Chapitre 6 : Justice
Le calme.
Rune adorait cette absence d'agitation et de bruit. C'était l'idéal pour accomplir sa tâche.
Il aimait également recevoir des responsabilités pour qu'il puisse montrer l'étendue de ces capacités.
Efficacité pour tout, telle était sa devise
Actuellement, il était aux anges. Cela faisait plus d'une semaine qu'il occupait le poste de président du conseil de discipline. S'il arrivait à l'administrer seul et sans incident jusqu'au retour de son légitime détenteur, il aura fait ses preuves et pourra ainsi espérer obtenir définitivement cette fonction le moment venu.
Pendant que Minos affrontait son némésis, il avait champ libre pour gérer l'ordre dans le lycée. Avec le festival sportif en cours, il avait fort à faire et supervisait la sécurité des élèves depuis le bureau du proviseur adjoint en se tenant en permanence informé par appels ou par messages provenant des autres membres du conseil qui étaient au même moment sur le terrain.
De sa manière de gérer les opérations dépendait la réussite de cette journée.
La porte du bureau s'ouvrit à la volée et Minos fit irruption avec une mine soucieuse.
- Mr...Mr. le président, fit Rune en se levant de son siège.
Minos lui fit signe de se rasseoir.
- Non, seulement Minos. Présentement, c'est toi le président du conseil dans cette pièce.
Mesurant la situation délicate, Rune essaya de répondre en prenant en compte sa suggestion.
- D'accord Min...Mr. le président, rectifia-t-il. Désolé, mais j'ai l'impression de vous manquer de respect en vous appelant uniquement par votre prénom. Vous êtes mon aîné.
Laissant échapper un soupir, Minos s'approcha de lui.
- Quelle est la situation ? Nos effectifs s'en sortent bien ?
Rune releva la tête avec fierté.
- Tout se déroule sans le moindre problème.
- Parfait. De mon côté, il y a eu une petite altercation avec un élève d'Atlantis, mais le problème est à présent réglé.
Rune remonta ses lunettes sur son nez pour le dévisager.
- Pardonnez ma question, m. le président, mais y a-til une raison à votre présence ici ? Avez-vous finalement renoncé à suivre Eaque et décidé de reprendre votre poste ?
Minos se mordit la lèvre. Ainsi, même Rune envisageait l'échec de la mission dont il s'était investie.
- Non. Je n'ai pas encore renoncé, mais j'ai besoin de plus amples informations sur lui pour comprendre, d'où ma présence ici.
Rune hocha la tête et lui laissa la place au bureau. Il alla s'installer plus loin et pianoter sur son portable pour demander des nouvelles fraîches des autres membres.
Minos s'assit au bureau et se mit à fouiller dans l'ordinateur pour retrouver les archives qui regroupaient l'ensemble des données sur les élèves.
Il ne mit pas longtemps avant de dénicher ce qui l'intéressait ; les numéros à appeler en cas d'urgence.
Pour Eaque, il y en avait deux. Celui de ses parents et celui d'un professeur.
Il se dépêcha de les noter sur un post-it et repartit aussitôt en indiquant à Rune qu'il pouvait reprendre sa place.
Discrètement, il rejoignit une petite pièce qui était spécialement prévu pour permettre aux élèves d'entrer librement en communication avec leurs proches partout dans le monde et leur assurer un minimum d'intimité. Il y avait uniquement un fauteuil et une ligne téléphonique fixe.
S'installant confortablement, il composa le numéro de ses parents. La famille Garuda. La première fois qu'il avait vu ce nom de famille en parcourant le dossier d'Eaque, il s'était amusé de constater que tout comme lui, il portait le nom d'un être ailé issu de la mythologie.
À présent, Minos était fébrile à l'idée de découvrir certains de ses secrets.
Après quelques tonalités, il entendit une voix féminine.
- Namasté.
Minos ouvrit grand les yeux, il avait omis le fait que ses parents ne parlaient peut-être pas l'anglais.
Il demanda si c'était le cas et il entendit la voix féminine appeler quelqu'un et dire quelques mots en népalais avant de lui donner le téléphone.
- Bonjour.
- Bonjour, je suis un membre du conseil des élèves et le président du conseil de discipline, je dois vous parler d'Eaque.
Après quelques instants de silence, il entendit la réponse.
- Je suis son frère. Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ?
- Non rassurez-vous, il va très bien.
- Est-ce qu'il a des problèmes ?
- Peut-être. Si cela ne vous dérange pas, pouvez-vous me parler de lui ?
- Que voulez-vous savoir sur Eaque ?
- Il a un caractère ….hum...particulier. Est-ce qu'il a toujours été aussi bagarreur et aussi irrespectueux envers l'autorité ?
