Grâce à son light jet, Neris avait pu rejoindre la tour malgré la destruction de l'ascenseur menant au sommet. Heureusement, l'utilisatrice n'était pas trop loin de l'immense bâtiment au moment de l'explosion, elle avait donc pu se rendre compte assez rapidement que l'ascenseur n'était plus en état de marche, ce qui lui avait économisé le temps de rechercher un autre moyen d'accès. Mais il avait tout de même fallu trouver un lieu suffisamment surélevé pour permettre l'activation d'un jet sans risquer de s'écraser au sol.
Tout en raccrochant à son armure le bâtonnet capable de se transformer en jet, Neris examina tout l'étage d'un coup d'œil. Il n'y avait plus que Castor et Gem, près du bar, et un peu partout, des verres brisés, renversés. Une fois sa rapide inspection terminée, Neris commença à avancer vers Castor et Gem, bras légèrement écartés alors qu'elle cherchait une plaisanterie comme entrée en matière :
« Je savais bien qu'augmenter le prix des consommations finirait par mener à un massa… »
Mais le sourire joueur né sur les lèvres de Neris s'effaça, tout comme la fin de sa boutade. Neris avait aperçu quelque chose d'étrange : Castor tenait entre ses mains un disque, qui n'était visiblement pas le sien, ni celui de Gem, et l'air réjoui qu'il arborait ne collait pas vraiment avec les circonstances. Une explosion, une salle entièrement vidée de ses clients, des débris un peu partout, pas de quoi se réjouir pour un gérant de boîte. Il y avait quelque chose de pas net. Vraiment. Alors, Neris abandonna son approche légère et atteignit le comptoir en laissant son visage reprendre ses teintes inquiètes.
« Que… qu'est-ce que c'est que ce merdi… qu'est-ce qui s'est passé ici ? s'enquit alors Neris.
— Ça va te plaire », lui assura Castor avec un grand sourire.
L'utilisatrice aux courts cheveux roux haussa doucement les sourcils en inclinant légèrement la tête, curieuse de savoir.
« Kevin Flynn est venu, pour récupérer son fils, poursuivit alors Castor. Mais il semblerait que les Gardes Noirs les aient repérés, ils ont débarqué ici et… oh, c'était un grand moment, exaltant ! Et je ne t'ai pas dit le meilleur…
— Quoi ? le pressa Neris, la bouche entrouverte de surprise.
— Flynn a perdu ça en partant… »
Et là, Castor exhiba le disque qu'il tenait, grand sourire aux lèvres. Neris ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois de suite, incrédule, puis elle trouva enfin les mots :
« Que… comment c'est possible ?
— Un Garde le lui a pris, mais j'ai réussi à le récupérer !
— Mais et… pourquoi est-ce que tu ne le lui as pas rendu ? tenta alors Neris après avoir regardé alternativement à gauche et à droite avec une moue hésitante.
— J'y ai vu une opportunité. Et toi alors ? J'imagine que si tu n'étais pas avec eux c'est parce que tu n'as pas trouvé d'informations ?
— Non non je… enfin, quel genre d'opportunité as-tu vu exactement ? demanda la rousse en quittant son interlocuteur du regard pour poser les yeux sur sa main droite, dont l'index dessinait sur le comptoir un cercle autour d'un débris de verre.
— Une opportunité de carrière, pardi !
— Mais… par « opportunité de carrière », tu n'entends pas « acheter l'indulgence de cette petite salope de Clu en lui donnant le disque », n'est-ce pas ? »
Neris replanta son regard vert jade dans celui de Castor, et, même si elle ne pensait pas cela possible avant ce moment précis, elle eut l'impression que la situation empirait encore.
« Je vais négocier, bien entendu », assura Castor comme s'il s'agissait de paroles rassurantes.
Lentement, Neris pivota pour faire face complètement au comptoir, et en se mordant la lèvre, elle posa à plat ses mains sur la surface blanche et lisse du bar, commençant à pianoter nerveusement dessus, en silence.
