le voilà qu'il se pointe. Lui aussi il a l'air en forme. Il n'a pas fini par terre, ça doit être pour ça.

...

La nuit est déjà bien entamée lorsqu'Erwin passe une main devant sa bouche pour réprimer un baillement.

Levi ne bronche pas... Bizarre, la sonnette d'alarme aurait dû s'activer depuis longtemps, puisqu'il a repris l'habitude de le fustiger quand il commence à être tard.

Et bien, puisqu'il en est ainsi, cette fois, à lui de prendre les devants !

Il s'extirpe de son siège pour se diriger vers le brun.

Levi...

Sa phrase reste en suspens. Les yeux fermés, le livre ouvert reposant sur sa cuisse et le poing sous son menton pour soutenir sa tête, levi s'est assoupi.

Erwin sourit tendrement.

Lentement, sans un bruit, il récupère l'ouvrage avant de tirer une couverture sur les genoux du noiraud.

Le fait qu'il ne se réveille pas en dit long sur la confiance qu'il lui accorde, ou bien sur son niveau de fatigue...

Et son sommeil est bien trop précieux pour qu'Erwin ne l'en prive.

Avant de se poser lui aussi pour piquer un somme, il dépose le livre sur la table basse, après y avoir glissé un marque-page.

Lorsque Levi le reprendra, il y découvrira un sachet contenant des graines de lavande.

Celles-là même qu'il utilise dans ses oreillers.

Mais peut-être qu'il n'en a pas réellement besoin. Peut-être que sa seule présence lui suffit...


~*o*Lavande*o*~

Pureté, Silence, Dévotion, Attention, Sérénité, Calme.

Dans les oreillers, les graines de lavande et les fleurs aident à trouver le sommeil et à se relaxer.