Minos entendit plusieurs voix. Il y avait certainement une discussion très animée dans la pièce où se trouvait son interlocuteur. Il ne comprit pas le moindre mot en dehors du nom d'Eaque.
Enfin, la réponse vint à lui.
- Oui, il a toujours été comme ça, mais Eaque est quelqu'un de bien. Il ne se bat jamais sans avoir une très bonne raison.
-Très bien.
- Dites, vous n'allez pas le punir trop sévèrement, n'est-ce pas ? Il nous avait promis de faire des efforts pour se maîtriser davantage.
- Je vais voir ce que je peux faire, mais je ne vous promets rien.
Minos le remercia et lui souhaita une bonne journée avant de raccrocher.
Il soupira. Le premier essai n'était pas très concluant. Il n'avait rien appris de plus que ce qu'il savait déjà si ce n'est que sa famille avait l'air de s'inquiéter pour lui.
Peut-être aurait-il plus de chance avec le second numéro.
Là, ce fut un homme qui lui répondit dans un anglais parfait. Minos réitéra sa présentation et il apprit qu'il s'agissait du professeur qui l'avait eu lorsqu'il était en classe de primaire.
- Pouvez-vous m'en dire davantage sur lui et sur son comportement ?
- Bien sûr. Eaque a toujours été un élève à part. J'avais parfois le sentiment qu'il n'était pas attentif à ce que je racontais, parce qu'il regardait souvent à l'extérieur, à travers les fenêtres, mais en réalité, il était attentif à tout ; à ce que je disais, aux autres élèves et à ce qu'il se passait dehors. Sa capacité de mémorisation était incroyable.
- ... Je vois. Et savez-vous pourquoi il fait preuve d'autant de violence avec autrui ?
Minos entendit rire à travers le combiné téléphonique.
- Il a recommencé, n'est-ce pas ? Il se bagarre avec d'autres élèves ?
- Oui.
- Je le savais, il ne peut pas s'en empêcher.
- Cela n'a pas l'air de vous déranger, s'étonna Minos.
- En effet, mais il faut que vous sachiez qu'Eaque possède un sens surdéveloppé de la justice. Je l'ai constaté à de très nombreuses reprises lorsqu'il grandissait et ce sens commun a toujours perduré chez lui. Il n'a jamais supporté de voir des personnes s'attaquer injustement à d'autres. Si des élèves se faisaient harceler ou agresser, il allait toujours prendre leur défense en y mettant toutes ses forces, même s'il s'agisait d'être contre un groupe d'élèves ou d'un professeur. Il ne restait jamais indifférent aux souffrances des autres et se fichait pas mal si cela allait à l'encontre de la majorité ou si cela lui portait préjudice. Il a eu beaucoup de problèmes suite à cela, mais pour moi, c'est une personne admirable.
- ….
- Allô, vous êtes toujours là ?
- Oui, pardon.
- C'est moi qui suis intervenu récemment en sa faveur afin qu'il puisse venir étudier dans votre prestigieuse école. J'ai pensé qu'il en était digne et ses résultats étaient plus que satisfaisants pour qu'il l'intègre.
- Très bien. Je vous remercie pour toutes ces réponses. Vous m'avez été d'un grand secours.
Minos termina poliment la conversation et raccrocha.
Prenant une grande inspiration, il s'adossa contre l'appui-tête de son fauteuil pour regarder longuement le plafond de la pièce.
Il ne savait plus que penser, ni que faire suite à ces révélations.
Dans le gymnase se déroulait encore le tournoi de Kenjutsu.
Hadès enchaînait les victoires à un rythme effréné.
Assis près des tatamis, Hypnos et Thanatos encourageaient leur ami en fusillant du regard les adversaires de ce dernier. Si l'un d'eux avait le malheur de blesser Hadès, ils se feraient une joie d'intervenir pour prendre à part le malheureux qui avait osé porter le sabre sur lui.
Eaque avait presque mal aux mains à force d'applaudir.
Assis à ses côtés, Rhadamanthe était dans le même état que lui.
Il y avait un petit entracte entre chaque combat et les supporters en profitaient pour commenter bruyamment le dernier auquel ils venaient d'assister.
Lors de l'une de ces pauses, Eaque se tourna vers son ami en hésitant.
- Rhadamanthe, j'aimerais te poser une question.
- Vas-y !
- … C'est à propos de Minos. Depuis quelques jours, il y a un détail qui me tracasse chez lui et tu es le seul à qui je peux m'adresser à ce sujet.
- Tu veux dire qu'en dehors du fait qu'il te suive continuellement, il a y quelque chose qui te tracasse chez lui ?
- Oui.