« Mais… tu y réfléchis encore, ou bien c'est… un projet assez fixé ? » demanda Neris d'une voix hésitante.
Toujours en train de pianoter sur le comptoir, tentant de faire changer son interlocuteur d'avis, la rousse avait l'impression d'être la cliente d'une banque, en train d'essayer de négocier le taux d'un crédit.
Seul un léger rire répondit à Neris, et cette dernière n'eut pas le temps d'insister davantage, car un bruit sourd se rapprochait de la haute tour. Un regard permit au petit groupe de repérer plusieurs vaisseaux parcourus de circuits orange ou jaunes. Aussitôt, Neris cessa de bouger les doigts, et elle eut un mouvement de recul sans toutefois lâcher le comptoir : mieux valait qu'elle ne soit plus là lorsque Clu et ses sbires allaient débarquer. Cependant, Gem, pourtant restée silencieuse depuis l'entrée de Neris, fit un pas dans sa direction et prit la parole :
« Ne t'inquiète pas, Clu vient pour le disque, pas pour toi, et si tu attends la fin de la transaction on pourra te donner un disque falsifié, Castor t'en a fait préparer un. »
Neris n'était pas convaincue, mais le temps de cette courte tirade, toute une ribambelle de programmes en armures noires et orange s'avançait dans le club End of Line, groupe lugubre mené par un clone illuminé de jaune.
Bouche tordue en une grimace anxieuse, Neris pivota lentement, seule une main encore posée sur le comptoir, main qui glissa doucement sur l'étendue brillante lorsque l'utilisatrice recula lentement de plusieurs pas pour s'éloigner un peu de Castor et de Gem. Clu se stoppa finalement à environ deux mètres du comptoir, imité par ses accompagnateurs, et Neris prit discrètement une inspiration lorsque le clone de Kevin Flynn orienta le regard vers elle. Pas vraiment à l'aise, la jeune femme resta silencieuse jusqu'à ce que Clu prenne enfin la parole :
« Qu'est-ce que tu fais là ?
— Moi ? Eh bien je fais ce que tu m'as dit, je cherche Flynn, et comme il semblerait qu'il soit venu ici, je viens récupérer des informations, répondit Neris dans un haussement d'épaules.
— Je vois. Donc, tu n'essayais pas de reprendre son disque pour le lui rendre ?
— Mais non, j'ai entendu une explosion, alors je suis venue voir, et voilà, se défendit l'utilisatrice.
— Me voilà rassuré dans ce cas. Parce que tu vois, après m'être aperçu que ton traceur était en fait sur une programme qui ne te ressemble pas du tout, j'ai commencé à me poser des questions.
— Un traceur ? s'étonna faussement Neris en retirant sa main du comptoir pour pouvoir appuyer légèrement son coude sur le bar et paraître plus détendue qu'elle ne l'était réellement.
— Oui, un traceur. Celui que Rinzler a mis à la place de ton disque. »
Neris pinça les lèvres et haussa les sourcils tout en avançant faiblement la tête et en laissant son regard se balader de gauche à droite, comme si elle cherchait dans sa mémoire. En réalité, elle observait la grande pièce et comptait les options qui s'offraient à elle pour s'enfuir. Résultat : sortir d'ici était réalisable, en un seul morceau beaucoup moins.
« Désolée, je vois pas. »
Clu émit ce son produit par un unique rire superposé à un soufflement, et il fit un signe aux gardes qui attendaient sagement près des murs ou encore derrière lui.
« Récupérez l'arme, le cycle lumineux et le jet, lâcha-t-il.
