4.1 Love is vengance that's never free

Breanna Inkari pose soigneusement sa petite cuillère en argent dans son assiette et regarde sa fille. Les yeux dans le vide, cette dernière n'a pratiquement pas touché à son assiette. Depuis son accès de fièvre, elle est constamment dans la lune. Sourit parfois sans raison. Disparaît de la maison sans le moindre chaperon. A son âge, elle devrait pourtant déjà être mariée, peut-être même porter son premier enfant. Breanna s'était toujours dit qu'elle laisserait à sa fille tout le temps de choisir son époux. De nos jours, il vaut mieux prendre ce genre de décision à tête reposée. Personne n'est à l'abri d'une faillite. Mais tout de même. Elle aimerait ne pas avoir à attendre ses vieux jours avant de recevoir ses petits-enfants. Et évité d'entretenir sa fille durant d'encore trop longues années. Ou pire. Que celle-ci devienne vieille fille. Elle réprime difficilement un frisson à cette idée. Un cauchemar. La famille humiliée. Ses rêves détruits.

Elle se gratte la gorge. Son mari lui jette un regard noir. Lorsqu'ils ne mangent que tous les trois, il déteste que le moindre mot soit prononcé. La plupart du temps, les dîners se font donc dans une atmosphère austère que Breanna déteste. Elle évite ce genre de situation le plus souvent possible, invite régulièrement des amis ou quelque grand nom d'Arkanis. Tout pour ne pas se retrouver en tête à tête avec ce vieil homme qu'elle n'apprécie même plus depuis longtemps. L'a-t-elle déjà apprécié ? Comme de très nombreuses jeunes femmes, elle l'a épousé pour l'avenir glorieux qu'il pouvait lui promettre, pas pour ses beaux yeux. Une décision que tout le monde devrait être en mesure de prendre, à son sens. Il lui a cependant offert une chose splendide. Une seule chose. Raene.

— Dites-moi, mon enfant... commence Breanna.

Joren grogne, effort désespéré pour imposer le silence. Sa femme l'ignore. Il y a de ces discussions qui n'attendent pas.

— Voilà bien deux semaines que votre bal a eu lieu, continue-t-elle. J'avais espéré que, depuis, vous nous auriez annoncé vos fiançailles.

Raene rougit. Pour cacher son embarras, elle se saisit de son verre et y plonge le visage. En vérité, elle ne peut rien leur annoncer du tout. Elle a arrêté son choix, bien sûr. Il y a simplement un petit problème. A peine un problème, une broutille. Vraiment insignifiante. Il n'est pas au courant. Elle ne cesse de repousser la discussion. Un autre jour. Une autre fois. Elle essaye, pourtant. Elle essaye de trouver le bon moment. De se motiver. Si elle termine son chapitre avant que ne sonnent les cloches, elle le lui en parlera. Si elle peut compter jusqu'à dix sans qu'aucune navette ne passe devant la fenêtre de sa chambre, elle lui en parlera. Si... Elle ne lui en parle jamais. Elle n'y arrive pas.

Elle lève des yeux timides vers sa mère. Celle-ci lui lance un regard inquisiteur. Elle ne lâchera pas l'affaire. Pas avant qu'on ne lui présente son futur gendre. Raene la connaît suffisamment pour savoir ça. Elle aimerait, pourtant, pouvoir leur expliquer. Papa, Maman, je suis amoureuse d'un homme sans fortune, un bâtard. Votre soutient serait des plus bienvenus. Elle serait probablement consignée dans sa chambre jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à ce qu'on décide que faire d'elle. De cette pauvre enfant qui a perdu l'esprit.

— Je réfléchis encore, Maman. Il ne faudrait pas que la fortune de la famille tombe dans les mains d'un malintentionné qui dilapiderait tout sur Canto Bight, vous en convenez.

Breanna grimace. Touché. Raene a peut-être gagné un ou deux jours de répit, avec cette réponse. Elle s'essuie soigneusement la bouche et se lève.

— Vous m'excuserez, mais je me sens légèrement fébrile, ce soir. Peut-être un reste de la maladie.

Elle dispose avant que sa mère n'ait le temps de réagir. Monte rapidement les escaliers. S'enferme dans la chambre. Pousse un long soupir. Elle n'en peut plus. N'en peut plus de faire semblant, de mentir, de se faufiler à la nuit tombée. De se cacher. Elle a envie de le hurler au monde. Que tous les habitants d'Arkanis sachent enfin que Raene Inkari est amoureuse d'Armitage Hux.

— C'est arrivé il y a cinq minutes, Madame.