Rhadamanthe essaya de dissimuler un sourire en s'apercevant que son ami s'était presque accommodé à la présence du norvégien à ses côtés.
- Eh bien, pose ta question, l'encouragea l'anglais.
- Tu as l'air de le connaître depuis longtemps et vous avez l'air assez proche. Est-ce qu'il a toujours été aussi intraitable dans sa façon d'être ou est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose par le passé ?
Rhadamanthe perdit instantanément sa bonne humeur et le regarda avec un air étonné et un peu méfiant.
- Pourquoi me poses-tu cette question ?
- C'est à cause de sa personnalité. Il ne le montre pas directement, mais dans sa façon d'agir, j'ai eu l'impression à plusieurs reprises qu'il avait comme ..., c'est difficile à définir précisément, mais c'est comme s'il y avait en lui une certaine fragilité qu'il s'efforce de cacher aux yeux de tous… C'est peut-être stupide de ma part de penser cela.
Rhadamanthe sembla d'abord très embarrassé, mais finit par consentir à lui donner quelques explications.
- Écoute, je lui avais promis de garder le secret, mais vu le préjudice qu'il te fait subir, je pense qu'il est nécessaire que tu saches de quoi il retourne vraiment.
- Merci.
Se grattant le cuir chevelu par gêne, l'anglais entama son récit.
- Effectivement, je connais Minos depuis que je suis arrivé ici. Il a toujours eu ce caractère dur et entêté, mais au cours d'une soirée spéciale, organisée par la direction durant notre première année, il s'est montré un peu plus loquace avec moi. Peut-être que cette fois-là, il avait envie de se confier à quelqu'un, toujours est-il que j'ai appris pas mal de choses sur lui.
Il marqua une brève pause.
- Oui ? L'encouragea à son tour Eaque, friant d'en apprendre plus sur le norvégien.
- Lorsqu'il avait une douzaine d'année, un voisin lui avait confié la surveillance de son fils, qui devait avoir six ans. Minos l'avait emmené au parc près de chez lui et l'avait laissé jouer avec les autres enfants. Il lisait tranquillement un livre et il ne s'était pas aperçu que des enfants plus grands avait emmené le petit garçon près de l'étang. Suite à une banale dispute, ils l'avaient poussé à l'eau et le petit ne savait pas nager. Bien entendu, il a aussitôt coulé et Minos, qui s'était enfin aperçu de sa disparition, s'était précipité à l'eau pour le sortir de là. Heureusement, il a pu lui faire recracher toute l'eau qu'il avait avalée après avoir réussi à pratiquer une réanimation cardio-pulmonaire. Le garçon s'en est sorti indemne, contrairement à Minos.
- Cet incident a dû peser lourdement sur ses épaules.
Rhadamanthe eut un rire dépité.
- Pire que ça, cela l'a profondément traumatisé. Sa négligence avait failli coûter la vie à un enfant, surtout un enfant dont il avait la charge. D'après ses propres dires, après cette histoire, il n'a plus jamais été le même et il s'en veut encore aujourd'hui. C'est pour cela qu'il veut tout contrôler, tout surveiller et qu'il se montre aussi intransigeant avec tout le monde. Il pense sûrement bien faire et se racheter une conduite en protégeant les autres.
Eaque ne s'attendait pas à découvrir cette partie de son passé et ressentit de l'empathie pour lui.
- Oui, je comprends..., mais pourquoi me voit-il à ce point comme une menace ?
- Eh bien, après l'incident, il a rattrapé les petits voyous qui avaient voulu s'amuser aux dépens du fils de son voisin. Je ne pense pas qu'ils avaient mesuré la gravité de leur geste, mais Minos si. Il les a ramené chez leurs parents, un après l'autre, en les traînant par le bras et il leur a largement expliqué ce que leurs enfants avaient fait. Je crois que s'il avait pu les traîner jusqu'à la police, il n'aurait pas hésité un seul instant. Depuis lors, il cherche à faire respecter la loi et la justice avec acharnement et voue une haine farouche aux délinquants de toutes sortes et comme tu n'entres pas dans ses critères d'élève modèle, il ne fait aucun doute qu'il t'associe à l'un d'eux.
L'anglais termina son récit, partagé entre la crainte d'avoir trahi une promesse et le soulagement d'avoir peut-être aidé un ami dans le besoin.
- …..Merci de m'avoir raconté ce que tu sais sur lui, cela m'a beaucoup éclairé.
Rhadamanthe vit malgré tout l'air troublé du népalais et il lui fit une tape sur l'épaule pour lui témoigner son soutien.
Eaque demeura silencieux et pensif bien après que le gong indiqua la reprise des combats.
À suivre.