— Quoi ? s'inquiéta Neris en repoussant le comptoir. Mais je… »
Mais trois Gardes Noirs s'approchaient déjà rapidement d'elle, et Neris eut seulement le temps de s'écarter d'un pas avant que deux d'entre eux ne saisissent ses épaules avant de la plaquer au sol brutalement. Le souffle coupé durant une seconde, l'utilisatrice se débattit, mais les deux premiers Gardes la maintenaient fermement au sol, et le troisième n'eut que peu de mal à la désarmer. Lorsque ce fut fait, les Gardes la relâchèrent, et Neris se releva précipitamment en s'aidant d'une main pour repousser le sol. Les Gardes s'éloignèrent, mais ils ne reprirent pas leurs places initiales, prêts à intervenir en cas de besoin. Contrariée, Neris leur lança un regard aussi noir que leurs visières, et Clu se concentra enfin sur la raison de sa venue au club End of Line.
« Flynn et son fils ont disparu, lança-t-il en direction de Castor.
— Je présume, Votre Excellence, qu'ils ont péri dans l'élévateur, répondit l'intéressé qui avait réussi à rester silencieux jusqu'à présent.
— Tu présumes », répéta Clu, peu convaincu.
Il pivota alors vers sa droite, ou Rinzler se tenait, légèrement en retrait.
« Retrouve-les, ordonna alors Clu. Et emmène-la, ajouta-t-il en désignant Neris d'un signe de main. Elle doit rester sous surveillance, autrement c'est Flynn qu'elle aidera, et pas nous. »
Rinzler acquiesça, et Neris ouvrit la bouche pour protester, mais Clu prit les devant :
« Tu préfères peut-être une exécution immédiate ? C'est l'un ou l'autre, je ne te laisse pas d'autre choix, je ne te fais pas confiance. Du tout. Surtout que je te soupçonne d'avoir fait disparaître le programme qui est responsable de…
— C'est bon, ça ira », rétorqua Neris avant que Clu ne parle plus longuement de Jeriso.
Et elle jeta un dernier regard à la fois inquiet et suppliant à Castor et à Gem avant de prendre la direction de la sortie, vers laquelle Rinzler marchait déjà depuis la fin de l'ordre de Clu, n'ayant visiblement pas douté des capacités de son maître à convaincre l'utilisatrice.
Neris arborait une mine morose, mais elle avait un petit espoir : si elle avait posé sa main au sol pour se relever, ce n'était pas pour s'aider, mais pour ramasser ce qu'il restait d'un pied de verre brisé. Dissimulé dans le creux de sa main droite, il attendait, il attendait ses ordres, et elle, elle attendait une occasion de l'utiliser.
Néanmoins, une fois à proximité des vaisseaux laissés en stationnement au sommet de l'immense tour, Rinzler se retourna vers Neris, main droite tendue vers elle. S'arrêtant à son tour, l'utilisatrice aux courts cheveux ondulés fronça les sourcils pour marquer son incompréhension, et une très longue seconde s'écoula, avant que Rinzler ne saisisse brusquement le poignet droit de Neris et qu'il le torde d'un geste brusque. Prise de court, notre malchanceuse ne put que grimacer de douleur, et la seconde suivante, elle était face contre terre, avec une fois de plus l'impression de n'avoir rien compris à ce qui venait de lui arriver. Le Garde Noir comprima un peu plus le poignet de Neris, jusqu'à ce qu'elle lâche son arme de fortune, ce qui ne prit pas plus d'une seconde supplémentaire, puis Rinzler se redressa après avoir récupéré le morceau de verre pour le jeter dans ce qu'il restait de la cage d'ascenseur. Lasse, Neris se releva en poussant un soupir contrarié : en trois secondes, elle était passée de « dans la merde mais avec une petite chance de s'en sortir » à « encore un coup comme ça et je jette l'éponge ». Ces deux états semblaient étrangement bien résumer sa vie en ce moment, et c'était désespérant. Sérieux Neris, arrête d'essayer des trucs, tu te rends pas compte qu'à chaque fois tu te mets un peu plus dans la merde, t'es conne, t'es chiante, j'en peux plus de ta poisse. C'est ce que Neris se disait à chaque fois, pourtant, elle recommençait, encore et toujours.