Elle pousse un hurlement de frayeur. Elle n'a pas vu Eika, dans un coin de la pièce. Un air désapprobateur sur le visage, la gouvernante lui donne un petit morceau de papier soigneusement plié. L'écriture hâtive et pointue ne laisse aucun doute sur l'expéditeur. De toute façon, il n'y a bien que lui pour lui envoyer des petits mots.

— Arrête de faire cette tête, Eika. Ça fait des années, tu devrais être habituée.

— Je ne l'aime pas, Madame. Un jour, il va vous causer des ennuis.

— Mais non, répond doucement Raene. C'est presque fini...

Une dernière fois. Elle n'a qu'à le faire une dernière fois. Elle ouvre sa penderie, s'empare de sa cape. Eika la regarde faire d'un air buté. Bien qu'elle ne se prive jamais de lui faire comprendre qu'elle n'apprécie pas particulièrement ses agissements, il y a bien longtemps qu'elle a renoncé à tenter de l'en empêcher. Au contraire, elle la couvre même, la plupart du temps. Raene prend ses mains dans les siennes et lui fait son sourire le plus implorant.

— Je t'en pris, Eika. Dis à ma mère que je suis déjà partie me coucher. Empêche-la de monter me voir. Je reviendrais avant l'aube.

Elle se précipite à la fenêtre, enjambe le rebord. Une ultime fois.

— Avant l'aube ? proteste Eika, Mais, Madame...

— Laisse la fenêtre ouverte ! lance Raene avant de disparaître.

Les ruines sont calmes. Silencieuses. Les enfants qui les occupent habituellement sont depuis longtemps rentrés chez eux. Il n'y a qu'eux. Lorsqu'elle le voit, assis sous les rayons des lunes, elle veut se jeter sur lui, dans ses bras. Ne plus jamais le lâcher. Elle n'ose pas, cependant. Elle s'approche simplement, reste à un mètre distance. Comme s'il y avait une barrière, entre eux. Une barrière qu'elle a peur de franchir. La barrière de l'interdit. Elle ne lui a pourtant jamais posé problème, toutes ces années. Mais cette fois, c'est différent. Parce que cette fois, c'est la dernière. L'anticipation fait un peu trembler ses mains, et elle les dissimule sous sa cape. Ce n'est rien. Tout va bien se passer. Il lui sourit. Son cœur fond.

— Je vois qu'Eika a bien daigné passé mon message, dit-il.

— A contrecœur, je t'assure. Il y a un problème ?

— Non, aucun problème.

Il avait simplement envie de la voir. C'est tout. De l'entendre rire. De l'embrasser. Il ouvre maladroitement ses bras, et le visage de la jeune femme s'illumine. Elle s'y précipite, se blottit contre lui. Respire son odeur. Elle ne veut plus jamais qu'ils aient à se cacher. Ce n'est pas bien. Ce n'est pas juste. Pour une simple naissance, quelque chose qu'ils n'ont pas choisit, pourquoi devraient-ils s'imposer toutes ces contraintes. Ne se voir que la nuit. Prendre rendez-vous. Elle veut qu'il puisse venir chez elle quand il en a envie, qu'elle puisse accourir à l'Académie sur un coup de tête. Ne pas attendre que les regards se détournent. Que les portes et les volets se ferment.

— Armi... j'ai pensé à quelque chose... commence-t-elle, hésitante.

— Ah. Est-ce que ça implique un moment très embarrassant pour moi ?

— Probablement, oui.

Il s'écarte d'elle. Plante ses yeux dans les siens. Il la connaît suffisamment pour comprendre qu'elle n'est pas d'humeur à plaisanter. Qu'il y a quelque chose de plus. Quelque chose qui la tracasse, qu'elle n'ose pas lui dire. Tout d'un coup, il a peur. Il sait que, incessamment sous peu, Raene devra renoncer à lui, et annoncer son mariage avec un de ces idiots qui n'existent qu'à travers leur fortune. Un bon à rien, qui estime que tout lui est acquis alors qu'il n'a aucune notion de ce qu'est réellement l'effort, le travail. Et lorsqu'elle décidera de s'unir à l'un de ces imbéciles, tout sera fini. Une boule se forme dans sa gorge. Elle lui a dit qu'elle avait déjà choisi. Qu'elle savait. Il est certain de c'est de ça, dont elle veut lui parler. De leur fin.

— Je te l'ai déjà dit mais... Je sais qui je veux épouser, continue-t-elle comme si elle avait lu dans ses pensées.

Il serre les mâchoires. Il voudrait partir, maintenant. Pour ne pas avoir à entendre. S'il fuit, ça ne sera pas vrai. Si elle ne peut jamais lui dire, ça ne se passera pas. Il lui suffit de rester à l'Académie, enfermé. Il n'aurait jamais dû lui donner rendez-vous.

— C'est toi.

— Hein ?

Son monde s'écroule. Toutes ses certitudes, toutes ses pensées explosent à l'entente de ces trois mots. Trois mots qui remettent tout en question. Sa vie. Leur vie. Le monstre se réveille, dans le creux de son ventre. Remue. Guette. Prêt à bondir. Hux réalise. Son rêve se transforme en cauchemar. Parce qu'il ne peut pas. Oh, il le veut, bien entendu, mais il ne peut pas. Il est condamné à être seul, toute sa vie. Il le sait. Elle finira par se lasser, par partir. Un jour. Dans quelques années, peut-être, mais un jour. Il le sait. Ils partent tous, au bout d'un moment. Parce qu'il est un poison. Il est vicié, au plus profond de son âme. Faible, sans intérêt. Alors, elle trouvera mieux. Il sera devenu la chaîne dont elle voudra se libérer. Il deviendra tout ce qu'elle déteste, ce qu'elle renie. Et elle partira, avec quelqu'un qui sera différent. Meilleur. Meilleur que lui. Il y en a des milliers, sur Arkanis. Il le sait. Son père le lui a suffisamment répété.

— Non.

Il secoue la tête. Ce n'est pas possible. Il ne peut pas. Raene laisse échapper un petit gémissement, se mord la lèvre. Elle recule d'un pas. N'y croit pas. Il vient de la poignarder dans le dos. Elle qui était prête à tout lui donner, tout, il vient de piétiner ses rêves et ses espérances. De cracher dessus. De la renier. Et il prend cet air désolé qu'elle déteste. A cet instant, elle ne sait même plus si elle l'aime ou le hais. Elle ne veut plus le voir. Plus jamais. Il lui a trop souvent brisé le cœur. Il fait un pas en avant, un geste vers elle, mais elle recule. Non. Plus jamais.

— Je... Ce n'est pas ce que tu penses... bafouille Hux. Je ne peux pas... Je... Je ne suis pas bien pour toi... Tu... Tu ne comprends pas...

C'en est trop. Trop pour elle. La gifle cingle la joue de Hux avant qu'il n'ait le temps de réagir. Et une autre. Il ne bouge pas. Se laisse faire. Parce qu'elle a raison. A cet instant, il se déteste probablement autant qu'elle. Alors il la laisse le frapper. C'est tout ce qu'il mérite. Encore. Et encore. Et encore. Les larmes jaillissant de ses yeux, elle hurle de rage et de détresse alors que ses poings heurtent le torse du jeune homme. Et elle l'exècre encore plus de ne se défendre. Elle voudrait qu'il la secoue. Qu'il la ramène à la réalité. Qu'il l'embrasse, et lui avoue que ce n'était qu'une plaisanterie. Que bien sûr, il veut l'épouser. Mettre fin à ce cauchemar de cachotteries et de mensonges. Elle voudrait lui faire comprendre ce qu'elle voit, quand elle le regarde. Que c'est justement cette solitude dans laquelle il s'enferme, le poison.

— Je suis désolé, Raene... Mais je ne peux pas... murmure-t-il.

Elle le frappe. Une dernière fois. Elle n'a plus de force. Son corps est en coton. Elle n'y arrive plus. Elle ne peut plus, elle non plus. Elle voudrait s'arrêter de pleurer. Ne plus jamais lui montrer ses faiblesses. Il ne les mérite pas. Il ne les a jamais méritées, de toute façon. Parce qu'il les ignore. Il s'en fiche, complètement. Il n'est obnubilé que par sa misérable existence, les tortures qu'il s'inflige lui-même. Il se conforte dans son isolement pour ne pas affronter la vérité en face. Il préfère se voir comme un monstre plutôt que d'affronter la réalité de la vie. Faire mine de se priver de tout, pour ne manquer de rien. Il n'aime pas. Il est incapable d'aimer quelque chose d'autre que le monstre qui est au fond de lui et qu'il ne prend même plus la peine de contrôler. Il refuse les mains tendues, parce qu'alors il sera obligé de se voir réellement. Tel qu'il est. Avec des faiblesses.

— Je te déteste, Armitage Hux. Tu ne vois rien, n'est-ce pas ? Tu ne vois pas ce que tu es en train de faire ? T'arracher à tout ce qui compte pour toi ? A tout ce qui peut te sauver ? J'étais prête à renoncer à tout, pour toi. Tout. Et... Et c'est toi qui renonce à moi. C'est fini.

Et sur ces mots, elle tourne les talons.